Criton – 1957-10-05 – Désarroi

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Le Courrier d’Aix – 1957-10-05 – La Vie Internationale.

 

Désarroi

 

La crise française a produit dans le monde une certaine émotion alors que les précédentes étaient considérées comme un épisode rituel de notre vie politique. On a parlé de crise de régime. Il s’agit plutôt de désarroi d’hommes qui avaient l’habitude, en juristes habiles, de résoudre tous les problèmes par un texte de loi adroitement balancé selon les principes consacrés de chaque parti. Ils s’aperçoivent aujourd’hui de ce que ce genre de formule a de dérisoire en face de l’évolution rapide et déconcertante du monde actuel.

 

L’Affaire de Little Rock

Le désarroi n’est d’ailleurs pas particulier à la France. Le conflit aux Etats-Unis, à Little Rock, entre noirs et blancs, local et minuscule en soi, soulève les mêmes redoutables questions qui se posent à nous et dont la complexité ne se résout pas par la simple application des grands principes.

 

De l’Autre Côté du Rideau de Fer

Désarroi aussi de l’autre côté du rideau de fer que nous voyons se révéler sous deux aspects :

D’abord le rapprochement de Tito et de l’U.R.S.S. après les visites de Gomulka et de Joukov à Belgrade, rapprochement qui n’a rien de sentimental, on le pense bien : Mais les deux dictatures, celle d’U.R.S.S. et de Yougoslavie, se sentent menacées par les mêmes forces profondes des peuples qui s’éveillent. Les Russes ont fini par persuader Tito qu’en jouant de leurs divergences respectives à coup de discours et de propagande comme celle des conseils ouvriers, ils pourraient être également détrônés par les aspirations populaires et qu’ils avaient intérêt à s’entendre au moins en paroles. Voilà pour l’aspect politique.

 

L’Abolition du Plan Quinquennal

L’aspect économique maintenant : C’est la renonciation de l’U.R.S.S. au plan quinquennal que doit remplacer un plan de sept ans à partir de 1959. C’est la première fois qu’un plan quinquennal est abandonné. Il n’y aura même pas de plan du tout tant que le nouveau n’aura pas été mis en marche dans deux ans. Les explications données sont naturellement fallacieuses. En fait, le plan précédent n’avait pu être appliqué, et le rythme d’accroissement de la production s’était abaissé officiellement à 7%, le plus bas reconnu jusqu’ici. Mais la rupture du plan vient en réalité de la réforme de l’administration. Les circuits ont été désorganisés entre les usines et les ministères. Il s’agit à présent de mettre en place les pouvoirs de gestion des Sovnarkhozes ce qui demandera, en étant optimiste, au moins les deux ans prévus par le nouveau plan, à moins de nouveaux bouleversements d’ici-là, si l’obstruction des exclus et les rivalités locales s’exaspèrent.

 

L’Angleterre à la Croisée des Chemins

Nous avons dit souvent ici que les plus gros risques pour l’avenir du Monde libre venaient de Londres. Le désarroi de l’Angleterre s’est accentué au point qu’aujourd’hui, l’avenir même du pays est en cause. Les Conservateurs font des efforts désespérés pour gagner du temps et retarder les élections qui leur seraient fatales. Ils se cramponnent au pouvoir malgré une succession d’échecs électoraux avec l’idée qu’ils auront redressé la situation dans les deux ans qui, légalement leur restent. C’est d’ailleurs la première fois qu’un gouvernement désavoué régulièrement dans des élections partielles se refuse au retour aux urnes : l’enjeu est en effet considérable. L’Angleterre aura à choisir entre la libre entreprise, le capitalisme populaire avec ce qu’il laisse d’initiative et de chance aux individus, ou le socialisme intégral vers lequel elle glisse depuis la guerre. C’est un chemin sans retour. Une fois nationalisés les moyens de production, le reste peu à peu s’insère dans une planification totale. Lorsque le pouvoir économique est aux mains de l’Etat ou du Parti qui le représente, on peut bien conserver la liberté de penser et de parler, mais elle est sans valeur pratique.

Les jeunes aristocrates ou écrivains d’avant-garde qui attaquent en ce moment la maison royale, la Chambre des Lords et toutes les traditions de la vieille Angleterre, ne se rendent pas compte que la liberté dont ils usent sans réserve n’aura plus aucun sens s’ils réussissaient dans leurs desseins de discréditer les institutions qui les protègent d’un égalitarisme qui est le contraire de l’égalité. Le public dans sa mase, et surtout la classe moyenne, est perplexe. On en trouve la preuve dans le retour de faveur dont jouit le Parti libéral, hier quasi-mort. On voudrait l’impossible : concilier la liberté à laquelle chacun tient, avec le socialisme dont on profite. On a tendance d’ailleurs à confondre – et ce n’est pas le seul cas du genre – socialisme et progrès social, comme si les deux termes étaient inséparables. Au fond, c’est le sort de la Livre et celui, dont elle dépend, de l’équilibre de la balance des comptes qui jettera l’Angleterre dans l’une ou l’autre voie.

 

A Washington

Comme pour d’autres problèmes, la clef demeure en dernier ressort à Washington. Malheureusement il manque aux Etats-Unis une autorité capable de dominer les vues étroites des politiciens. On vient de le voir. Le président Eisenhower n’a jamais eu les qualités d’un grand président, pas même celles de son prédécesseur Truman. Vieilli et fatigué, il ne peut plus, en outre, constitutionnellement briguer un troisième mandat. Sa succession de ce fait est déjà ouverte et un succès démocrate est tenu pour certain, tout comme en Angleterre un succès travailliste. Dans ces conditions, de grands desseins à longue portée sont voués à l’échec.

 

L’Actualité au Moyen-Orient

Nous avons négligé les affaires du Moyen-Orient que nous n’avons jamais ici prises au tragique. Derrière les grands mots et les discours incendiaires, un certain apaisement est manifeste. D’ailleurs ces roitelets et ces militaires dictateurs mentent un peu trop pour leur grade, c’est-à-dire pour leur importance réelle. Ils lassent amis et ennemis. Nasser dépité de s’être vu préféré la Syrie dans les faveurs de l’U.R.S.S. a esquissé un rapprochement avec Paris et Londres. On pouvait croire à une feinte pour ramener les Soviets au Caire. Mais, sous la pression de graves difficultés économiques et même alimentaires, le Colonel paraît décidé à une réconciliation avec les Franco-Anglais, espérant sans doute que les Etats-Unis suivront, trop heureux de reprendre pied sur les bords du Nil. La situation est encore confuse et il ne s’agit là que de la tactique du jour. En somme, la partie reste à peu près équilibrée entre les deux blocs au Proche-Orient. C’est tout ce que l’on peut souhaiter de mieux.

 

                                                                                            CRITON