Criton – 1958-01-11 – Le Véritable “Déterrent”

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Le Courrier d’Aix – 1958-01-11 – La Vie Internationale.

 

Le Véritable « Déterrent »

 

Le désarroi provoqué par l’apparition des Spoutniks, y compris la fausse nouvelle de l’homme projeté dans l’espace par les Russes, loin de s’apaiser, s’accentue ; dépression aux Etats-Unis ; confusion dans l’opinion, au Sénat, tout comme au Département d’Etat. Démission du général Gavin responsable des essais avortés, polémique rétrospective entre M. Wilson, ex-Secrétaire à la défense, et l’Administration, voilà pour les Etats-Unis.

 

Fausses Manœuvres Britanniques

MacMillan, en Angleterre, qui avait cru pouvoir ressaisir l’égalité avec les Américains et dominer l’O.T.A.N. avec eux, s’est trouvé désavoué aussi bien par son opinion publique que par l’opposition travailliste ; détrompé par les Américains qui ne veulent pas d’allié privilégié ; malmené par les Européens dont la mauvaise humeur et la méfiance à l’égard de la politique britannique se sont accusés à Paris. M. MacMillan a couronné cette série de fausses manœuvres par une proposition de pacte de non-agression entre l’O.T.A.N. et Moscou qui a été aussi mal accueilli en U.R.S.S. que dans les capitales occidentales. Par ailleurs, le Chancelier Adenauer entretient avec l’ambassadeur Smirnov des conversations mystérieuses dont l’objet n’est pas clair. Quant à Paris, on est trop anxieux d’obtenir des crédits américains pour se permettre d’émettre un avis.

 

La France, Puissance Atomique

Le Gouvernement français a cependant une arrière-pensée qui explique, autant que la naissance du Marché Commun, l’irritation des Anglais. La France voudrait obtenir l’autorisation de devenir une puissance nucléaire. Les Américains hésitent à l’accorder. D’un côté ils craignent de perdre le contrôle de la politique européenne, mais de l’autre ils voient là un moyen de pression sur l’U.R.S.S. qui a intérêt à empêcher que la puissance nucléaire ne s’étende à de nouveaux pays, en particulier à la France et à l’Allemagne. Cet arrière-plan des tractations internationales complique encore la situation.

 

Le Véritable Facteur de Paix

De grandes émotions, comme celle qui est née de l’apparition des Spoutniks, ne sont pas de nature à éclaircir l’entendement des hommes. Toutes les autorités privées et publiques y sont allées de leur commentaire ; aucun ne nous a beaucoup éclairé. Il nous semble, en particulier, qu’un ordre de considérations, à nos yeux capital, a échappé aux observateurs. Le véritable « déterrent » à la guerre, comme disent les Anglo-Saxons, ne se trouve pas dans les armes nucléaires. On peut même penser qu’une supériorité militaire temporaire est une tentation à en user, comme cela fut toujours le cas dans le passé.

 

Hypothèses

Mettons les choses au pire : Supposons que l’U.R.S.S. détruise la puissance américaine par surprise ou simplement par une série de coups de force locaux en Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud-est, ruine l’économie du Monde libre et l’accule à une faillite générale dans un délai relativement court, un an ou deux par exemple.

La misère s’abattrait sur les trois-quarts du globe ; les pays les plus industrialisés connaîtraient un chômage généralisé et une disette alimentaire. Les pays sous-développés ne pouvant plus vendre les produits qui les font vivre retourneraient au chaos et à la vie primitive. Une guerre ne serait pas pour cela nécessaire. Il suffirait que le commerce international et l’ordre social qui le supporte soit paralysé. Pour substituer à l’ordre ancien un ordre nouveau, il faudrait de nombreuses années, peut-être une génération avant de reconstruire des sociétés qui ont mis deux siècles en moyenne à édifier cette organisation fragile, complexe et efficiente qu’est le capitalisme moderne.

Que pourraient faire les nouveaux maîtres du monde, les Soviétiques, qui verraient tomber sur leurs épaules une quarantaine de nations en pleine anarchie économique et sociale ? Eux qui, après treize ans d’occupation, n’ont pas réussi à abolir les cartes d’alimentation dans un pays essentiellement agricole comme l’Allemagne orientale. Non seulement leurs ressources seraient insignifiantes par rapport aux besoins, mais ils seraient incapables d’absorber une quantité, même modeste, du potentiel de production tant des pays industrialisés, que des zones de matières premières. Devant le chômage et la famine, on devine aisément comment les peuples accueilleraient le communisme ; la révolte hongroise serait peu de chose en comparaison. Ajoutons pour compléter le tableau que les Russes n’ont pas de monnaie au sens moderne du mot, pas de mécanisme de crédit adaptable aux besoins du monde ; leur système est rudimentaire et ne fonctionne que dans un pays en autarcie et qui n’a à satisfaire que des besoins élémentaires.

 

L’Exemple de l’Occupation Allemande

Pour mieux nous faire comprendre, rappelons l’exemple de l’occupation allemande, présente à nos mémoires. Pendant quatre ans, cette occupation n’a pas touché à l’ordre social, ni au système d’échange. Il n’y a pas eu davantage de chômage, les travaux militaires ayant suppléé aux civils. Et cependant, nous avons été réduits à une extrême pénurie et privés de l’indispensable. Que serait-ce si tout à l’intérieur comme à l’extérieur, était bouleversé !

 

Les Plans Soviétiques

Les Russes sont gens prudents. Nous avons de bonnes raisons de croire que ces considérations ne leur échappent pas. Ils poursuivent une politique méthodique, implacable ; ils visent à la suprématie mondiale et ils sont persuadés d’y parvenir un jour. Mais nous les croyons sincères quand ils parlent de rattraper d’abord les pays capitalistes avant de les détruire. Pour réussir, il leur faut beaucoup de temps et de la patience. Affaiblir l’adversaire par petites étapes, obliger les gouvernements à intervenir de plus en plus dans l’économie et à miner eux-mêmes la libre entreprise, leur enlever une par une leurs sources d’approvisionnement, les enliser dans des crises économiques successives de façon que lorsque l’heure du coup de grâce sera venue, se soit établi dans les pays autrefois capitalistes un ordre déjà assez collectivisé pour s’harmoniser sans trop de heurts avec la dictature qu’ils entendent imposer. Précipiter les choses, soit par la guerre, soit par subversion accélérée serait s’exposer eux-mêmes à être ensevelis sous des ruines économiques et sociales qui pourraient écraser le système communiste, au profit d’on ne sait trop quelle autre forme de régime qui pourrait alors surgir du chaos.

Nous n’entendons pas, par là, minimiser l’importance de l’apparition des Spoutniks. Ils ont marqué le début de changements profonds dans l’ordre international dont la gravité se fera progressivement sentir. Mais l’espèce de panique et de désarroi qu’ils ont suscités, les anticipations catastrophiques, ne sont pas fondées en raison L’événement pose de nouveaux problèmes plus difficiles à résoudre que ceux que posait l’ordre ancien plein de plus d’inconnues et de périls, voilà tout.

Il ne semble pas malheureusement qu’on ait beaucoup pensé à tout cela. Le Monde libre donne plus que jamais, le spectacle de la désunion et de l’irrésolution. Il est assez misérable de voir à la dernière réunion des Ministres de l’Europe des Six, ces grands personnages incapables de s’entendre pour se donner simplement une capitale. Faut-il croire que le Marché Commun n’est qu’une occasion de créer des emplois pour quelque dix mille nouveaux prébendiers qui n’ont pu être casés dans les nombreux organismes déjà créés. Si le Marché Commun ne devient pas une réalité, on peut être tranquille : Il existera sur le papier.

 

                                                                                  CRITON

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P.-S. _ Dans un récent article, nous avions parlé de la durée du travail dans les pays satellites. Il est exact que, en Tchécoslovaquie, en Hongrie et même en Pologne, en 1955-56, avant la révolte de Poznań, la semaine de 50 et même 52 heures a été imposée dans les mines et l’industrie lourde et aussi le travail du dimanche non rétribué quand les normes de production n’étaient pas atteintes, ce qui était à peu près constant. Il est exact également que M. Krouchtchev a promis récemment la journée de 7 heures dans certaines industries, sans préciser d’ailleurs lesquelles. En Russie même, le travail se faisant généralement aux pièces, la durée du travail est très irrégulière.

 

Criton – 1957-12-28 – Pause

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Le Courrier d’Aix – 1957-12-28 – La Vie Internationale.

 

Pause

 

La trêve de Noël s’étend aux affaires internationales. Le meilleur vœu qu’on puisse formuler pour 195 est qu’elle se prolonge. Le temps est propice aux réflexions : on discute des résultats de la Conférence du N.A.T.O. à Paris. Les uns y voient un succès, d’autres un échec. Elle a été en tout cas fort utile, car elle a permis à chacun des partenaires et surtout à l’opinion des divers pays de s’interroger sur leurs espérances et sur leurs craintes. Ces réactions très partagées permettent de faire – provisoirement – le point sur les répercussions profondes des succès russes et des échecs américains depuis le 4 octobre.

 

Le Sens du Neutralisme Européen

Le sentiment dominant pour les Gouvernants européens comme pour les peuples, c’est que les Etats-Unis sont venus à Paris, non plus en protecteurs, mais en demandeurs. Ils ont besoin des européens pour survivre au moins autant, sinon plus que ceux-ci n’ont besoin d’eux. L’égalité à tout le moins rétablie et chaque pays peut choisir sa voie selon ses intérêts. C’est ce qui explique que l’on ait pu parler d’un courant de neutralisme chez les Continentaux et même en Angleterre. Les Américains auraient été surpris de cet état d’esprit. Il était cependant normal que les peuples, ne se sentant plus sûrs d’être protégés, cherchent à se soustraire au danger en le laissant passer au-dessus de leurs têtes. Mais on s’est vite aperçu, surtout après le discours Gromiko-Krouchtchev que c’était là une illusion. Le Monde libre demeure et demeurera solidaire à moins de passer dans le camp des « démocraties » orientales. De récents sondages d’opinion ont montré que cette alternative était nettement perçue par la conscience populaire. Les événements de Hongrie ont profondément impressionné les esprits. Le spectre du régime Kadar demeure présent. Il sert d’antidote aux tendances neutralistes. On espère, et sans doute avec raison, que l’équilibre des forces, provisoirement rompu en faveur des Soviets, se rétablira peu à peu et que la supériorité des Russes, en certains domaines, n’est pas telle qu’elle les pousse à en profiter, au risque d’une guerre nucléaire.

 

L’Opinion hors d’Europe

Si l’on ne regarde pas l’Europe seule, mais l’ensemble du monde, à l’O.N.U. par exemple, on peut même constater que les Spoutniks n’ont pas joué en faveur des Soviets. L’Amérique latine, en particulier, se montre plus solidaire des Etats-Unis qu’auparavant, comme en témoigne la proposition du Pérou de s’associer au N.A.T.O. ; de même au Brésil et au Mexique. Ces pays savent à quel point leur économie dépend de la prospérité des U.S.A. Une seule bombe atomique sur New-York et même sur Londres, plongerait la plus grande partie du monde, en dehors du bloc communiste, dans une profonde misère. Car ce sont les centres vitaux des échanges internationaux dont la plupart des pays vivent. Même dans les nouveaux Etats d’Afrique et d’Asie, les chefs comprennent que leur pouvoir ne survivrait pas à une guerre. La Russie n’a pas besoin d’eux. Elle vit en autarcie et n’a rien à leur offrir.

On ne parle pas beaucoup de la nouvelle Conférence de Bandoeng qui va se tenir au Caire. IL y a beaucoup d’absents. Ceux qui y participent ou bien n’ont rien à perdre ou sont enivrés de fanatisme. Les autres, même ceux qui viendront par solidarité raciale, ont compris ce que signifierait pour eux la « Pax sovietica ».

 

Au Moyen-Orient

Le Moyen-Orient reste le point le plus sombre. Les risques d’une explosion sont évidents. Il n’est pas certain qu’elle se produise. Les Russes, en effet, n’ont pas intérêt à la destruction d’Israël. Leur pouvoir en Moyen-Orient est en effet lié à l’antagonisme violent entre Arabes et Juifs. La question réglée, pour ne rien dire des répercussions que l’événement aurait dans le monde, il ne resterait plus aux Soviets de passions à soutenir. Les pays arabes eux-mêmes, leur vengeance assouvie, perdraient un moyen sûr d’enflammer leurs sujets et de les distraire de leur misère : Israël est aujourd’hui pour les uns et les autres, une nécessité. C’est la meilleure chance de sa survie.

Il faut toutefois s’attendre, en cours d’année, à de sérieuses émotions dans cette partie du monde. Déjà, la situation politique en Israël n’est plus aussi stable. Ben Gourion est menacé à gauche. Les communistes ne sont pas absents d’Israël et certains partis espèrent retourner la Russie en leur faveur, ce qui paraît bien naïf.

 

La Situation en Angleterre

En Angleterre, la position des Conservateurs ne s’est pas renforcée, mais chose curieuse, ce n’est pas au profit des Travaillistes. Le déclin des « Tories » a poussé beaucoup d’Anglais à souhaiter la résurrection du Parti libéral. Celui-ci a, dans des élections partielles, gagné un nombre important de voix. En cas d’élections générales, ce tripartisme aurait pour effet de donner aux Travaillistes la plupart des sièges avec une minorité de suffrages, le scrutin étant majoritaire à un tour.

Mais ce qui est plus intéressant, c’est l’évolution au sein des Syndicats. Certains comme celui de l’électricité, sont dominés par les communistes. Malgré un très faible pourcentage d’adhérents, ils ont réussi, grâce à leur organisation à s’installer aux postes clefs et les en déloger paraît difficile à cause de l’apathie de la masse. Les communistes ont, de plus, l’avantage de pousser à la revendication sans souci de l’intérêt public. Ils n’ont pas réussi cependant à déclencher les vastes mouvements qu’on prévoyait imminents. Un certain civisme a paru renaître.

Les Travaillistes qui se voient bientôt au pouvoir, ne se soucient pas de le prendre au moment d’une crise financière qu’ils ne pourraient conjurer et les leaders syndicalistes hostiles aux communistes se préparent à un vigoureux effort pour les éliminer. Là encore, l’alerte des Spoutniks paraît avoir suscité un réflexe de défense. D’ailleurs, malgré les assauts dont il est l’objet, le Gouvernement conservateur a un peu restauré la confiance dans la Livre, bien précaire depuis un an. Les résultats ne sont pas encore assurés, surtout si la dépression aux Etats-Unis s’accentue.

 

La Crise Financière Française

Les Anglais, comme d’autres, ont été impressionnés par la crise financière française et les ravages d’une inflation dont nous sommes la plus fâcheuse illustration. On s’étonne que devant un péril aussi évident qui met un grand pays comme le nôtre à la mendicité d’une aide extérieure, la surenchère des syndicats se poursuive sans trêve et que les plus acharnés dans cette entreprise, ne soient pas les communistes.

 

Les Pouvoirs Compensateurs

Qu’on nous permette sur cette question d’ordre intérieur, une remarque : certains qui ne sont pas communistes, veulent détruire le capitalisme espérant le remplacer par une forme de relations économiques et humaines, plus justes et qui laisserait aux citoyens plus de liberté. Or, ils ne voient pas qu’en détruisant ce qui reste de capitalisme en France, ils supprimeraient en même temps un des pouvoirs antagonistes qu’on appelle compensateurs, grâce auxquels la liberté économique, inséparable de toutes les autres, peut survivre. Lorsque le capitalisme dominait la société, comme au temps de Marx, il ne laissait aux travailleurs, comme le disait Gompers aux Etats-Unis, que la liberté de mourir de faim. De même, dans les pays totalitaires communistes, le pouvoir aux mains d’un seul groupe ne laisse aux travailleurs que le droit d’obéir : le travail aux pièces, la semaine de 50 heures et le travail du dimanche au profit de ceux qui sont l’État. La diversité des structures économiques est la sauvegarde de la liberté. En en détruisant une, quelle qu’elle soit, on prépare le régime Kadar, rien d’autre.

 

         

 

 

                                                                                  CRITON

 

 

 

Criton – 1957-12-21 – L’O.T.A.N. à Paris

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Le Courrier d’Aix – 1957-12-21 – La Vie Internationale.

 

L’O.T.A.N. à Paris

 

Somme toute, la grande manifestation de l’O.T.A.N. à Paris a donné ce qu’on en pouvait attendre. La situation est trop sérieuse pour que l’on insiste sur des divergences que rien ne peut dissiper du jour au lendemain. Le besoin d’affirmer une unité si compromise depuis un an était manifeste. La rencontre, sans être décisive, a été profitable.

 

Les Résultats de la Conférence de l’O.T.A.N.

Dégageons les résultats : pour satisfaire les opinions publiques, on a décidé de reprendre avec les Soviets les pourparlers sur le désarmement et de retenir pour examen la proposition polonaise d’une zone « désatomisée » au centre de l’Europe comprenant les deux Allemagne, la Pologne et la Tchécoslovaquie. On veut mettre, si possible, à l’épreuve les intentions soviétiques sans grand espoir, mais par acquit de conscience. L’avis du chancelier Adenauer a été prépondérant à cet égard.

En second lieu, on a pratiquement ajourné les décisions d’ordre militaire qui ne sont pas urgentes puisque les engins balistiques à moyenne portée ne seront prêts que dans un an. Enfin, on s’est occupé de resserrer les liens économiques entre les partenaires – en théorie du moins, – car le défi lancé par les Russes dans ce domaine a été reconnu aussi sérieux que le défi militaire. Ce sentiment était très net à Paris.

 

La Récession Économique

En effet, les signes d’une récession dont nous avions décelé les symptômes dès la fin de l’été avant le lancement des Spoutniks ont été se multipliant. La baisse s’est progressivement accélérée. Les économistes, si optimistes en juillet, broient du noir. Les autorités n’ont pas encore réagi. Aucune des mesures prévues dans l’arsenal des moyens pour combattre la dépression n’a été appliquée, sauf une légère réduction du taux d’escompte. On est en effet en présence d’un phénomène qui déconcerte une fois de plus les théoriciens. Les affaires se ralentissent, mais les demandes de crédit auraient plutôt tendance à augmenter, de sorte que l’on n’ose pas combattre la dépression quand les causes d’inflation persistent.

Le public américain est par nature nerveux et émotif, l’humiliation subie devant les succès russes et les échecs de leur technique qu’ils croyaient sans rivale, a pénétré son subconscient et son comportement économique est imprévisible. Les statistiques et les calculs ne sont d’aucun usage. La psychologie humaine reprend ses droits qu’on s’était obstiné à méconnaître.

 

Les Conférences de M. Kennan

Les conférences de M. Kennan que nous avons évoquées, ont eu un retentissement considérable et des effets certains sur les discussions de l’O.T.A.N. Dans la dernière, il a mis en effet l’accent sur deux points.

D’abord que les préoccupations militaires ne devaient pas être mises au premier plan. La course aux armements doit être, coûte que coûte, arrêtée sinon on va à la guerre nucléaire et tout, a-t-il dit, vaut mieux que cela, entendons – même la paix soviétique. – Il faut entamer des négociations avec les Russes, sans publicité, par les voies diplomatiques normales. Secundo, le défi auquel nous devons faire face est davantage d’ordre économique que militaire et c’est là-dessus que doit porter l’effort. Kennan approuve l’unification de l’Europe, mais compte plutôt sur la solidarité des pays de langue anglaise, Etats-Unis, Canada, Grande-Bretagne, ce qui doit faire plaisir aux Anglais.

Sans être trop optimiste, sans nier qu’il faille en tout état de cause donner à la défense Atlantique le maximum d’efficacité, Kennan croit que l’on peut trouver avec les Soviets un modus vivendi.

 

Les Lettres de Boulganine

Dans l’état présent nous ne le pensons pas. Les innombrables lettres de Boulganine qui précisément réclament une négociation urgente ne nous disent rien de bon. Que les Russes espèrent en tirer un effet de propagande et désunir les Alliés, cela va de soi. Mais cet avantage est limité et ils n’ont pas pour l’instant besoin de succès de propagande. Les « Spoutniks » et l’échec du « Vanguard » suffisent. Nous croyons plutôt – et les précédents ne manquent pas – que ces avances spectaculaires ont pour objet de cacher la préparation d’un mauvais coup. Lequel ?

 

Le Destin d’Israël

Le nouveau voyage de Monsieur H. en Moyen-Orient où il va passer les fêtes, la nomination de Sir Trevelyan, ancien ambassadeur anglais au Caire comme adjoint du Secrétaire à l’O.N.U., la visite précipitée de Nouri el Saïd à Washington, nous le disent : c’est Israël qui est visé.

Il y a longtemps d’ailleurs que nous en avons parlé ici. Les Russes veulent rendre effective la décision de 1947 prise par les Nations-Unies obligeant Israël à respecter les frontières qui depuis furent bouleversées par la guerre de 1948. Les Arabes défaits durent céder aux Israéliens des territoires qui sont aujourd’hui indispensables pour faire vivre une population accrue. Le retour aux frontières de 1947 équivaudrait pour Israël à un suicide.

Si les Occidentaux prenaient position contre la résolution de 1947 tous les pays arabes seraient déchainés contre eux. S’ils la soutenaient, Israël serait réduit à merci et sa disparition comme Etat, une affaire de temps. Aussi les Arabes pro-occidentaux et la Turquie, pour prévenir la manœuvre préparée par les Russes en accord avec la Syrie et l’Egypte, cherchent à ouvrir une négociation où l’on pourrait par un compromis satisfaire les exigences arabes sans porter à Israël un coup mortel. Une telle négociation malheureusement paraît difficile et les Syro-égyptiens n’en veulent pas entendre parler, Israël pas davantage.

L’affaire heureusement est éventée depuis des mois et l’effet de surprise ne jouera pas. Mais les Occidentaux sont embarrassés et divisés. Les Anglais sacrifieraient volontiers Israël, les Etats-Unis ne peuvent pas.

 

L’Or de Fort Knox

Sur le second point de M. Kennan, la solidarité économique des pays libres, nous sommes pleinement d’accord, la question est primordiale, mais le proclamer ne suffit pas. Il faut mettre les choses noir sur blanc, proposer des mesures concrètes à effet rapide. Le Marché Commun demandera quinze ans ; le bloc anglo-saxon ne se soudera qu’en cas de guerre. Alors quoi ? Voici ce que nous offririons à M. Kennan ou plutôt à M. Eisenhower, qui aurait là une fameuse occasion de rétablir son prestige : les Américains ont enterré sous bonne garde au Fort Knox 22 milliards de dollars en or. Cet or ne sert pratiquement de rien. Il serait englouti que la valeur du dollar ne diminuerait pas d’un cent. Or, si les Américains mettaient 20% ou 25% de cet or à la disposition de l’Angleterre, de la France et de quelques autres alliés en difficulté, il n’en coûterait rien au contribuable des Etats-Unis. Un simple jeu d’écriture suffirait à redonner confiance dans les monnaies ébranlées, et les rendraient instantanément convertibles (bien entendu sous certaines conditions d’assainissement préalable indispensables en tout état de cause). D’un seul coup, le commerce international serait galvanisé et la crise sinon conjurée, du moins fort atténuée.  Mieux encore,  un relèvement du prix de l’or qui s’impose depuis longtemps permettrait de rétablir la couverture du dollar à son niveau antérieur. Il est probable d’ailleurs que bien peu des ligots offerts quitteraient Fort Knox matériellement, l’effet psychologique suffirait et le seul risque que courraient les Etats-Unis serait de les voir revenir par le jeu même de leur balance commerciale.

C’est trop simple pour être possible, dira-t-on. Hélas, les Etats-Unis perdraient un grand moyen de pression sur leurs partenaires aux abois et le Congrès ne consentirait pas. Cependant, il y a des générosités qui payent, et ce sont souvent celles qui ne coûtent rien.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-12-14 – L’Engrenage

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Le Courrier d’Aix – 1957-12-14 – La Vie Internationale.

 

L’Engrenage

 

L’Occident joue de malheur. Après la maladie d’Eisenhower, l’échec retentissant de la fusée Vanguard, les événements d’Indonésie. Il faudrait revenir au printemps et à l’automne 1918 pour retrouver un tel retournement de la situation internationale en si peu de temps. Comme toujours, ce sont les alliances de ceux qui se sentent menacés qui tendent à se désintégrer. L’imminente conférence de l’O.T.A.N. au sommet réussira-t-elle à resserrer les liens détendus ? On n’en attend pas de décisions spectaculaires. La présence d’Eisenhower n’aura pas l’effet bienfaisant qu’elle aurait eu en d’autres temps. On peut cependant espérer éviter le pire, si l’on trouve dans l’ordre militaire et politique une ligne d’intérêt commun. Mais cette communauté existe-t-elle encore ?

 

L’Effort de Conciliation Américain

Du côté américain, le désir de conciliation est évident. On l’a vu à l’O.N.U. où Cabot Lodge a évité de justesse le vote d’une résolution défavorable à la France sur l’Algérie. A Paris, l’ambassadeur Houghton a prodigué les amabilités. Cependant dans sa réponse, M. Gaillard a fait allusion aux tendances neutralistes qui pourraient se faire jour en Europe. Les Allemands de Bonn pris entre l’opposition socialiste qui veut un « modus vivendi » avec l’U.R.S.S. et le Chancelier qui tient à l’Alliance Atlantique sans encourir les foudres de Moscou en cas de réarmement total, n’ont pas la décision facile. De plus, l’accord anglo-américain relatif à l’installation de rampes de fusées à moyenne et longue portée sur le territoire britannique a ravivé sur le continent la crainte d’un directoire anglo-saxon sur l’O.T.A.N.

 

La Prudence Russe

Les Russes de leur côté jouent avec prudence la neutralisation future du continent européen. On a remarqué qu’ils ont cessé d’insister sur l’indépendance algérienne, sauf à l’O.N.U. où le discours d’usage a été assez bref. Des négociations commerciales franco-russes évoluent favorablement vers un plus vaste échange. Les pourparlers russo-allemands sur la représentation consulaire et le retour de quelques allemands retenus en U.R.S.S. paraissent évoluer vers un accord. Bourguiba n’a pas reçu d’offre d’armes de l’autre côté du rideau de fer.

La présence des Soviets à la Conférence de Paris sera invisible, mais réelle. Elle chuchotera aux délégués européens : « Si vous ne consentez pas à installer sur votre sol des rampes de fusées et des engins nucléaires, vous éviterez la destruction en cas de conflit. A quoi bon au surplus le faire, puisque, en tout état de cause, vous ne pourriez nous résister ? Et si ce conflit n’a pas lieu, pourquoi vous charger d’un fardeau d’armements inutiles dont tous les frais ne seront jamais soldés par les Etats-Unis ».

Dans l’état présent des forces, l’argument a son poids ; c’est aussi celui de M. Kennan.

 

L’Indépendance Impossible

Malheureusement, ou heureusement, la décision des Continentaux ne leur appartient pas. Pour la France en particulier, on oublie ou l’on feint d’ignorer que la présence des forces américaines, les travaux qu’ils exécutent et les commissions qu’ils nous confient représentent quelques 600 millions de dollars par an. Comment s’en passer quand les caisses sont vides, sans risquer une paralysie complète de notre industrie ?

Dans une telle situation, les discours sont inutiles, sinon dangereux. Il n’y a pas d’indépendance possible. Reste d’ailleurs à savoir si un changement de politique serait profitable. Les autres partenaires du continent européen ne nous suivraient pas. Nous serions seuls, nous le sommes assez déjà. Force est d’opter pour le sort commun. C’est ce qui inévitablement découlera des réunions du 15 décembre. Il y a par ailleurs, dans les affaires du monde comme dans les affaires privées, des engrenages dont ni les peuples ni les individus ne peuvent sortir, même s’ils voient, en théorie, les moyens de faire autrement.

 

La V° Conférence de M. Kennan

C’est ce que nous répondrions à M. Kennan dont la Cinquième Conférence contient des vues intéressantes. I dit entre autre chose qu’à l’égard des pays du Moyen-Orient : « le meilleur moyen de vivre avec eux, c’est de leur apprendre que nous pouvons vivre sans eux », et de rappeler que la crise de Suez de l’an passé a montré que l’Occident pouvait, en s’imposant quelques restrictions, se passer du pétrole arabe et du Canal. Certes, mais conçoit-on que la situation aurait pu se prolonger indéfiniment, que les Américains se verraient rationner l’essence pour permettre aux Européens de tenir. De même, à l’égard des pays sous-développés d’Asie et d’Afrique, Kennan pense qu’il ne faut pas leur donner l’impression que l’aide que leur fournit les Etats-Unis est un dû et que c’est par faiblesse et crainte du chantage soviétique que cette aide leur est consentie ; qu’il serait bon de voir ce que l’U.R.S.S. pourrait faire à la place des Américains si tous les pays en quête de crédits se tournaient exclusivement vers elle.

Théoriquement cela est parfait, mais en réalité ne sera pas et ne peut être. Les Américains, et Nixon ne l’a pas caché, seront obligés d’augmenter constamment cette aide, de déverser de plus en plus de capitaux à fonds perdu ou non, vers ces pays, parce qu’ils ont commencé de le faire et ne peuvent, même momentanément, les abandonner au désordre et à l’anarchie. Ils seraient amenés au bout de quelques temps, à doubler leur mise sans pouvoir réparer tous les dégâts : l’engrenage est en marche. Il faut poursuivre.

Les Etats-Unis ont choisi la politique de la présence universelle – peut-être à tort – militairement, politiquement, économiquement. Un retour en arrière est impossible. Nous sommes de plus en plus convaincus que tout changement d’orientation préconisé par ceux qui sont dans l’opposition et ne risquent rien, est une pure vue de l’esprit. Le temps n’est plus où un homme pouvait choisir une politique et en changer à volonté.

 

Les Événements d’Indonésie

Les événements d’Indonésie illustreraient, s’il en était besoin, ces remarques. Malgré les risques certains d’effondrement économique, les gens de Jakarta expulsent les Hollandais. Les Hollandais ont fait appel à l’O.T.A.N. Ils iront sans doute devant l’O.N.U. en pure perte. Les Américains pourraient, d’un geste, priver l’Indonésie des dollars qu’ils n’ont cessé de lui fournir depuis qu’ils l’ont si intelligemment aidée à se débarrasser des Hollandais. Les Anglais aussi et tous les pays libres pourraient exercer d’un commun accord une sorte de blocus économique dont les Soviets seraient bien en peine de tirer les Javanais.

Il n’en sera rien. L’Indonésie ne recevra pas un dollar de moins de Washington. Parions M. Kennan. Parions même si vous voulez qu’ils en recevront davantage en fin de compte. L’affaire est pourtant grave et ne concerne pas les seuls Hollandais. Cette liquidation brutale, contraire aux lois internationales et au droit des gens, servira de précédent. Et les Anglo-saxons ne tarderont pas à s’apercevoir qu’ils en seront à leur tour les victimes, mais ils ne peuvent pas s’opposer. Il y a trop d’intérêts économiques : le coprah, le pétrole, le caoutchouc. L’engrenage… Il y a plus, puisqu’il faut tout dire : les Américains voient dans cette expulsion des Hollandais d’Indonésie l’occasion d’y réinstaller les Japonais qui en firent la conquête en 1941-42.  Le Japon, privé de matières premières, étouffe dans ses îles et l’entretien de son économie est pour les Etats-Unis un fardeau assez lourd. De plus, le Japon, redevenu une grande puissance peut seul en Asie s’opposer par sa présence à l’infiltration communiste. C’est pourquoi, M. Foster Dulles a fait sur les malheurs des Hollandais à Java une déclaration ambigüe, un peu cynique même.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-12-07 – Les Calculs d’Albion

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Le Courrier d’Aix – 1957-12-07 – La Vie Internationale.

 

Les Calculs d’Albion

 

Le déséquilibre des rapports de force entre l’Est et l’Ouest consécutif au lancement des Spoutniks devait inévitablement amener une révision fondamentale de l’Alliance occidentale. Cette évolution est en cours. Elle s’annonce, comme prévu, obscure, laborieuse et complexe. Nous nous efforcerons de la suivre, convaincu d’ailleurs que cette étude comportera des contradictions et des erreurs. Nous sommes en terrain mouvant où il faut s’aventurer sans illusions.

 

Fin de l’Entente Cordiale

On parle ouvertement à Paris de la fin de l’Entente Cordiale et Londres n’a pas fait grand effort pour dissiper le malaise. On se contente de dire qu’étant, selon le mot de MacMillan, embarqués sur le même bateau, nous sommes obligés de conserver une certaine unité, même si le cœur n’y est plus. Les Anglais ont cependant laissé percer leurs intentions et nous commençons à comprendre les motifs de leur geste en faveur de Bourguiba.

 

L’Égalité Anglo-Saxonne Rétablie

Il faut répéter : les Britanniques ont trouvé dans le lancement des Spoutniks une occasion inespérée de renforcer leurs positions en face des Etats-Unis. Ceux-ci comme eux, sont maintenant exposés au danger d’être directement atteints par les fusées intercontinentales. L’Angleterre et les Etats-Unis sont aussi des « puissances nucléaires » ; l’inégalité qui existait disparaît avec la prépondérance mondiale que les Américains détenaient jusqu’ici. Nous n’irons pas jusqu’à dire que les Anglais se sont réjouis de cette défaite. Ils ont seulement vu le parti qu’ils pouvaient en tirer pour reconstituer ce qu’on appelle ici un directoire anglo-américain sur l’O.T.A.N. Le principal obstacle est manifestement la France. Surtout si comme le bruit en court, celle-ci se propose, grâce à ses ressources en uranium, de devenir une quatrième puissance nucléaire. De plus, les ressources importantes que représentent les pétroles du Sahara donnent à la France, et peut-être à l’Europe des Six, non pas l’indépendance économique, mais un avantage sur l’Angleterre qui ne peut compter que sur les pétroles du Moyen-Orient aujourd’hui menacés. Il est absurde de dire que l’Angleterre convoite le pétrole saharien, mais elle ne s’affligerait pas si des difficultés politiques en Afrique du Nord nous empêchaient de l’exploiter.

 

La 4ème Conférence de Kennan

Il y a autre chose. Nous étions surpris que M. Kennan, américain, et dit-on, successeur éventuel de Foster Dulles en cas de victoire démocrate en 1960, ait choisi Londres pour exposer ses idées. Sa quatrième conférence et un article du « Times » nous éclairent, ainsi qu’un article de M. Taylor, historien bien connu dans le « Sunday Express ». Il s’agit de neutraliser l’Europe par l’évacuation simultanée des Russes et des Anglo-Saxons. Les Anglais, comme on sait, ont déjà commencé à retirer des troupes. Allemands de l’Ouest, dit Kennan, Français, Italiens et autres n’auraient plus besoin de fusées, ni d’armes nucléaires. Pour résister à une agression russe, il suffirait de leur résolution de rendre la vie intenable à l’envahisseur et leurs armées devraient avoir pour tâche unique de maîtriser à l’intérieur les tentatives de la cinquième colonne et de rendre impossible un gouvernement Kadar chez eux. Armer l’Europe d’engins modernes serait l’exposer à l’anéantissement.

Quant à la division actuelle de l’Allemagne, M. Kennan pense que la réunification serait impossible si elle était réarmée, ce qui est exactement la thèse soviétique.

Quant à M. Taylor, il trouve que l’existence de ces deux Allemagne, pourvu qu’elles vivent en paix est la meilleur des solutions dans l’état présent. . Mais dira-t-on pourquoi les Anglais préconisent cette neutralisation de l’Europe ? C’est qu’elle les délivrerait du cauchemar des V2, c’est-à-dire des fusées de portée moyenne bien plus aisées à construire et beaucoup moins faciles à détruire en l’air que celles à longue portée. Les forces russes ramenées sur le Niémen ne disposeraient plus que des fusées intercontinentales qu’ils dirigeraient de préférence sur les U.S.A. On comprend mieux à la lumière de ces desseins ce que signifie le directoire anglo-américain que les Anglais voudraient établir le 16 décembre à la Conférence de l’O.T.A.N.

 

Le Rapprochement Franco-Allemand

Par ailleurs, les Anglais voient avec déplaisir, comme ce fut toujours le cas, le rapprochement de plus en plus apparent de la France et de l’Allemagne avec lesquelles l’Italie s’associerait volontiers depuis l’échec du « Néo-atlantisme » à Rome. L’unification européenne sur le plan politique les indispose ; sur le plan économique, elle les inquiète. Entendons-nous : le Marché Commun n’est pas pour demain, bien qu’il doive, en principe, naître le 1er janvier. Par contre, une coopération industrielle, déjà esquissée, tant en Europe qu’en Afrique, doit se développer et gêner les exportations britanniques, surtout si le marché américain se rétrécit encore à la suite du sérieux ralentissement des affaires de plus en plus marqué aux U.S.A.

 

  1. Nutting et l’Afrique du Nord

Sur l’Afrique du Nord, c’est l’ancien sous-secrétaire au Foreign-Office, M. Anthony Nutting, qui nous expose l’arrière-pensée de beaucoup d’Anglais. Pour mieux assurer la défense atlantique et soustraire la Méditerranée occidentale à la pénétration soviétique, il faut, dit-il en substance, associer directement à l’O.T.A.N. le Maroc et la Tunisie (et sous-entendu l’Algérie « libérée ») dans un pacte méditerranéen qui comprendrait l’Espagne, mais non plus la France, que les Nord-Africains ne voudraient plus accepter comme partenaires !  On croit rêver, surtout quand il s’agit d’un personnage qui a été un officiel, mais cela est écrit dans un article du « New-York Herald ». M. Bevan, au reste éventuel ministre anglais des Affaires étrangères en cas de succès travailliste, ne pense pas très différemment. La France, si on les pressait un peu, serait le gêneur qui fait obstacle à la coexistence pacifique !

 

L’Affaire d’Ifni

Ces Messieurs, dont au reste le médiocre sens politique confond, ne semblent pas un instant mesurer l’appétit impérialiste des nouveaux et éventuels Sultans d’Afrique du Nord. L’Espagne à Ifni en fait, après nous l’expérience. C’est une petite leçon que le Général Franco auquel nous ne voulons aucun mal, méritait un peu. Il a fait, il n’y a pas très longtemps, une politique arabophile que les Maghrébins et leurs amis ont mis à profit pour faire pression sur la France. Il voit par le sang de ses soldats où mènent ces complaisances. On dit qu’à Washington, où l’Espagne a une excellente cote, l’affaire d’Ifni a refroidi les anti-colonialistes mal disposés à l’égard de la France. Les Américains finissent généralement par comprendre, les Anglais jamais.

Disons au surplus que la ferme résolution de l’opinion française dans le drame algérien – qui contraste si nettement avec les campagnes de quelques clans isolés – commence à faire impression dans le monde. A l’O.N.U., en particulier, la température a beaucoup baissé chez nos adversaires. Les discours d’usage se sont perdus dans le vide. Le courage paie.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-11-30 – Les Chances d’une Négociation

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-30 – La Vie Internationale.

 

Les Chances d’une Négociation

 

Le nouvel épisode de la maladie du président Eisenhower vient aggraver le désarroi de l’opinion américaine. Pour la troisième fois en quarante ans, le responsable de la politique des Etats-Unis est atteint : Wilson à la fin de la Première guerre, Roosevelt, de la seconde, Eisenhower aujourd’hui. Les Américains peuvent mesurer ce que leur a coûté la défaillance du chef de l’Etat. Elle est essentiellement la conséquence de l’effort inhumain que la Constitution impose à un homme. Depuis longtemps on parle de la modifier pour laisser à celui qui porte d’aussi vastes responsabilités le temps de se consacrer aux tâches essentielles en le déchargeant d’une foule de servitudes quotidiennes. Cette réforme n’a jamais abouti. Toutes les démocraties souffrent du même mal. Mais là où les premiers changent fréquemment, il est moins apparent. Les grandes affaires devraient être confiées à des hommes assurés d’une certaine durée et qui auraient le temps de réfléchir ; et pas seulement les grandes.

 

Les Américains préfèrent la Vérité

Cet incident qui sera peut-être favorable à une révision de la politique américaine, vient au moment où la confiance dans la direction du Président était bien ébranlée. Ses derniers discours avaient été l’objet de critiques sévères et même de sarcasmes ; « sirop édulcorant », « pilules tranquillisantes » ont dit les journalistes. Les autorités ont compris et le ton a changé : le Comité Gaither chargé de présenter au Président et au Conseil National de Sécurité un rapport secret sur l’état de la défense a été rendu public : des savants, des techniciens et des hommes politiques, comme l’ancien secrétaire à la guerre, Lovett, y ont collaboré : le retard dans la course aux engins téléguidés par rapport aux Soviets, ne pourra être comblé avant 1961, au plus tôt. D’ici là, la S.A.C.  (Aviation stratégique) et la population civile seront en danger. Mise devant les réalités et préparée à supporter les frais des mesures à prendre, l’opinion a réagi favorablement. Elle préfère connaître la vérité, même pénible.

 

Adaptation de l’Esprit

Cependant, pour y faire face, un effort matériel, industriel et financier ne saurait suffire. Sur ce plan, il n’est pas douteux que le nécessaire sera fait. Ce sont les habitudes mentales et les routines administratives et politiques qui devront s’adapter aux conditions nouvelles créées par la révolution, au propre et au figuré, des Spoutniks.

 

L’Opinion de M. Kennan

Sur ce point, nous conservions des doutes en écoutant la troisième conférence de M. Kennan à la B.B.C. Il a, comme beaucoup, la conviction que l’on peut modifier l’état présent des choses par la négociation et il suggère une fois de plus la neutralisation de l’Allemagne et le retrait simultané d’Europe occidentale et centrale des forces américains et russes. Or, comme il le reconnaît lui-même, sauf la libération de l’Autriche qui fut une décision unilatérale et inopinée des Soviets eux-mêmes, aucune négociation n’a abouti. Elles n’ont servi qu’à endormir les Occidentaux tandis que de l’autre côté un plan rigoureux était poursuivi et mené au succès.

 

La Fin de la Conférence du Désarmement

Le meilleur exemple en est la défunte Conférence du Désarmement de Londres qui a duré des années, que l’on a essayé de ranimer à l’O.N.U. et que les Russes ont délibérément torpillée sans préavis. Se souvient-on qu’il y a cinq mois à peine, M. Stassen, le délégué américain proclamait que l’on n’avait jamais été si près d’un accord. M. Dulles lui-même se félicitait de l’excellente besogne et des progrès accomplis. M. Jules Moch n’avait jamais été si optimiste – ce qui n’est pas peu dire. – Un beau matin Gromiko a renversé la table et l’on s’en fut. Heureusement il y a des fauteuils dorés aux conseils d’administration des grands trusts pour recueillir les grands hommes déçus.

 

Négocier

Négocier n’a de sens que si l’on discute entre partenaires qui ont quelques notions communes de droit et de morale internationale et un minimum de bonne foi. Il faut une règle du jeu. Sinon, l’on risque comme M. Pineau, de se fier à la parole de soldat du colonel Nasser et d’ajouter un mot historique au sottisier déjà bien garni des ministres de la République.

  1. Krouchtchev a très envie de négocier. Dans chacune de ses interviews qui sont devenues hebdomadaires, il y revient. Il invoque même Dieu auquel il convient ensuite qu’il ne croit pas. Cela lui donnerait le temps de bercer par une douce espérance les soucis de ses adversaires et de frapper un nouveau coup à l’heure la plus inattendue. Cependant, depuis le Pacte Staline-Ribbentrop de 1939, on devrait être fixé sur la méthode.

Cette remarque s’applique aussi bien au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord : la négociation n’est possible que lorsque l’interlocuteur aux abois compte y trouver un refuge à une défaite inévitable et alors elle devient inutile et même dangereuse. Vérités premières, dira-t-on ? Sans doute, mais il y a toujours des diplomates dont c’est le métier et beaucoup d’esprits dont la foi dans les pourparlers résiste à toute évidence.

 

La Querelle Franco-Anglaise

Moins heureux que tous nos confrères, nous avouons n’avoir rien compris à la querelle franco-anglaise que la visite à Paris de MM. MacMillan et Selwin Lloyd ne semble pas avoir réglée. On ne nous fera pas croire que l’envoi de quelques armes à Bourguiba, qui d’ailleurs en recevait le lendemain du Caire, était pour la politique anglaise d’un intérêt tel qu’il ne fallait pas hésiter à ébranler l’entente déjà fissurée entre nos deux pays.

Était-il impérieux que l’Angleterre s’associe au geste des Américains qui quoiqu’inopportun s’explique par les exigences de la politique planétaire à laquelle ils se sont eux-mêmes condamnés. – M. MacMillan n’en a même pas recueilli l’approbation de ses concitoyens – l’opinion anglaise est là-dessus très divisée. Croit-il qu’en s’associant au geste des Etats-Unis, il ressuscitera le partnership du temps de guerre ? En ce cas, il se trompe totalement.

Était-ce pour plaire aux Travaillistes francophobes par tradition ? Était-ce par dépit de la signature du traité du Marché Commun qu’il sait n’être encore et pour longtemps qu’un geste de bonnes intentions ? ou pour se venger de l’accueil très réticent fait aux propositions Mandling de zone de libre-échange. Les Anglais n’ignorent pas que ce projet est impraticable dans l’état présent et que ce sont là des négociations purement « exploratoires » comme l’on dit. Nous ne comprenons pas jusqu’ici du moins.

 

Monsieur H. en Moyen-Orient

Une bonne nouvelle pour finir : M. H. le Secrétaire Général de l’O.N.U. va faire immédiatement une tournée en Moyen-Orient. Les incidents se multiplient à nouveau entre Israël, Jordaniens et Syriens. Les Russes ont regarni le dispositif militaire de Nasser éprouvé par la campagne du Sinaï et l’ont doté de fusées à longue portée. Judicieuse précaution car cela évitera à l’armée égyptienne un contact trop direct avec l’adversaire. Prépare-t-on l’anéantissement d’Israël ? M. H. a le courage d’y aller voir lui-même. Pourvu qu’il ne se contente pas de négocier et qu’il puisse circuler librement dans le désert pour inspecter les installations suspectes.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-11-23 – Querelles Inutiles

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-23 – La Vie Internationale.

 

Querelles Inutiles

 

Dans la situation internationale dangereuse où se trouve le Monde libre, un incident particulièrement fâcheux vient la compliquer encore : l’Affaire de la livraison d’armes à la Tunisie par les Anglo-Américains. Elle a provoqué dans l’opinion française une fois de plus une réaction agressive et irréfléchie à laquelle les hommes d’Etat ont ajouté leurs habituelles sottises. La responsabilité de l’affaire est cependant également partagée. On reste confondu par la médiocrité de sens politique aussi bien à Paris qu’à Londres et à Washington. Bien entendu, Moscou en tire pour sa propagande de faciles effets. Essayons, sans illusion car il y a beaucoup de faits obscurs, de faire le point de cette malheureuse histoire.

 

La Position de Bourguiba

Notons d’abord, qu’en Tunisie même, la position de Bourguiba est loin d’être assurée. Il est soumis d’un côté aux pressions du Caire qui garde en réserve Salah ben Youssef son ennemi ; derrière les extrémistes tunisiens et la Ligue Arabe, il y a Damas et les Soviets. A Tunis même, tiennent leurs assises les ultras du F.L.N. algérien avec lesquels Bourguiba est en conflit et qui menacent avec leurs bandes de le renverser. De plus, il ne contrôle pas toute la Tunisie ; un bon tiers du pays lui échappe où se trouvent les camps d’algériens et des irréguliers tunisiens qui les ravitaillent et les appuient.

Si peu de confiance que l’on puisse avoir dans un dirigeant quelconque de ces pays, l’autorité de Bourguiba paraît la moins dangereuse. On ne gagnerait rien à sa chute. C’est le point de vue des Anglo-Américains et il  est fort défendable. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour risquer, par une livraison d’armes, une crise de l’Alliance Atlantique déjà si ébranlée. Il était possible, au cours des négociations qui trainent depuis un mois, d’arriver sans bruit à un compromis et d’éviter un éclat que les Anglo-Américains, avec un minimum de bon sens et d’information devaient prévoir. Eclat qui par ailleurs, va rendre plus difficile sinon impossible la réalisation des plans qu’ils élaborent pour la rencontre de l’O.T.A.N. le 16 décembre. Il semble que ce soit surtout à Londres que l’on ait cherché délibérément à affaiblir la France, cela en relation avec les polémiques relatives à la zone de libre-échange.

 

Un Conflit sans Objet

On peut se demander surtout si ce conflit en vaut la peine : quoi qu’on en dise à Londres et à Washington, la partie ne se joue pas en Afrique du Nord ; on ne tardera pas malheureusement à s’en apercevoir. Ni les Syro-Egyptiens, ni les Russes n’accordent grande importance à ce théâtre d’opérations qui est pour le moment hors de leur portée. La partie se joue en Jordanie, en Israël et en Turquie et ultérieurement peut-être à Berlin. La guerre d’Algérie n’est pas pour le Monde libre le « cancer » dont on parle là-bas. Dans l’hypothèse où l’on arriverait à une solution, il n’y aurait rien de changé dans le conflit entre les deux mondes. La situation générale n’en serait nullement modifiée.

Si, de plus, comme il semble, MM. Eisenhower, Dulles et MacMillan s’imaginent gagner de solides appuis dans le Monde arabe en faisant pression sur la France pour la contraindre à un compromis humiliant et chargé de périls futurs, ils font erreur. La série d’échecs qu’a subi leur politique au Moyen-Orient devrait les avoir instruits. La lutte entre le Monde arabe et l’Occident n’est pas une affaire morale, encore moins sentimentale. C’est une épreuve de force. Les Russes le savent bien.

 

Le Rôle du Pétrole

Autre erreur particulièrement répandue, de bonne foi ou à dessein, du côté français : ce seraient les intérêts pétroliers des compagnies anglo-américaines qui seraient en cause. Sans doute la découverte d’importants gisements au Sahara a compliqué la situation ; mais ce ne sont pas les grandes sociétés internationales qui s’y intéressent. Elles ont assez de sources d’approvisionnement et d’immenses réserves. Il ne se passe guère de mois qu’on ne découvre quelque part, un nouveau champ pétrolifère. On s’achemine vers une crise de surproduction sérieuse.

De plus, l’avenir du pétrole n’est pas aussi brillant qu’on veut le faire croire. Dans un proche avenir il sera concurrencé par d’autres sources d’énergie, comme l’a été progressivement le charbon. De plus, même si le Sahara renferme des richesses considérables, elles ne seront ni d’une exploitation facile, ni bon marché. L’imagination des foules a trop été habilement surchauffée par la fièvre de l’or noir. Il faudra bientôt revenir sur ce point à des appréciations plus objectives.

 

Les Ambitions Italiennes

Les convoitises qu’éveille le pétrole saharien ne viennent pas des grands trusts. Elles viennent d’Italie, où l’on ne cache pas le désir de reprendre pied en Afrique du Nord dans tous les domaines. Ce n’est pas sans raison que le fils de Bourguiba est ambassadeur à Rome. L’Italie et la Tunisie trouveraient un intérêt considérable à partager les ressources du pétrole saharien. L’Espagne, complètement dépourvue s’y associerait volontiers et les idées mises en circulation depuis un an de pacte méditerranéen n’ont pas d’autre objet. Il s’agirait d’associer sur un pied d’égalité les trois nations européennes et les trois africaines – l’Algérie une fois indépendante – à l’exploitation du Nord de l’Afrique jusqu’à un point géographique qu’on ne précise pas ….

 

Fair-Play

Le président Eisenhower a continué ses discours rassurants sur la défense des Etats-Unis.

Mais il ne semble avoir convaincu personne. Il a, tout comme la presse d’ailleurs, eu recours à des arguments qu’il faut bien appeler truqués. Ce qui chez nous est monnaie courante, mais est assez mal vu en pays anglo-saxon. Ike s’est fait voir à la T.V. appuyé sur une ogive qui était retombée sur terre après un voyage dans l’espace, pour prouver que le problème de la rentrée dans l’atmosphère était résolu. Mais il n’a pas dit avec quelle rapidité elle l’avait fait. Or, la retombée d’un engin intercontinental du type russe doit se faire à une vitesse plusieurs fois supérieure à celle de l’engin américain et par conséquent résister à un échauffement d’un ordre bien plus grand.

De même, on a publié partout la photographie du vieux « Snark » qui aurait atteint son but à  8.000 kilomètres de distance. Le « snark » n’est pas une fusée mais un bombardier sans pilote d’une vitesse inférieure à celle du son et dont le guidage peut être aisément brouillé. Il n’a aucune valeur militaire. Ces petits faits et quelques autres ne sont pas de nature à inspirer confiance ; mieux vaudrait faire silence.

Ce qui ajoute à la dépression morale des Etats-Unis, c’est l’accentuation du ralentissement économique sensible déjà  au milieu de l’été. Il est difficile de dire dans quelle mesure l’apparition du « Spoutnik » et les menaces de Krouchtchev ont contribué à la chute de l’activité. Les cours des valeurs et des matières premières, malgré quelques coups de pouce, ont continué à plonger. Là aussi, reconnaissons-le, Moscou a visé juste.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-11-16 – Les Augures parlent

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-16 – La Vie Internationale.

 

Les Augures Parlent

 

L’émotion soulevée par les « Spoutnik » n’est pas près de s’apaiser. Tous les personnages compétents en matière soviétique, tous les responsables en Europe et en Amérique de la défense de l’Occident ont donné leur avis. L’opinion ne paraît pas pour cela plus rassurée. On attendait la révélation d’un secret militaire qui ferait contre-poids aux engins russes. Il est au contraire évident qu’il n’en existe point et que le retard scientifique dans ce domaine est considérable et sera difficile à combler : la mise au point la plus précise a été faite par le Dr. Von Braun, l’inventeur allemand des V2, qui depuis 1945 travaille pour les Etats-Unis. Dans une longue interview, il a expliqué comment aux U.S.A. on avait attendu cinq ans pour entreprendre la construction des fusées et qu’il serait impossible avant un assez long délai, malgré toutes les accélérations prévues, de rejoindre la technique développée par les Russes.

 

Le Premier Exposé d’Eisenhower

L’exposé tant attendu du président Eisenhower n’a pas davantage apporté de soulagement. En fait, il n’a rien dit d’essentiel qu’on ne connaissait déjà : l’équilibre des forces n’est sans doute pas rompu au point que l’adversaire soit capable de l’emporter par une attaque surprise décisive. Les deux camps seraient également exposés aux dévastations. On ne l’ignore pas à Moscou, et Krouchtchev lui-même  en convient. Mais si l’on discutait avec lui, comme il le propose, entre chefs d’Etat, à l’heure actuelle, ce qu’on appelle la position de force serait du côté de l’U.R.S.S., On ne voit pas dans ces conditions à quoi l’on pourrait aboutir, sinon à un partage du monde en zones d’influence, ce que les Américains, avec raison, ne veulent pas. Un nouveau Yalta, les séparerait définitivement de leurs Alliés. Ils entendent, au contraire, les associer plus étroitement à l’effort commun. C’est ce qui ressort du discours du sénateur Jackson à la réunion du Comité politico-militaire de l’O.T.A.N. dont les propositions concrètes de coopération ont été appuyées officiellement par Foster Dulles.

 

Deux Opinions sur les Chances de Krouchtchev

On s’interroge toujours aussi fiévreusement sur ce qui se passe en Russie, et les deux spécialistes les plus autorisés se sont expliqués ; G. Kennan, l’ancien ambassadeur américain à Moscou, a parlé à la B.B.C. et Isaac Deutscher a publié plusieurs articles. Bien qu’ils aient, l’un et l’autre, de la réalité soviétique, des vues, à notre sens, très discutables, nous retiendrons deux points intéressants.

Isaac Deutscher fait remarquer que Krouchtchev se trouve politiquement dans une situation ambigüe. Il semble bien pratiquement après l’élimination de Joukov, le seul maître du Kremlin et le successeur de Staline. Mais il ne peut pas se donner pour tel : au contraire, il a opté une fois pour toutes pour la direction collective, et limite lui-même son pouvoir. Il est donc obligé de faire avaliser toutes ses initiatives pour le Présidium suprême et le grand Conseil. Bien qu’il ait peuplé ces deux organismes de ses créatures et qu’il ne s’y trouve plus d’adversaires déclarés, il reste à la merci d’un complot de ceux qu’il croit ses partisans. Un vote surprise peut le renverser.

  1. Kennan remarque de son côté que par sa tactique, Krouchtchev s’est isolé lui-même. Il a éliminé un à un ses adversaires, mais il a en même temps coupé le Parti qu’il dirige des autres forces vives du pays. L’armée où Joukov conserve des partisans et qui n’accepte pas volontiers d’être contrôlée par les Commissaires du Parti ; l’Intelligencia et la Jeunesse universitaire qui supportent mal la discipline idéologique, la bureaucratie ministérielle de Moscou menacée dans ses privilèges et les techniciens qui ne sont pas assurés contre un retour des méthodes policières du stalinisme. En conclusion, ni Deutscher, ni Kennan ne croient que Krouchtchev est sûr de sa position.

 

La Force Russe

Ajoutons que pour notre part, l’étude des propos variés tenus par Krouchtchev nous fait penser qu’il n’en est pas sûr lui-même, tout au contraire. Reste la question : si l’actuel Maître disparaît de la scène, la politique soviétique en sera-t-elle changée ?  Ce changement, s’il avait lieu, serait-il plus rassurant pour l’Occident ? Nous n’en sommes nullement convaincu. Kennan semble attacher trop d’importance à l’homme au premier plan, il y a derrière lui une force russe qu’il incarne bien et dont la lancée n’a pas atteint son apogée. Ce sont là des puissances obscures qui échappent à l’analyse, mais que l’on peut sentir.

 

Fièvre au Moyen-Orient

Les fêtes du quarantième anniversaire de la révolution sont terminées, et comme prévu, le feu du Moyen-Orient se rallume. Damas recommence à accuser les Turcs de rassembler des troupes à ses frontières. Il n’est pas sûr que ce soit tout-à-fait sans raison : en effet, c’est contre le roi Hussein que la Syrie et l’Egypte concentrent leurs attaques jusqu’ici verbales. La radio pousse ouvertement au meurtre du Souverain. Il est possible que les importantes concentrations d’armes soviétiques en Syrie et les mouvements de troupes égyptiennes dans le Sinaï, soient le prélude à un secours à d’éventuels insurgés jordaniens. L’Arabie Saoudite, l’Irak et la Turquie ne seraient-ils pas amenés à agir pour protéger Hussein ou tout au moins, les préparatifs militaires de ces pays ne seraient-ils pas un avertissement contre les entreprises Syro-égyptiennes ? Inquiétantes hypothèses. Le Liban lui-même est agité d’attentats et de complots terroristes.

 

Nasser et le Double Jeu

Cependant, Nasser instruit par ses visites à Tito mène le double jeu : son chef d’état-major Amer est à Moscou qui s’entretient avec Malinovski. Pendant ce temps, Nasser reçoit M.E. Black, directeur de la Banque Mondiale qui s’efforce d’amorcer pour le compte de Washington une négociation dont le prétexte est l’indemnisation des actionnaires de l’ancienne Compagnie de Suez. A Rome et à Genève, l’Egypte négocie avec Londres et Paris le règlement des séquelles de l’affaire de Suez et la reprise des relations culturelles et économiques. La nationalisation du Canal, après deux ans de protestations, pourra donc, quand Nasser le voudra, être reconnue « de jure » et la malheureuse intervention de novembre dernier classée comme un dossier contentieux. M. Pineau, notre toujours ministre, part pour Washington afin d’exposer ses projets en vue de la grande réunion de l’O.T.A.N. On lui prête des idées nouvelles. Souhaitons qu’elles soient heureuses.

 

Les Difficultés Financières de l’Inde

Nehru n’est pas en reste. Mais lui, cherche des crédits pour son ambitieux plan d’industrialisation. Il lui faudrait un milliard de dollars, pas moins, pour le mener à bien. Mais son Ministre des finances qui a fait un voyage à Londres et à Washington, est revenu les mains vides. Nehru s’est tourné vers l’U.R.S.S. qui a accepté. Un accord vient d’être conclu qui porte sur 125 millions de roubles.

Les Américains se refusent à aider le Gouvernement indien pour trois raisons : d’abord parce qu’ils trouvent les plans indiens trop vastes et les sommes demandées excessives. De plus, ils n’entendent pas favoriser les entreprises d’Etat et les méthodes socialisantes de Nehru. Enfin, parce qu’ils ne veulent pas paraître céder au chantage à l’aide soviétique, et qu’ils en voient pas sans déplaisir les Soviets se charger d’engagements supplémentaires après ceux qu’ils ont contractés en faveur de leurs satellites, de la Chine, de la Yougoslavie, et du Moyen-Orient. Ils pensent que leur capacité d’assistance sera débordée par tant d’obligations et que tous les bénéficiaires seront déçus ou que l’économie soviétique sera affaiblie. Ils se réservent sans doute, en cas de défaillance des Russes, pour se présenter en sauveurs ; calcul aléatoire, mais qui peut se révéler juste.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1957-11-09 – Réactions

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-09 – La Vie Internationale.

 

Réactions

 

Dans l’histoire, jusqu’ici, l’équilibre des forces avait été renversé sur les champs de bataille : Trafalgar, Sedan, Hiroshima, etc… Pour la première fois, cette rupture est d’ordre purement technique ; le second Spoutnik avec ses quelques 500 kilos prouve que les Russes possèdent un moyen de propulsion que leurs adversaires n’ont pas. Cet avantage est de durée limitée, mais il existe. Quel usage feront-ils de cette supériorité : pression politique ou militaire ?

 

Le Mystère Joukov

La destitution du maréchal Joukov est officielle et complète. Malgré tous les commentaires, dont quelques-uns tiennent du feuilleton, le mystère Joukov demeure. On n’est même pas sûr que son éviction soit l’œuvre de Krouchtchev. Il n’est même pas certain, comme le croit M. Dulles, que ce soit la preuve d’une tension aigüe au sein du Kremlin. Ce que l’on peut dire, c’est que le Parti, comme du temps de Staline, entend conserver son autorité sur l’armée, et que le Parti s’est servi des rivalités classiques entre chefs militaires pour éliminer celui qu’il jugeait assez puissant et populaire pour lui faire obstacle. Le reste est pure hypothèse : au lendemain de succès aussi retentissants que le lancement des satellites artificiels, le Parti n’aura aucune peine à maintenir son autorité. Est-ce à dire que Krouchtchev est seul maître des destinées de l’U.R.S.S. ? Rien n’est moins sûr. Staline lui-même n’a pas toujours décidé seul, surtout pendant la guerre. Il y a toujours eu, plus ou moins apparemment, un Conseil anonyme et mystérieux qui a dans l’ensemble orienté la politique russe selon une ligne préméditée.

 

Détente Syro-Turque

On a été généralement très surpris du brusque apaisement de la tension syro-turque. Krouchtchev qui paraissait l’avoir lui-même montée s’est rendu à la réception de l’Ambassade turque et a prononcé des toasts pacifiques. L’affaire, comme l’a souligné Gromiko, à l’O.N.U., n’est pas enterrée. Elle est mise en sommeil. Nous la retrouverons un jour.

On a donné là-dessus, et même dans des cercles officiels, les explications les plus diverses et souvent invraisemblables, sauf la bonne qui est évidente pourtant. Un accord syro-soviétique a été signé le 28 octobre à Damas, qui comprend neuf articles par lesquels l’U.R.S.S. s’engage à entreprendre en Syrie un programme industriel d’une telle étendue qu’il met le pays tout entier sous la surveillance de techniciens russes ; ce traité équivaut à une satellisation de fait. Il a provoqué chez les Syriens eux-mêmes un réel malaise. Pour le faire accepter, il fallait que le peuple soit persuadé qu’il était sous la menace d’une agression imminente, que la Russie seule était capable d’arrêter. D’où cette sorte d’hystérie collective, artificiellement créée par Moscou et ses pions à Damas. La signature apposée, il était inutile de prolonger l’excitation. Il fallait de plus une trêve morale à l’occasion des fêtes du 40ème anniversaire de la révolution, qui se déroule sous le signe de la paix.

Les Turcs ne s’y sont pas trompés qui, tout au long de la crise, n’ont pas perdu leur calme. Ils en ont vu et en verront d’autres. Quant aux élections en Turquie, qu’on prétend que Moscou voulait influencer, elles n’avaient pour l’U.R.S.S. aucune importance : les deux partis en compétition avaient exactement la même politique extérieure pour la bonne raison que, là comme ailleurs, il n’y en a pas d’autre possible.

 

Les Ambitions Syriennes

Il n’en reste pas moins que la Syrie, contrôlée par l’U.R.S.S. est un excellent terrain de manœuvres pour toutes les tensions futures en Moyen-Orient. Le pays confine avec Israël avec qui l’état de guérilla est permanent. La Syrie n’a qu’un mauvais port, Lattaquié, dont l’équipement n’est guère possible à un coût raisonnable. Il lui faudrait soit Tripoli qui est au Liban, ou Alexandrette qui a été repris par les Turcs et que la Syrie revendique comme son débouché naturel.

L’inconvénient pour les Russes, en Syrie, c’et l’instabilité politique ; les factions militaires et civiles se sont toujours déchirées et de plus, il existe des groupes allogènes qui supportent mal la dictature de Damas. Les Alaouites sur la côte, les Druzes à l’intérieur, les Bédouins aux confins de l’Irak qui tiennent les terres à blé. L’implantation des techniciens russes un peu partout  permettra de contrôler ces forces explosives et d’entretenir un nationalisme agressif qu’on manœuvrera à volonté. Et puis, il y a les pipelines qui aboutissent en Syrie. Le gage est d’importance. On a vu que Nasser qui n’entend pas être évincé de la région y a installé des troupes. Peut-être s’il ne peut faire autrement, en marchandera-t-il le retrait avec les Russes ? Des négociations assez mystérieuses se poursuivent au Caire entre Egyptiens et Soviétiques.

 

Les Réactions Américaines

Du côté américain, la secousse du Spoutnik n°2 a été moins vivement ressentie que la première. Le Gouvernement va reprendre en main l’opinion qui, par d’autres moyens qu’en Russie, n’en est pas moins habilement manipulée : Néanmoins, l’optimisme officiel, au moins apparent, se fonde surtout sur la crise du pouvoir en U.R.S.S. et sur la faiblesse interne de son appareil politique. Pour le reste, les faits sont trop clairs pour être contestés. Un gros effort sera demandé au peuple des Etats-Unis dans deux sens : le regroupement des recherches technologiques orientées vers la défense et peut-être une aide plus étendue aux pays amis et aux sous-developpés, à laquelle le Congrès jusqu’ici mettait obstacle.

 

Les Causes de l’Échec

On s’est naturellement interrogé sur les causes de cette défaillance américaine dans la compétition scientifique. Alors que l’effort russe était concentré presque exclusivement sur le potentiel militaire, les cerveaux américains travaillaient dans des directions multiples et divergentes. Le but essentiel était le développement du confort et du bien-être de la population. D’où la recherche constante de nouveaux appareils plus ingénieux et plus pratiques pour mettre à sa disposition des commodités nouvelles. La publicité et la concurrence stimulaient l’ingéniosité pour des objets souvent superflus.

Cette reconversion des recherches n’ira pas sans difficulté ni bouleversement des habitudes. Mais le salut est à ce prix. On le fera comprendre.

 

Révision des Tâches à l’O.T.A.N.

Une autre révision va s’imposer dans le cadre de la défense collective de l’O.T.A.N., ce qui est le but de la prochaine Conférence de Paris. En matière militaire, les Etats-Unis ont dispersé leur effort, l’ont démesurément étendu sur tous les points du globe où ils pouvaient s’installer et cela au détriment de l’efficacité. Toute la stratégie des bases périphériques sera à réviser en fonction des nouvelles fusées russes. D’autre part, et ce qui est plus grave, ils s’étaient réservé le quasi-monopole des moyens militaires essentiels, aussi bien dans la production que dans l’utilisation, ne laissant à leurs alliés qu’un rôle subordonné et local. Il va falloir rétablir une certaine égalité et redistribuer les tâches. Il est question d’associer l’Allemagne pleinement à cet effort, ce qui n’ira pas sans objection. Tout cela est possible, mais demande du temps, et il presse. C’est une autre forme de la course contre la montre. Malheureusement, la rapidité d’exécution n’est pas la qualité maîtresse des Anglo-Saxons. L’harmonie entre démocraties ne s’établit pas d’emblée, si même elle s’établit jamais tout-à-fait. Et pour dominer les temps redoutables qui viennent, il manque un homme : la presse américaine réclame un « tsar » pour la défense : on a beau être démocrate ….

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-11-02 – Les Mystères du Kremlin

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-02 – La Vie Internationale.

 

Les Mystères du Kremlin

 

Les coups de théâtre se succèdent à Moscou. Après le « Spoutnik », voici que la lutte pour le pouvoir reprend. L’Armée représentée par Joukov est aux prises avec le Parti. Profitant du voyage du Maréchal en Yougoslavie et en Albanie, Krouchtchev le destitue. A l’heure où nous écrivons, la bataille au sein du Présidium et du Comité Central continue.

 

La Disgrâce de Joukov

Le communiqué qui enlevait à Joukov le ministère de la défense pour lui substituer Malinovski a donné cours à un flot de commentaires contradictoires : Les uns parlaient de disgrâce, d’autres, et non des moins informés, croyaient à une promotion du Maréchal soviétique à des fonctions supérieures. Il n’y avait cependant aucun doute possible. Nous avons parlé ici même de la rivalité des deux chefs militaires Joukov et Malinovski ; l’ascension de ce dernier signifiait évidemment la chute de l’autre. Il est assez troublant qu’à Washington, les services de renseignements aient pu s’y tromper. Il n’est pas exclu d’ailleurs que l’on trouve pour Joukov un poste moins obscur que ceux de MM. Molotov et Malenkov. Sa popularité en U.R.S.S. est à ménager, et il ne manque pas dans tous les milieux de partisans actifs. Quant à Malinovski dont l’ambition et l’orgueil sont bien connus, il n’est peut-être pas de tout repos pour l’équipe Krouchtchev. Celui-ci n’a pas définitivement gagné la partie. Nous demeurons convaincus, malgré le démenti des faits jusqu’ici, qu’il ne l’emportera pas.

Les rivalités et les intrigues au Kremlin sont de grande importance. La paix du monde dépend, dans une certaine mesure, de la puissance ou de la faiblesse du Maître de l’appareil soviétique. Si Krouchtchev semble l’emporter, les longues délibérations du Comité Central du Parti Communiste indiquent assez que la lutte est sévère.

 

La Riposte Américaine

De leur côté, les Américains ont encaissé leur défaite et reprennent souffle. Ils mesurent l’effort à faire pour ressaisir leur supériorité technique en matière militaire. Le président Eisenhower qui se sait particulièrement visé, va entreprendre une série de conférences pour informer l’opinion et la rassurer. Les essais d’engins balistiques se multiplient fiévreusement et sont amplement diffusés. L’art de la publicité et de la propagande donne sa mesure.

 

Les Entretiens MacMillan-Eisenhower

Les entretiens MacMillan-Eisenhower ont pris fin. Le communiqué de rigueur a été émis, et les bonnes intentions des deux gouvernements n’y manquent pas. Ce qui retient notre attention, c’est le préambule :

« Le despotisme, lit-on, a pu produire des réalisations spectaculaires, mais le prix en fut lourd. Car tous les peuples aspirent à la liberté économique et intellectuelle d’autant plus que dans leur servitude, ils voient les autres célébrer la liberté. Même les despotes sont obligés de laisser croître la liberté par un processus évolutif ou alors ils devront affronter avant longtemps une révolution violente. Ce principe est inexorable dans son déroulement. »

On reconnaît là l’idéologie chère à MM. Eisenhower et Dulles. Nous n’y contredirons pas, en faisant toutefois une réserve d’importance. Cette marche vers la liberté est en effet inexorable chez les peuples occidentaux les plus évolués, de race blanche ; on l’a vu en Pologne, en Hongrie. Cela est beaucoup moins sûr des autres. De la liberté économique ils n’ont, en général, qu’une idée des plus confuses. La liberté politique se traduit surtout par la xénophobie et un nationalisme exaspéré. Nous pensons que la plupart des erreurs de la politique américaine vient précisément de cette assimilation simpliste de la psychologie occidentale à celle de l’Orient. Et le Peuple russe lui-même, dans sa masse, demeure oriental.

Si l’on examine de près ces aspirations à la liberté que traduisent les mouvements d’étudiants en U.R.S.S. même, on y trouve surtout la revendication du droit de discuter, de polémiquer sur des idées, de pratiquer ce genre de sport intellectuel où le Russe excelle et que les romans de Dostoïevski nous ont rendu familier. Il y a loin de là aux conceptions démocratiques. Les Russes évolués sont excédés par la propagande et le catéchisme marxiste-léniniste qu’ils trouvent périmé. Cela ne signifie pas qu’ils aspirent au régime parlementaire. Ce n’est pas s’avancer trop que de dire qu’ils le méprisent.

 

Renforcement de l’Alliance Atlantique

En tous cas, l’Alliance Atlantique, fouettée par les menaces de Krouchtchev, va retrouver une certaine unité. Les Américains, avec raison, n’entendent pas renouer une coopération étroite avec l’Angleterre seule, même associés à une partie du Commonwealth. Cette méthode imposée par les circonstances du temps de guerre ne peut revivre. Il s’agira d’une collaboration plus étroite avec tous les alliés de l’O.T.A.N. et l’on projette en décembre une réunion solennelle de ses membres à Paris, à laquelle le président Eisenhower assistera. Reste à savoir s’il en sortira autre chose que des paroles.

 

L’Unification Européenne

A mesure que s’approche la date fixée pour la première étape de l’unification européenne, les difficultés prévues s’accumulent. Les Anglais, par la voix de M. Maudling ont fait à l’O.E.C.E. une déclaration favorable à la constitution d’une zone de libre-échange ; le principal obstacle, celui des produits alimentaires, pourrait même être levé. Est-ce bon ou mauvais signe ? Les Anglais ont-ils voulu, à la veille du voyage de MacMillan plaire aux Américains, sachant qu’ils ne risquaient pas grand-chose ?  C’est l’impression que l’on retirerait des réunions plus récentes du Conseil de l’Union Européenne occidentale qui ne représente à peu près, rien et surtout du Conseil de l’Europe réuni à Strasbourg. Les ministres responsables ne s’y sont pas aventurés. Le chaos économique et politique de la France rend évidemment impossible tout progrès vers l’unification européenne. Les récriminations parfois violentes des membres du Conseil de l’Europe n’y peuvent rien changer.

Cela était déjà évident dès que les traités de Marché Commun et d’Euratom ont été rédigés, puis discutés et votés. Rien n’est possible avant que la France ait une monnaie stable, un budget sérieux, des prix compétitifs. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a plutôt reculé qu’avancé depuis. Rien ne permet d’espérer bientôt établir des plans sur des bases sérieuses. Ce n’est pas le retour en scène de M. Daladier, naguère apôtre de la monnaie fondante, qui peut le faire augurer. Comme nous le disions, l’habitude de l’inflation aboutit à une sorte d’intoxication. L’accoutumance une fois acquise, il faut une secousse violente pour que la désintoxication s’exerce. Et l’on sait que ce genre de cure ne va pas sans souffrance ni révoltes qui sont parfois plus fortes que tous les courages.

 

                                                                                            CRITON