Criton – 1957-09-21 – Succès et Loyauté

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-21 – La Vie Internationale.

 

Succès et Loyauté

 

Le triomphe du chancelier Adenauer a rejoint, sinon dépassé, les prévisions les plus optimistes. Reconnaissons qu’il le méritait. Ce n’était pas une raison suffisante pour qu’il l’obtint. Les peuples libres sont souvent ingrats. On dira que les Allemands n’ont pas le sens de la démocratie, qu’ils aiment une main ferme et un guide autoritaire. Sans doute, car la psychologie des peuples n’évolue pas rapidement. Il est significatif cependant que le succès du Chancelier a été appuyé par cinq millions de jeunes électeurs venus pour la première fois aux urnes ; d’ordinaire, la jeunesse veut un changement et s’oppose aux aînés. C’est qu’elle a senti, ici, qu’elle ne pouvait rien espérer de meilleur que ce qui a été fait. Et cela avec raison.

 

L’Allemagne d’Adenauer

Les résultats : En politique extérieure, la fidélité à l’Alliance occidentale, le cheminement lent vers l’Europe unie, la patience pour la réunification, l’hostilité et la méfiance à l’égard du soviétisme. Mais surtout en politique intérieure et plus particulièrement économique et social, l’Allemagne d’Adenauer a fourni la preuve que le progrès social était compatible avec une monnaie stable, et le plein emploi possible sans inflation.

En effet, il n’y a pratiquement plus de chômage dans la République Fédérale ; les réfugiés ont été reclassés et occupés ; le niveau de vie est sensiblement égal à celui des autres pays d’Europe occidentale, supérieur même à celui de certains. La sécurité sociale a rejoint le niveau de l’Angleterre et ne tardera pas à le dépasser. Le budget est en suréquilibre ; la monnaie totalement gagée et convertible ; la balance commerciale largement créditrice, les droits de douane abaissés au minimum. Et cela, dans un climat de libre concurrence, sans planification systématique. L’économie de marché joue pleinement son jeu. La prospérité touche un sommet que l’Allemagne n’a jamais atteint dans le passé. Les adversaires du Chancelier ont essayé d’ergoter, de discuter les résultats obtenus, ou de les attribuer à des causes fortuites et exceptionnelles. Il y en a bien, en effet, quelques-unes, mais le résultat est là, incontestable, dans sa réalité quotidienne. On ne peut que se réjouir si l’Allemagne qui a fait tant de mal à l’Europe et précipité son déclin, la protège aujourd’hui de la catastrophe finale. Disons sans ambages que s’il n’y avait aujourd’hui que l’Angleterre et la France pour résister à la poussée de l’Orient, les chances de salut seraient bien faibles.

 

L’Évolution de la Politique Italienne

Depuis quelque temps, c’est la politique italienne qui attire l’attention des observateurs. Nous avons attendu pour en parler que cette évolution soit suffisamment explicite.

On se souvient de deux faits signalés en leur temps. Le voyage du Sultan du Maroc à Rome où on a vaguement parlé d’une alliance ou d’un pacte méditerranéen et où il est question d’associer, France, Italie, Espagne aux nouveaux Etats de l’autre rive, Maroc, Tunisie et naturellement toute l’Afrique du Nord occidentale, Lybie comprise. On avait vu dans ce ballon d’essai une pointe dirigée contre la domination française en Algérie. A ce moment, l’Espagne entrait dans ce projet de pacte méditerranéen. Depuis, il y a eu entre Franco et le Sultan du Maroc des difficultés. Les ambitions marocaines sur l’enclave d’Ifni, sur les présides de Ceuta et Melilla, sur le Sahara espagnol, ont indisposé Madrid qui a jugé bon de consulter la France. Notre sous-ministre des Affaires étrangères, Maurice Faure, s’est entretenu à Biarritz avec son collègue espagnol. L’Italie, par contre, éliminée d’Afrique par la volonté des Anglo-Américains, n’a pas perdu le souvenir des ambitions mussoliniennes et du Mare Nostrum. Evidemment, les temps sont changés, mais ce que la France peut perdre est susceptible d’ouvrir la voie à d’autres influences. Les Italiens ont toujours eu le sens inné de la « combinazione ». Et la fidélité à l’Alliance Atlantique, l’amitié avec le voisin n’empêchent pas de songer à profiter des circonstances.

 

L’Italie et les Pétroles Iraniens

L’autre fait remonte à la même époque : on sait que le bouillant directeur de l’Administration italienne des pétroles, Enrico Mattei, a cherché pour son pays des sources nouvelles de carburants. Il en a trouvé en Sicile qui va produire l’an prochain 2 millions de tonnes de pétrole, presque le double de Parentis, mais cela est peu pour les besoins futurs de l’Italie. Il a négocié avec Nasser et obtenu en Égypte des concessions qui vont lui rapporter 500.000 tonnes, ce qui explique entre parenthèses l’attitude assez molle, sinon ambigüe, de l’Italie dans l’affaire de Suez en novembre. Mais le grand coup fut porté par Mattei quand il réussit à conclure avec la Perse un accord pour la recherche et l’exploitation des pétroles sur la côte Nord-Orientale du Golfe Persique. Cet accord fit grand bruit car il était conclu entre un organisme d’Etat italien, l’A.G.I.P. et l’organisme d’Etat correspondant de la Perse, et surtout parce que les bénéfices de l’exploitation devaient être partagés à raison de 75% à la Perse et 25% seulement à l’Italie. Or jusqu’ici, les grandes Compagnies anglaises et américaines s’en étaient fermement tenues au partage à égalité qu’on appelle le Fifty-Fifty. Ce précédent allait être une menace pour les grandes sociétés. Les Américains firent l’impossible pour faire échouer l’arrangement, mais sans succès.

Le voyage du président Gronchi à Téhéran ces derniers jours est venu couronner l’édifice de Mattei. On a échangé de bonnes paroles, cherchant à rassurer tout le monde. Mais l’affaire suit son chemin. Le ministre d’Irak à son tour cherche à entamer des négociations pour obtenir les mêmes avantages que la Perse, et les roitelets arabes ne manqueront pas de suivre. Le président Eisenhower a bien dit que les intérêts des Etats-Unis ne se confondaient pas avec ceux des compagnies pétrolières américaines, mais presque en même temps, le département d’Etat faisait savoir que le Gouvernement américain et les organismes bancaires qui en dépendent plus ou moins, ne feraient plus ni dons ni prêts aux organismes d’Etat, mais exclusivement aux entreprises privées pour l’exploitation des richesses naturelles. Cela vise les pays sous-développés, mais aussi bien les autres. En même temps, Mrs Luce, ex-ambassadrice à Rome, est venue faire en Italie un voyage d’agrément sur lequel on n’insiste pas. Mattei a beaucoup d’ennemis en Italie, particulièrement les grandes sociétés italiennes qu’il a évincées de l’exploitation du gaz naturel et du pétrole. Le Président Gronchi aussi qui, élu des gauches, tend à sortir de ses fonctions présidentielles pour jouer un rôle politique.

 

Le Rôle de l’Italie en Proche-Orient

Mais derrière le pétrole se profile quelque chose de plus sérieux. Il ressort des déclarations du ministre des Affaires étrangères Pella que l’Italie entend jouer un rôle actif en Moyen-Orient. Ses amitiés traditionnelles la désignent pour offrir ses bons offices dans la querelle qui oppose les deux blocs dans cette région. Et puis, ajoutons-nous, ces pays où les richesses abondent, fourniront peut-être l’occasion de concessions profitables. Tout cela reste vague, l’on verra à l’occasion des prochains débats de l’O.N.U. et particulièrement quand viendra la question algérienne, ce que sera la position italienne. Cependant, les Anglais sont assez irrités, et les Américains qui ont sauvé l’Italie de l’effondrement se demandent s’ils ne sont pas joués.

Ces intrigues et bien d’autres que nous n’avons pas la place de conter, provoquent en Italie même un certain malaise. Les esprits réfléchis ne voient pas sans inquiétude renaître des ambitions qui ont conduit leurs pays jusqu’à l’abîme de 1944. L’Italie a certes recouvré une bonne part de sa puissance ; sa monnaie est stable, son industrie en grand progrès ; mais les problèmes à résoudre pour lesquels l’appui extérieur sera encore nécessaire sont immenses et difficiles ; l’équilibre politique et social est incertain ; les progrès de l’étatisme, dont les résultats chez les voisins ne sont pas précisément encourageants, peuvent en outre préparer les conditions favorables à une nouvelle dictature. Les divisions internes des partis, surtout au sein de la Démocratie chrétienne, l’influence du communisme et de son allié socialiste pèsent sur l’esprit d’entreprise. Il ne faudrait pas que la convalescence de l’Italie, qui n’est pas achevée, soit remise en cause par des visées politiques aventureuses dont les avantages apparents pourraient coûter cher. Comme l’Allemagne, l’Italie ne peut espérer endormir les cruels souvenirs de l’avant-guerre et de la guerre, que par une démonstration constante et sans équivoque de sa loyauté à l’égard de ceux qui après 1945, ont fait preuve à son égard, d’une grande indulgence. Disons pour être équitable qu’il s’est trouvé déjà, en Italie, des voix pour le rappeler à MM. Gronchi et Pella.

 

                                                                                                       CRITON