Criton – 1957-12-28 – Pause

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Le Courrier d’Aix – 1957-12-28 – La Vie Internationale.

 

Pause

 

La trêve de Noël s’étend aux affaires internationales. Le meilleur vœu qu’on puisse formuler pour 195 est qu’elle se prolonge. Le temps est propice aux réflexions : on discute des résultats de la Conférence du N.A.T.O. à Paris. Les uns y voient un succès, d’autres un échec. Elle a été en tout cas fort utile, car elle a permis à chacun des partenaires et surtout à l’opinion des divers pays de s’interroger sur leurs espérances et sur leurs craintes. Ces réactions très partagées permettent de faire – provisoirement – le point sur les répercussions profondes des succès russes et des échecs américains depuis le 4 octobre.

 

Le Sens du Neutralisme Européen

Le sentiment dominant pour les Gouvernants européens comme pour les peuples, c’est que les Etats-Unis sont venus à Paris, non plus en protecteurs, mais en demandeurs. Ils ont besoin des européens pour survivre au moins autant, sinon plus que ceux-ci n’ont besoin d’eux. L’égalité à tout le moins rétablie et chaque pays peut choisir sa voie selon ses intérêts. C’est ce qui explique que l’on ait pu parler d’un courant de neutralisme chez les Continentaux et même en Angleterre. Les Américains auraient été surpris de cet état d’esprit. Il était cependant normal que les peuples, ne se sentant plus sûrs d’être protégés, cherchent à se soustraire au danger en le laissant passer au-dessus de leurs têtes. Mais on s’est vite aperçu, surtout après le discours Gromiko-Krouchtchev que c’était là une illusion. Le Monde libre demeure et demeurera solidaire à moins de passer dans le camp des « démocraties » orientales. De récents sondages d’opinion ont montré que cette alternative était nettement perçue par la conscience populaire. Les événements de Hongrie ont profondément impressionné les esprits. Le spectre du régime Kadar demeure présent. Il sert d’antidote aux tendances neutralistes. On espère, et sans doute avec raison, que l’équilibre des forces, provisoirement rompu en faveur des Soviets, se rétablira peu à peu et que la supériorité des Russes, en certains domaines, n’est pas telle qu’elle les pousse à en profiter, au risque d’une guerre nucléaire.

 

L’Opinion hors d’Europe

Si l’on ne regarde pas l’Europe seule, mais l’ensemble du monde, à l’O.N.U. par exemple, on peut même constater que les Spoutniks n’ont pas joué en faveur des Soviets. L’Amérique latine, en particulier, se montre plus solidaire des Etats-Unis qu’auparavant, comme en témoigne la proposition du Pérou de s’associer au N.A.T.O. ; de même au Brésil et au Mexique. Ces pays savent à quel point leur économie dépend de la prospérité des U.S.A. Une seule bombe atomique sur New-York et même sur Londres, plongerait la plus grande partie du monde, en dehors du bloc communiste, dans une profonde misère. Car ce sont les centres vitaux des échanges internationaux dont la plupart des pays vivent. Même dans les nouveaux Etats d’Afrique et d’Asie, les chefs comprennent que leur pouvoir ne survivrait pas à une guerre. La Russie n’a pas besoin d’eux. Elle vit en autarcie et n’a rien à leur offrir.

On ne parle pas beaucoup de la nouvelle Conférence de Bandoeng qui va se tenir au Caire. IL y a beaucoup d’absents. Ceux qui y participent ou bien n’ont rien à perdre ou sont enivrés de fanatisme. Les autres, même ceux qui viendront par solidarité raciale, ont compris ce que signifierait pour eux la « Pax sovietica ».

 

Au Moyen-Orient

Le Moyen-Orient reste le point le plus sombre. Les risques d’une explosion sont évidents. Il n’est pas certain qu’elle se produise. Les Russes, en effet, n’ont pas intérêt à la destruction d’Israël. Leur pouvoir en Moyen-Orient est en effet lié à l’antagonisme violent entre Arabes et Juifs. La question réglée, pour ne rien dire des répercussions que l’événement aurait dans le monde, il ne resterait plus aux Soviets de passions à soutenir. Les pays arabes eux-mêmes, leur vengeance assouvie, perdraient un moyen sûr d’enflammer leurs sujets et de les distraire de leur misère : Israël est aujourd’hui pour les uns et les autres, une nécessité. C’est la meilleure chance de sa survie.

Il faut toutefois s’attendre, en cours d’année, à de sérieuses émotions dans cette partie du monde. Déjà, la situation politique en Israël n’est plus aussi stable. Ben Gourion est menacé à gauche. Les communistes ne sont pas absents d’Israël et certains partis espèrent retourner la Russie en leur faveur, ce qui paraît bien naïf.

 

La Situation en Angleterre

En Angleterre, la position des Conservateurs ne s’est pas renforcée, mais chose curieuse, ce n’est pas au profit des Travaillistes. Le déclin des « Tories » a poussé beaucoup d’Anglais à souhaiter la résurrection du Parti libéral. Celui-ci a, dans des élections partielles, gagné un nombre important de voix. En cas d’élections générales, ce tripartisme aurait pour effet de donner aux Travaillistes la plupart des sièges avec une minorité de suffrages, le scrutin étant majoritaire à un tour.

Mais ce qui est plus intéressant, c’est l’évolution au sein des Syndicats. Certains comme celui de l’électricité, sont dominés par les communistes. Malgré un très faible pourcentage d’adhérents, ils ont réussi, grâce à leur organisation à s’installer aux postes clefs et les en déloger paraît difficile à cause de l’apathie de la masse. Les communistes ont, de plus, l’avantage de pousser à la revendication sans souci de l’intérêt public. Ils n’ont pas réussi cependant à déclencher les vastes mouvements qu’on prévoyait imminents. Un certain civisme a paru renaître.

Les Travaillistes qui se voient bientôt au pouvoir, ne se soucient pas de le prendre au moment d’une crise financière qu’ils ne pourraient conjurer et les leaders syndicalistes hostiles aux communistes se préparent à un vigoureux effort pour les éliminer. Là encore, l’alerte des Spoutniks paraît avoir suscité un réflexe de défense. D’ailleurs, malgré les assauts dont il est l’objet, le Gouvernement conservateur a un peu restauré la confiance dans la Livre, bien précaire depuis un an. Les résultats ne sont pas encore assurés, surtout si la dépression aux Etats-Unis s’accentue.

 

La Crise Financière Française

Les Anglais, comme d’autres, ont été impressionnés par la crise financière française et les ravages d’une inflation dont nous sommes la plus fâcheuse illustration. On s’étonne que devant un péril aussi évident qui met un grand pays comme le nôtre à la mendicité d’une aide extérieure, la surenchère des syndicats se poursuive sans trêve et que les plus acharnés dans cette entreprise, ne soient pas les communistes.

 

Les Pouvoirs Compensateurs

Qu’on nous permette sur cette question d’ordre intérieur, une remarque : certains qui ne sont pas communistes, veulent détruire le capitalisme espérant le remplacer par une forme de relations économiques et humaines, plus justes et qui laisserait aux citoyens plus de liberté. Or, ils ne voient pas qu’en détruisant ce qui reste de capitalisme en France, ils supprimeraient en même temps un des pouvoirs antagonistes qu’on appelle compensateurs, grâce auxquels la liberté économique, inséparable de toutes les autres, peut survivre. Lorsque le capitalisme dominait la société, comme au temps de Marx, il ne laissait aux travailleurs, comme le disait Gompers aux Etats-Unis, que la liberté de mourir de faim. De même, dans les pays totalitaires communistes, le pouvoir aux mains d’un seul groupe ne laisse aux travailleurs que le droit d’obéir : le travail aux pièces, la semaine de 50 heures et le travail du dimanche au profit de ceux qui sont l’État. La diversité des structures économiques est la sauvegarde de la liberté. En en détruisant une, quelle qu’elle soit, on prépare le régime Kadar, rien d’autre.

 

         

 

 

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