Criton – 1957-09-28 – La Démocratie et l’Inflation

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-28 – La Vie Internationale.

 

La Démocratie et l’Inflation

 

Les problèmes économiques et financiers prennent le pas sur les débats purement politiques. L’élévation brutale du taux de l’escompte en Angleterre de 5 à 7% a mis en évidence une fois de plus la situation précaire de la Livre. Aux Etats-Unis, la chute des marchés a pris d’amples proportions et tous les autres en subissent le contrecoup.

 

Une Crise Entretenue

Ce qui différencie cette crise des précédentes, c’est qu’elle est, pour une large part, artificielle. Loin d’être combattue par les Pouvoirs publics, elle est appuyée par leur action. L’expansion économique se poursuit depuis plusieurs années à un rythme dangereux. La prospérité, comme la dépression, a ses risques. Ici, c’est l’inflation et particulièrement l’inflation des salaires qui menace l’équilibre économique de rupture. Or, en dépit des apparences, il est plus facile de prendre des mesures pour combattre une récession que pour freiner un « boom ». Car ce genre d’opération est nécessairement impopulaire. En pratiquant une politique d’argent cher, en restreignant les crédits, les pouvoirs mécontentent tout le monde. Cependant, en présence d’une augmentation constante des prix, de revendications croissantes de la part des salariés, les autorités américaines n’ont pas hésité à donner un coup de frein. L’inconvénient de ces mesures, c’est que les réductions imposées en conséquence au commerce international risquent d’aggraver le déficit en dollars des pays européens et provoquer chez eux une crise véritable.

Aux mesures restrictives imposées à l’intérieur, aux Etats-Unis, devrait correspondre une politique plus libérale dans les échanges extérieurs : abaissement des droits de douane, élargissement des crédits et des dons aux pays européens en difficulté. Il n’en est malheureusement rien. Le réflexe protectionniste joue à plein, dès que les affaires se ralentissent.

 

La Défense de la Livre

Le Gouvernement conservateur anglais s’est engagé à défendre la Livre à tout prix. Ce n’est pas la première fois que l’on entend de telles résolutions. En fait, elles ont toujours été contrariées par les faits. Des opérations coûteuses, comme celle d’aujourd’hui, ont plutôt précipité les événements. Les monnaies surévaluées ne remontent pas la pente et tôt ou tard, un rajustement s’impose. Si les Anglais ne cèdent pas à l’inévitable, c’est d’abord parce que c’est leur manière habituelle d’opérer, mais aussi parce qu’ils considèrent qu’il faut d’abord briser la spirale inflationniste avant de chercher un équilibre raisonnable.

 

L’entreprise est courageuse et, au fond louable. Ajuster une monnaie pour être obligé de recommencer quelque temps après, comme ce fut le cas en France, est un procédé de facilité contre lequel il finit par ne plus y avoir de remède. L’inflation chronique chez nous est devenue une habitude mentale, une sorte de stupéfiant dont on ne peut plus se passer. Le patient risque d’en mourir lorsque la monnaie s’est tellement avilie, qu’elle ne peut plus jouer son rôle, ce qui s’est passé autrefois en Allemagne. Avec u8ne monnaie à caractère universel comme la Livre, le laisser faire est impossible. Et comme d’autre part, le Gouvernement anglais n’a pu, par persuasion obtenir des syndicats qu’ils renoncent au moins temporairement à pousser leurs revendications, il a délibérément couru le risque d’une récession, c’est-à-dire du chômage. Et nous avons l’impression que l’on ne fera rien aux Etats-Unis pour éviter à l’Angleterre cette éventualité. Le danger du suremploi est trop manifeste chez elle. Il crée une situation telle que les salariés, forts de leur position, exercent une pression irrésistible sur l’Etat et les entreprises. Cette pression ne met pas seulement en danger la monnaie mais l’équilibre des forces dans une démocratie. Il est intéressant de noter qu’aux Etats-Unis et même aujourd’hui en Angleterre, une large fraction du public se rend compte de ce risque. Si l’opinion réagit en ce sens, la situation peut fort bien être sauvée, sinon la course des salaires et des prix se poursuivra sans répit avec toutes ses conséquences.

 

Déclaration d’Allen Dulles

Un personnage généralement muet, fait rare aux U.S.A., Allen Dulles, le frère du Secrétaire d’Etat et directeur du service américain de renseignements a pris la parole à un congrès pour donner son opinion sur la situation intérieure en Russie. Ses déclarations rejoignent exactement les hypothèses émises ici. La position de Krouchtchev est mal assurée et ses nombreux ennemis le guettent. Ils s’emploient à faire échouer ses entreprises trop hardies et la toute puissante bureaucratie défend ses privilèges. La direction collective a cessé de jouer et l’armée attend l’heure de profiter des conflits internes du Parti, ce qui expliquerait le raidissement de la politique extérieure soviétique et le retour à une guerre froide plus accentuée encore qu’au temps de Staline alors que Krouchtchev accusait ses adversaires de faire obstacle à la coexistence pacifique. Ce serait une sorte d’écran pour masquer des faiblesses intérieures. Allen Dulles ajoute que le discrédit de l’idéologie communiste est total chez les jeunes.

 

La Nouvelle Classe de M. Djilas

On commence à s’intéresser au livre de Milovan Djilas, ancien dirigeant communiste yougoslave, aujourd’hui en prison, « La nouvelle Classe » dont une traduction anglaise a paru. L’analyse qu’il fait dans son jargon marxiste de la décadence idéologique du communisme, est pleine d’intérêt : La dictature du prolétariat n’est pas autre chose que la réuion entre les mains d’une seule classe sociale, celle des politiciens bureaucrates, de tous les pouvoirs économiques et idéologiques par surcroît. Elle est véritablement la classe possédante. Elle en a tous les privilèges et tous les avantages. Elle exploite la masse à son profit parce qu’aucun pouvoir ne lui fait contrepoids.

Retenons surtout cette phrase :

« Les dirigeants communistes disposent de la propriété collective comme si elle leur appartenait, mais en même temps, ils la gaspillent comme si elle était celle d’autrui ». Ajoutons pour notre part que ce triste privilège n0est pas le seul fait du communisme. Dès qu’un organisme public jouit d’un monopole, il se conduit exactement de la même façon. Il n’y a qu’à regarder chez nous.

Au contraire, la prospérité d’une nation dépend du contrôle que les pouvoirs antagonistes exercent les uns sur les autres. Ils tempèrent les abus. La concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul groupe irresponsable et anonyme est la pire des tyrannies. C’est ainsi que Djilas définit le communisme. Nous reparlerons de cet ouvrage important après une étude approfondie.

 

La Démocratie au Ghana

Pour en revenir à l’actualité, signalons les soucis qu’apporte déjà aux Anglais le nouvel Etat libre de Ghana. On sait que sous ce nom, l’ancienne colonie de la Côte de l’Or a pris sa place dans le Commonwealth comme pays indépendant. Le nouveau premier ministre Nkrumah a contre lui les chefs de l’ancienne organisation tribale qui n’entend pas disparaître et la nouvelle couche, bien mince, de jeunes intellectuels bourgeois qui voient en lui un dictateur démagogue. Il a commencé en effet à exiler ses adversaires politiques. Il a créé des brigades de travail pour occuper à des besognes utiles ceux de ses sujets qui risquent de lui procurer des ennuis. Enfin, il a fait mettre en accusation l’envoyé spécial du « Daily Telegraph » qui s’était permis quelques critiques et interdit sous peine d’emprisonnement l’accès du territoire à son défenseur le célèbre avocat Christopher Shawcross. On voit que les débuts de la démocratie au Ghana, sur laquelle els Anglaise se faisaient des illusions, prend une allure plutôt inquiétante. De bons esprits se demandent même si tout comme au Libéria, le rétablissement de l’esclavage n’est plus qu’une question de temps. Espérons que cela fera réfléchir, en Afrique les partisans de la liberté au pas de course.

 

                                                                                  CRITON