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Le Courrier d’Aix – 1958-01-11 – La Vie Internationale.
Le Véritable « Déterrent »
Le désarroi provoqué par l’apparition des Spoutniks, y compris la fausse nouvelle de l’homme projeté dans l’espace par les Russes, loin de s’apaiser, s’accentue ; dépression aux Etats-Unis ; confusion dans l’opinion, au Sénat, tout comme au Département d’Etat. Démission du général Gavin responsable des essais avortés, polémique rétrospective entre M. Wilson, ex-Secrétaire à la défense, et l’Administration, voilà pour les Etats-Unis.
Fausses Manœuvres Britanniques
MacMillan, en Angleterre, qui avait cru pouvoir ressaisir l’égalité avec les Américains et dominer l’O.T.A.N. avec eux, s’est trouvé désavoué aussi bien par son opinion publique que par l’opposition travailliste ; détrompé par les Américains qui ne veulent pas d’allié privilégié ; malmené par les Européens dont la mauvaise humeur et la méfiance à l’égard de la politique britannique se sont accusés à Paris. M. MacMillan a couronné cette série de fausses manœuvres par une proposition de pacte de non-agression entre l’O.T.A.N. et Moscou qui a été aussi mal accueilli en U.R.S.S. que dans les capitales occidentales. Par ailleurs, le Chancelier Adenauer entretient avec l’ambassadeur Smirnov des conversations mystérieuses dont l’objet n’est pas clair. Quant à Paris, on est trop anxieux d’obtenir des crédits américains pour se permettre d’émettre un avis.
La France, Puissance Atomique
Le Gouvernement français a cependant une arrière-pensée qui explique, autant que la naissance du Marché Commun, l’irritation des Anglais. La France voudrait obtenir l’autorisation de devenir une puissance nucléaire. Les Américains hésitent à l’accorder. D’un côté ils craignent de perdre le contrôle de la politique européenne, mais de l’autre ils voient là un moyen de pression sur l’U.R.S.S. qui a intérêt à empêcher que la puissance nucléaire ne s’étende à de nouveaux pays, en particulier à la France et à l’Allemagne. Cet arrière-plan des tractations internationales complique encore la situation.
Le Véritable Facteur de Paix
De grandes émotions, comme celle qui est née de l’apparition des Spoutniks, ne sont pas de nature à éclaircir l’entendement des hommes. Toutes les autorités privées et publiques y sont allées de leur commentaire ; aucun ne nous a beaucoup éclairé. Il nous semble, en particulier, qu’un ordre de considérations, à nos yeux capital, a échappé aux observateurs. Le véritable « déterrent » à la guerre, comme disent les Anglo-Saxons, ne se trouve pas dans les armes nucléaires. On peut même penser qu’une supériorité militaire temporaire est une tentation à en user, comme cela fut toujours le cas dans le passé.
Hypothèses
Mettons les choses au pire : Supposons que l’U.R.S.S. détruise la puissance américaine par surprise ou simplement par une série de coups de force locaux en Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud-est, ruine l’économie du Monde libre et l’accule à une faillite générale dans un délai relativement court, un an ou deux par exemple.
La misère s’abattrait sur les trois-quarts du globe ; les pays les plus industrialisés connaîtraient un chômage généralisé et une disette alimentaire. Les pays sous-développés ne pouvant plus vendre les produits qui les font vivre retourneraient au chaos et à la vie primitive. Une guerre ne serait pas pour cela nécessaire. Il suffirait que le commerce international et l’ordre social qui le supporte soit paralysé. Pour substituer à l’ordre ancien un ordre nouveau, il faudrait de nombreuses années, peut-être une génération avant de reconstruire des sociétés qui ont mis deux siècles en moyenne à édifier cette organisation fragile, complexe et efficiente qu’est le capitalisme moderne.
Que pourraient faire les nouveaux maîtres du monde, les Soviétiques, qui verraient tomber sur leurs épaules une quarantaine de nations en pleine anarchie économique et sociale ? Eux qui, après treize ans d’occupation, n’ont pas réussi à abolir les cartes d’alimentation dans un pays essentiellement agricole comme l’Allemagne orientale. Non seulement leurs ressources seraient insignifiantes par rapport aux besoins, mais ils seraient incapables d’absorber une quantité, même modeste, du potentiel de production tant des pays industrialisés, que des zones de matières premières. Devant le chômage et la famine, on devine aisément comment les peuples accueilleraient le communisme ; la révolte hongroise serait peu de chose en comparaison. Ajoutons pour compléter le tableau que les Russes n’ont pas de monnaie au sens moderne du mot, pas de mécanisme de crédit adaptable aux besoins du monde ; leur système est rudimentaire et ne fonctionne que dans un pays en autarcie et qui n’a à satisfaire que des besoins élémentaires.
L’Exemple de l’Occupation Allemande
Pour mieux nous faire comprendre, rappelons l’exemple de l’occupation allemande, présente à nos mémoires. Pendant quatre ans, cette occupation n’a pas touché à l’ordre social, ni au système d’échange. Il n’y a pas eu davantage de chômage, les travaux militaires ayant suppléé aux civils. Et cependant, nous avons été réduits à une extrême pénurie et privés de l’indispensable. Que serait-ce si tout à l’intérieur comme à l’extérieur, était bouleversé !
Les Plans Soviétiques
Les Russes sont gens prudents. Nous avons de bonnes raisons de croire que ces considérations ne leur échappent pas. Ils poursuivent une politique méthodique, implacable ; ils visent à la suprématie mondiale et ils sont persuadés d’y parvenir un jour. Mais nous les croyons sincères quand ils parlent de rattraper d’abord les pays capitalistes avant de les détruire. Pour réussir, il leur faut beaucoup de temps et de la patience. Affaiblir l’adversaire par petites étapes, obliger les gouvernements à intervenir de plus en plus dans l’économie et à miner eux-mêmes la libre entreprise, leur enlever une par une leurs sources d’approvisionnement, les enliser dans des crises économiques successives de façon que lorsque l’heure du coup de grâce sera venue, se soit établi dans les pays autrefois capitalistes un ordre déjà assez collectivisé pour s’harmoniser sans trop de heurts avec la dictature qu’ils entendent imposer. Précipiter les choses, soit par la guerre, soit par subversion accélérée serait s’exposer eux-mêmes à être ensevelis sous des ruines économiques et sociales qui pourraient écraser le système communiste, au profit d’on ne sait trop quelle autre forme de régime qui pourrait alors surgir du chaos.
Nous n’entendons pas, par là, minimiser l’importance de l’apparition des Spoutniks. Ils ont marqué le début de changements profonds dans l’ordre international dont la gravité se fera progressivement sentir. Mais l’espèce de panique et de désarroi qu’ils ont suscités, les anticipations catastrophiques, ne sont pas fondées en raison L’événement pose de nouveaux problèmes plus difficiles à résoudre que ceux que posait l’ordre ancien plein de plus d’inconnues et de périls, voilà tout.
Il ne semble pas malheureusement qu’on ait beaucoup pensé à tout cela. Le Monde libre donne plus que jamais, le spectacle de la désunion et de l’irrésolution. Il est assez misérable de voir à la dernière réunion des Ministres de l’Europe des Six, ces grands personnages incapables de s’entendre pour se donner simplement une capitale. Faut-il croire que le Marché Commun n’est qu’une occasion de créer des emplois pour quelque dix mille nouveaux prébendiers qui n’ont pu être casés dans les nombreux organismes déjà créés. Si le Marché Commun ne devient pas une réalité, on peut être tranquille : Il existera sur le papier.
CRITON
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P.-S. _ Dans un récent article, nous avions parlé de la durée du travail dans les pays satellites. Il est exact que, en Tchécoslovaquie, en Hongrie et même en Pologne, en 1955-56, avant la révolte de Poznań, la semaine de 50 et même 52 heures a été imposée dans les mines et l’industrie lourde et aussi le travail du dimanche non rétribué quand les normes de production n’étaient pas atteintes, ce qui était à peu près constant. Il est exact également que M. Krouchtchev a promis récemment la journée de 7 heures dans certaines industries, sans préciser d’ailleurs lesquelles. En Russie même, le travail se faisant généralement aux pièces, la durée du travail est très irrégulière.