Criton – 1957-10-12 – Signe dans le Ciel

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Le Courrier d’Aix – 1957-10-12 – La Vie Internationale.

 

Signe dans le Ciel

 

Le lancement, le 4 octobre 1957 par les Russes du premier satellite artificiel est un événement d’une portée politique considérable. Il marque la fin de la prépondérance américaine commencée le 6 août 1945 avec la bombe atomique sur Hiroshima et qui s’était peu à peu dégradée.

 

Le Satellite Artificiel Russe

En vérité, on savait depuis longtemps que les Soviets, comme les Etats-Unis, ne tarderaient pas à expérimenter un tel engin. Comme il advint toujours dans le passé, la technique scientifique suit un progrès parallèle parmi les grandes nations industrielles. L’U.R.S.S. a mis à la disposition de ses savants, aidés des spécialistes allemands capturés en 1945 et ultérieurement de transfuges du monde occidental, tous les moyens matériels susceptibles de les conduire à ce succès. Dans la période difficile que traverse l’économie russe, les Soviets avaient besoin de frapper un grand coup pour ressaisir leur prestige. La propagande en tirera le maximum d’effets, comme elle s’entend à le faire.

Le premier sera de dissiper le doute qui demeurait sur la portée véritable des affirmations soviétiques. Le lancement du satellite apporte la preuve, qui jusqu’ici manquait, qu’ils ont rejoint la technique occidentale en matière militaire et scientifique. Le second sera d’accroître encore la peur qu’inspire au monde la possession de tels engins par des hommes aussi dépourvus d’humanité et de scrupules que les maîtres présents du Kremlin.

Tertio, l’échec durement ressenti par les Etats-Unis, aura, dans ce pays, des conséquences politiques et aussi économiques, très étendues. Ce qui restait de confiance dans l’Administration Eisenhower a été fort ébranlé. Le peuple américain sent peser sur sa tête une menace que la prospérité lui avait fait un peu oublier. L’effet psychologique sur le mouvement des affaires, déjà en déclin depuis la mi-juillet, ne fera que s’accentuer. Le Monde libre tout entier en sentira les conséquences.

Il est difficile dans ce domaine de prévoir les réponses concrètes. Une dépression est probable. Un sursaut d’activité n’est pas impossible. Comme toujours, aux effets défavorables s’opposeront des réactions salutaires. Un resserrement de la solidarité atlantique peut s’imposer. Tout dépend de la confiance que les peuples libres ont en eux-mêmes, et surtout en ceux qui les dirigent. Elle est présentement assez faible, tant aux Etats-Unis qu’en Angleterre et en France.

 

L’Homme et la Science

Ce qu’il est intéressant de noter à l’occasion du lancement du satellite artificiel russe, c’est la réaction de l’opinion publique à l’égard du progrès scientifique et technique. A l’enthousiasme qui marquait au XIX° siècle et au début du XX° toute réalisation nouvelle, a succédé une certaine lassitude et beaucoup d’anxiété. On sent que cette marche en avant est irréversible et que rien ne peut même la freiner. Conquête de l’univers ou course au suicide, on ne sait trop. On se sent comblé de biens dangereux dont beaucoup sont loin d’être indispensables. A quoi peut bien servir pour le salut des hommes et la solution des énigmes qui l’oppressent, la conquête des espaces interplanétaires ? On souhaiterait en appeler à des valeurs morales qui malheureusement se révèlent impuissantes. L’abîme entre la sagesse et le savoir-faire se creuse.

 

Les Émeutes de Varsovie

On sent très bien cependant, que les peuples ont conscience de ce drame. Les étudiants de Varsovie qui viennent de crier au péril de leur vie leur soif de liberté, la ténacité du peuple hongrois malgré ses déceptions et la répression qui l’écrase, des manifestations plus obscures en Tchécoslovaquie, en Bulgarie, et jusqu’en Chine, l’acte d’accusation de Djilas en Yougoslavie, bien des signes épars dans le monde montrent l’aspiration des peuples à se faire entendre en faveur de la coopération internationale et de la paix, leur extraordinaire résistance à la propagande et à l’endoctrination et cela aussi bien chez les intellectuels que dans les masses. C’est là que réside le seul espoir d’échapper à l’engrenage fatal qui a conduit à 1914 et à 1939. Un événement comme celui qui nous préoccupe aujourd’hui n’est pas de matière à renforcer cette espérance.

 

Krouchtchev et l’Aventure

On peut craindre, en effet, qu’un homme comme Krouchtchev, aussi dynamique et qui a le goût du risque ne s’inspire avec plus de méthode des moyens employés par Hitler pour subjuguer un à un ses voisins les plus faibles. Staline se contentait de tâter le terrain : Blocus de Berlin, Guerre de Corée. Il arrêtait les frais quand le risque devenait sérieux. De plus, il n’avait pas les moyens matériels dont Krouchtchev dispose. Qu’arriverait-il s’il posait une sorte d’ultimatum en Moyen-Orient ou en Europe occidentale, à Ankara ou à Vienne par exemple ? Reviendrions-nous alors à 1938 ? Ce sont de telles questions que l’on agite, en silence, de peur de les exprimer.

Depuis la rupture de la Conférence de Londres sur le désarmement, les événements ont fait beaucoup de chemin. « Tournant » intitulions-nous alors un de nos articles. Il était plus marqué encore que nous ne le pensions.

 

L’Orgueil National en U.R.S.S.

Un autre point : l’orgueil national si puissant chez les Russes a reçu du fait du satellite artificiel une impulsion nouvelle. La propagande intérieure a fait de l’événement une gloire nationale et un triomphe pour le régime. Comme si les grandes réalisations techniques, à commencer par les Pyramides d’Egypte jusqu’au V2 d’Hitler, n’étaient pas précisément le fait des pires tyrannies. Mais un patriotisme simpliste ne connaît pas ce genre de réflexions. Le peuple russe s’est laissé persuader qu’il était menacé par l’encerclement capitaliste. Il ne peut que s’exalter quand on lui montre les moyens de le briser.

 

Le Congrès de Brighton

En regard de l’événement du 4 octobre, les autres problèmes du jour paraissent mineurs : la crise française a repris son cours rituel. Le gouvernement britannique a momentanément écarté la menace sur la Livre. On ne peut cependant négliger de parler du Congrès de Brighton où les Travaillistes ont discuté de leur programme dans l’éventualité, qu’ils croient proche, de leur retour au pouvoir. On a été frappé de leur modération et particulièrement de celle de M. Bevan, ministre des Affaires étrangères en puissance, qui revient de Moscou où il s’est entretenu avec Krouchtchev. Les Travaillistes sont conscients des difficultés qui les attendent et voudraient obtenir la confiance des classes moyennes. En attendant, ils ont réussi à surmonter les divisions qui la leur avaient fait perdre aux précédentes élections. L’aile gauche dominée par M. Bevan paraît réconciliée avec l’aile droite dirigée par Gaitskell. Et la personnalité dominante des Trade-Unions, M. Cousins, s’est efforcé de ne rien dire qui puisse opposer le monde du travail au personnel politique. Il est difficile de faire la part de la sincérité et de la tactique. Tous sentent que sans union apparente, rien n’est possible. Reste à savoir s’ils chercheront ensemble à précipiter la crise et à provoquer des élections anticipées ou s’ils auront la sagesse d’attendre une succession moins périlleuse. On inclinerait plutôt dans ce dernier sens.

 

                                                                                            CRITON