Criton – 1958-12-06 – De quelques Grands Problèmes

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Le Courrier d’Aix – 1958-12-06 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Grands Problèmes

 

Ce sont évidemment les résultats des élections en France qui inspirent les principaux commentaires d’une actualité par ailleurs assez terne. L’affaire de Berlin n’est pas prise au tragique, et dans la lutte entre les Six du Marché Commun et les Non-Six comme on les appelle, ceux-là sont moins inquiets qu’ils ne le laissent paraître.

 

Les Réactions aux Élections Françaises

Les réactions aux élections en France sont de plusieurs sortes. D’abord, la défaite du communisme, plus ample que prévu. Est-ce un épisode de la politique française ou la manifestation d’une tendance plus générale qui, peu à peu, détourne les masses des pays occidentaux au niveau de vie élevé d’une idéologie qui ne peut plus tenter que les peuples sous-développés ? Il suffit d’analyser les statistiques pour répondre : le déclin du communisme en Occident se poursuit depuis des années, sauf en Italie, encore que de ce côté des surprises sont à attendre, peut-être même avant peu. A Moscou même on ne se fait plus d’illusion.

 

Craintes Extérieures

Pour le reste, les commentaires étrangers sont empreints d’un certain malaise. On craint un retour en force du nationalisme français, l’étouffement des tendances libérales, un protectionnisme plus intransigeant. Ces inquiétudes qui ne nous paraissent pas fondées montrent cependant qu’une certaine méfiance à notre égard est loin d’être dissipée. Mais derrière ces remarques un peu sommaires, un débat autrement profond s’esquisse.

 

La Démocratie Parlementaire

Tous les pays de démocratie parlementaire, y compris les plus attachés à cette formule, les Etats-Unis et l’Angleterre, se demandent depuis quelques temps déjà si cette institution correspond bien aux exigences de notre temps. On a remarqué et reproduit un peu partout un article là-dessus, de M. Massigli paru dans « Le Monde ». On a été frappé aussi des déclarations de plusieurs leaders du Moyen-Orient et d’Afrique qui font état de l’impossibilité d’adapter le parlementarisme aux pays de structure sociale arriérée. Tous, sans exception, s’orientent vers une formule autoritaire non pour satisfaire uniquement des ambitions personnelles, mais parce qu’ils n’ont le choix qu’entre cela et l’anarchie. Tel le cas récent du Pakistan.

Autorité n’est pas nécessairement synonyme de dictature. Dans les pays très évolués, il y a assez de pouvoirs compensateurs pour qu’une dictature puisse longtemps résister à leur pouvoir. Si l’Italie, par exemple, revenait à une formule autoritaire, ce ne serait plus celle du fascisme. L’économie de 1958 n’est plus celle de 1922. Et c’est précisément la multiplicité de ces pouvoirs organisés au sein des démocraties qui rendent le système parlementaire classique inviable. La nécessité d’une autorité arbitrale apparaît pour que tous les antagonismes nés du développement économique ne se neutralisent pas dans l’impuissance.

C’est bien là, à notre avis, le sens profond des élections françaises et comme, malgré ses défauts, notre pays demeure aux yeux de l’étranger une lumière, on est frappé plus qu’on ne veut l’admettre du cours nouveau donné à notre orientation politique. A cet égard l’exemple de la France aura dans le monde des répercussions très amples qui ne se feront jour que peu à peu. Il est significatif que même les Anglais se demandent si leur vieux système est encore valable.

 

La Révolution Chinoise

Puisque l’actualité nous laisse le loisir de méditer, revenons à ce qui est en train de devenir le grand problème de notre époque, l’événement le plus important peut-être du siècle, la révolution chinoise qui n’a vraiment pris forme que depuis quelques mois. Nos premières appréciations là-dessus étaient erronées. Depuis, les documents se sont accumulés – et en particulier d’origine japonaise. Les Japonais en effet sont mieux placés pour juger de ce qui se passe en Chine et ils observent avec un détachement dont les Européens les plus avisés sont incapables. Pour dire les choses en gros, c’est en Asie que le communisme est en marche et les résultats de ce mouvement de masse sont impressionnants. Les récoltes ont bien doublé ; des montagnes sont aplanies, des fleuves disciplinés, des usines de village fonctionnent dans la contrainte la plus rigoureuse, mais aussi par un incontestable élan.

 

Sa Signification

On peut se demander si cela n’est qu’épisodique ou si au contraire une partie de l’humanité, encore primitive à certains égards, ne va pas retrouver l’impulsion qui, il y a des millénaires, a poussé la nature à organiser des sociétés animales, les hyménoptères sociaux, qui, elles, se sont figées dans une structure invariable. La fourmilière retrouvée sous l’aspect humain. Mais cela a une autre signification. Le pseudo-communisme des Soviets apparaît dérisoire, à côté de l’expérience chinoise, ou pour tout dire une imposture. Quand le balayeur des rues de Moscou qui travaille sous la neige pour 300 roubles par mois, voir passer la limousine du Recteur de l’université, qui en gagne 25.000, a chauffeur, villas et domestiques, il ne peut que se rendre compte que son sort n’est guère changé depuis les Tsars. Les slogans n’y peuvent rien.

Si l’expérience chinoise se développe et réussit, les Russes seront obligés de reconnaître qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils prétendaient et surtout que s’ils veulent vraiment le faire, il leur faudra suivre le mouvement lancé par Pékin.. Le monde entier d’ailleurs, et les sous-developpés comme les autres, verront ce qu’est le communisme ce qu’il implique d’efforts et de renoncement, à quel genre de société il conduit. Il y a beaucoup à parier que l’exemple paraîtra à la plupart plutôt effrayant que séduisant, et les Russes les premiers hésiteront.

 

L’Attitude Russe

Derrière la façade autocratique de Moscou, le problème agite les esprits en profondeur. Les réformes de Krouchtchev et en particulier celle de l’enseignement, dont nous avons parlé, qui tend à imposer aux élites le travail manuel est une manifestation de cette inquiétude. Cela peut, à long terme, avoir aussi des répercussions dans la politique internationale. La nouvelle génération russe qui a perdu tout enthousiasme révolutionnaire, prend conscience qu’elle appartient à la civilisation occidentale à laquelle, dans son for intérieur, elle n’aspire qu’à s’unir à nouveau, que le véritable fossé n’est pas l’artificiel rideau de fer, mais celui qui la sépare des mases innombrables de l’Asie orientale. Avant même que la révolution chinoise ne prenne forme, cette tendance parmi les intellectuels russes était déjà sensible. Le Parti s’en est ému et l’affaire Pasternak l’a prouvé.

Tout cela constitue les nouveaux problèmes d’un monde nouveau dont l’accélération – la Chine en est l’exemple – nous impose une adaptation quotidienne, à vrai dire, un peu vertigineuse. Il conviendrait que l’intelligentsia, chez nous surtout, et aussi ailleurs, fit cet effort. Il ne faudrait pas que ce soit l’homme de la rue qui a plus d’instinct, à défaut de science, qui apprenne à l’intellectuel que nous ne sommes plus en 1789, ni en 1848, ni même en 1917, ou en 1945. Les vrais réactionnaires sont ceux qui nourrissent les idées du radicalisme ou du marxisme. Ils ont depuis dimanche une belle occasion de faire retraite.

 

En Amérique Latine

Dans le domaine de l’actualité proprement dite, on ne saurait négliger d’observer une évolution assez imprévue en Amérique latine. Après les élections présidentielles au Chili qui ont ramené au pouvoir les éléments libéraux en la personne d’Alessandri, le même revirement se produit en Uruguay où les « Colorados » ont été éliminés par les « blancos ». L’action énergique du président Frondizi en Argentine, aux prises avec les grévistes péronistes du rail, va dans le même sens. Les difficultés économiques de ces pays sont la cause essentielle de ce renversement de tendance. Après les violentes réactions contre le capital étranger, les manifestations de nationalisme xénophobe, attisées par les communistes, la nécessité d’une coopération avec les grands pays industriels s’est imposée devant le désordre financier. Il est question au contraire d’ouvrir ces pays aux initiatives privées de quelque côté qu’elles viennent et de préférence du plus grand nombre – pour que les Etats-Unis ne dominent pas. Après les violents incidents qui avaient marqué le voyage du Vice-Président Nixon on ne s’attendait guère à cette conversion ; venant de la majorité des électeurs eux-mêmes, elle n’en est que plus significative.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-11-29 – Rivalités Coloniales

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-29 – La Vie Internationale.

 

Rivalités Coloniales

 

Les uns après les autres, les commentateurs reconnaissent que la politique de Krouchtchev est plutôt confuse. L’alerte de Berlin est toujours en suspens ; les deux Conférences de Genève piétinent. Les uns pensent que les nombreuses mesures intérieures, réforme de l’enseignement création des milices ouvrières, ne vont pas sans opposition et qu’il faut faire donner la propagande pour couvrir sa voix. Les autres parlent de l’inquiétude croissante déterminée par le développement de la révolution chinoise et même des pressions de Mao Tsé Toung sur Moscou par l’entremise des opposants à Krouchtchev. On tire argument des récents changements dans le groupe dirigeant de la Mongolie extérieure où Molotov représente les Soviets et où Chinois et Russes s’affrontent. Quoi qu’il en soit, les offensives du Kremlin ne mordent pas, alors que les divisions de plus en plus apparentes entre Alliés occidentaux devraient lui fournir un terrain propice.

 

Les Nouvelles Dictatures

Notons au passage deux confirmations à nos précédentes chroniques :

A la Conférence de Genève pour la prévention des attaques surprises, le délégué soviétique a accusé les Occidentaux d’être venus pour obtenir des renseignements militaires. Inutile d’ajouter que la réciproque est aussi vraie. Comme celle des experts qui a précédé, ces réunions ont l’espionnage pour objet et non un accord politique.

Par ailleurs au Soudan, l’ex-premier ministre Khalil a confirmé sa participation au coup d’état du général Abboud et a clairement indiqué qu’il avait pour objet de défendre l’indépendance du pays contre les ambitions du Colonel Nasser. Il a par contre nié que les Anglais y soient pour quelque chose – prudence sans doute. Le cas actuel de Nasser est d’ailleurs assez curieux : ses succès jusqu’à ces derniers mois du moins, lui ont suscité des émules. Au Pakistan, en Irak, au Ghana et maintenant au Soudan, sans parler de la Tunisie où Bourguiba remplit un rôle analogue, des dictateurs se sont emparés du pouvoir et, suivant la doctrine nassérienne, jouent plus ou moins d’un neutralisme profitable, demandant à l’Est ce que l’Occident refuse, et inversement. Et l’ambition leur vient d’étendre leur pouvoir à des pays voisins comme Nasser l’a fait pour la Syrie. Le résultat est qu’une concurrence s’établit entre eux et que le maître du Caire est contrecarré par ses émules qui lui ferment la route de l’expansion.

 

Ghana et Guinée

Le dernier événement de cet ordre concerne Nkrumah, le nouveau leader de l’Afrique Noire ; on a appris, non sans surprise, que Sékou Touré, le Premier guinéen venait de conclure avec lui, non plus une alliance mais un projet de fusion des deux Etats nouvellement indépendants, la Guinée et le Ghana. Surprise, disons-nous, pas tout à fait. Des bruits assez étranges circulaient sur les intrigues des agents britanniques en Guinée, ceux-là même qui ont opéré au Togo et poussé au pouvoir au Togo Français Sylvanus Olympio, de formation britannique. Le plan était alors de préparer la fusion des deux Togo, l’Anglais et le Français et si possible entraîner le Dahomey. Ces deux petits pays pouvant évoluer vers le Nigéria dont l’indépendance est prévue pour avril 1960. Mais on ne pensait pas que l’opération fut possible entre la Guinée hier française et le Ghana, séparés au surplus l’un de l’autre par la Sierra Leone, encore colonie britannique, le Libéria indépendant, mais en fait contrôlée par les Etats-Unis, et surtout la Côte d’Ivoire française qui tient à ses libertés propres.

Cette fusion Guinée-Ghana aurait pour conséquence de faire passer la Guinée dans le Commonwealth britannique, si Londres et les autres membres de la Communauté y consentaient. Le gouvernement MacMillan est embarrassé, car l’événement n’améliorerait pas les relations franco-anglaises, on s’en doute. Il nous semble d’ailleurs que MM. MacMillan et Selwynn Lloyd n’étaient pas très au courant de l’affaire, ni même le Colonial Office. Elle a été menée par des agents locaux qui pouvaient rentrer dans l’ombre en cas d’échec. Cependant, l’émissaire de Sékou Touré a été très cordialement accueilli à Londres par les Ministres eux-mêmes.

 

L’Aluminium

Il nous faut expliquer les dessous économiques de l’affaire. De tous les territoires d’Afrique Noire, la Guinée renferme les richesses les plus aisément exploitables. Il y a d’abord les mines de fer de Conakry en exploitation, qui peuvent fournir 2 millions de tonnes et les gisements de bauxite des îles de Loos, en exploitation également (500.000 tonnes). Mais c’est surtout l’ensemble bauxite-aluminium Fria-Tougué-Kinda, associé au projet de barrage du Konkouré qui constitue pour la production d’aluminium un centre de première grandeur et qui a, sur d’autres projets, l’avantage d’être déjà en cours d’exécution et financé en grande partie. Cette source d’approvisionnement d’un métal dont l’importance grandit, doit aller aux pays du Marché Commun. Les Anglais n’ayant qu’une participation de 10,5%, la Guinée rattachée au Commonwealth l’aluminium s’orienterait vers lui, grâce au jeu des préférences douanières. Il n’est pas besoin d’en dire plus. Lorsque l’on pense que la guerre a failli éclater en 1911 entre la France et l’Allemagne parce qu’une canonnière avait mouillé à Agadir et qu’il fallut, pour arranger les choses, céder un petit morceau d’Afrique perdu près du Tchad, on mesure combien les passions des peuples s’apaisent ou plutôt, comme celle des individus, changent d’objet.

 

L’Émancipation de l’Afrique Noire

On ne saurait cependant minimiser la gravité de l’affaire Guinée-Ghana. Les événements survenus depuis le 13 mai, ont déclenché dans notre Afrique Noire un mouvement d’émancipation qui, s’il existait auparavant, hésitait à passer à l’acte. Certaines déclarations ont allumé la flamme. Le comble serait que les Anglais recueillent une partie de l’héritage. Ce n’est pas impossible.

S’il fallait hasarder un pronostic, nous pensons que le mouvement actuel de fusion et de fédération africaine s’opposant à ce qu’on appelle la balkanisation de l’Afrique, ne sera pas durable car il se heurtera à des rivalités de personnes et de clans qui feront éclater les rapprochements actuels ou les rendront verbaux. Les Anglais, avouons-le, ont mieux profité de ces rivalités et au sein de l’indépendance qu’ils accordent peu à peu, conservent des positions bien fondées sur ces antagonismes. L’exemple du Nigéria est, si nous pouvions l’exposer ici, assez instructif à cet égard. Mais il y a aussi, sinon d’abord, un problème économique auquel la question du Marché Commun et de la zone de libre-échange n’est, certes, pas étrangère.

 

Politique Intérieure des Etats-Unis

Il est intéressant de suivre l’évolution de la politique intérieure américaine telle qu’elle se dessine après la victoire des Démocrates aux élections du 4 novembre. On l’a appelée la victoire des dépensiers, ce qui explique que les milieux d’affaires l’ont accueillie sans défaveur. Les Républicains, conservateurs en matière financière, n’ont pas compris la pression de l’opinion pour une extension des services publics ; la dépression qui n’est pas encore surmontée a eu pour point de départ la mévente de l’automobile, industrie clef. Et la cause, c’est que le réseau routier n’est pas adapté à son expansion continue. De même, l’énorme développement des villes exige une extension corrélative des services urbains, d’adduction d’eau, de voirie, d’installations de toutes sortes. Enfin et surtout, l’équipement scolaire et universitaire n’est pas à la hauteur des tâches de l’enseignement moderne, et les Américains ont été frappés de leur retard à cet égard par le lancement des Spoutniks et la préparation en masse de techniciens en U.R.S.S.

Tout cela exige des investissements à l’échelle des Etats-Unis au détriment des biens de consommation si l’on veut éviter une inflation déjà menaçante. Par ailleurs, les Américains orientent leurs aspirations vers la satisfaction des besoins collectifs et paraissent un peu saturés des commodités privées que la publicité leur a, pour ainsi dire, imposées. La demande se déplace. Il faudra que les Pouvoirs publics et les industriels en tiennent compte. C’est le sens du changement d’ordre politique qui vient d’intervenir aux Etats-Unis. Le mouvement n’est pas isolé. Il existe aussi en Europe. Il faut des routes et des écoles. De l’autre côté, on n’est pas encore au stade de la voiture particulière. On y viendra cependant par la force même du progrès, et alors bien des choses changeront avec.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-11-22 – Les Déplacements de la Guerre Froide

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-22 – La Vie Internationale.

 

Les Déplacements de la Guerre Froide

 

Le fait nouveau, c’est le coup d’état militaire à Khartoum au Soudan. Il nous intéresse particulièrement puisque l’A.E.F. a plus de 1.200 kilomètres de frontière commune avec ce pays. Conquis par Nasser, celui-ci occuperait le flanc de notre Afrique noire.

 

Le Coup d’État de Khartoum

Il était moins cinq. Le gouvernement pro-occidental de Khalil allait être obligé de capituler. Le chef de l’opposition était au Caire accompagné par le principal allié du Premier ministre qui était allé le rejoindre sans même prévenir son Président du Conseil. En un tournemain, sans résistance, le Maréchal Abboud a pris le pouvoir et dissout les partis. On n’est pas d’accord sur le sens de cette nouvelle dictature. Il est cependant clair qu’Abboud qui a servi dans l’armée britannique et recevait constamment des armes de Londres, qui de plus, est l’ami d’enfance du président Khalil, a agi de concert avec lui et sans doute avec les Anglais. Il ne faut pas attacher grande signification aux déclarations officielles. Il est de bonne politique que le Maréchal Abboud se déclare anti-impérialiste et même antibritannique et américain pour plaire aux masses que la propagande égyptienne travaille depuis des années, et aussi pour ne pas provoquer au départ l’hostilité du Colonel Nasser.

Celui-ci n’a pas réagi clairement. Mais alors qu’il complotait avec les partis d’opposition soudanaise le renversement de Khalil, il y a tout lieu de croire que le coup d’état n’était pas dans ses plans. Pour les Anglais, comme le Soudan touche au Kenya et par-delà à toute l’Afrique Orientale, le maintien de son indépendance est une question primordiale. Et les Américains qui viennent de verser 30 millions de dollars au Soudan pour parer à la crise du coton, ne sont pas non plus inactifs dans cette région. Ils ont aussi une forte position en Ethiopie, autre voisin du Soudan, où le Négus craint pour son trône. Ce n’est pas sans raison non plus que le Duc et la Duchesse de Gloucester sont actuellement en visite à Addis-Abeba. Les Russes eux sont à Assouan en tournée d’inspection afin de diriger la mise en œuvre du barrage pour lequel ils ont promis 300 millions de roubles. La partie est sérieuse, et le Maréchal Abboud aura un rôle difficile. Il est normal qu’il jette un écran de fumée devant ses intentions.

 

La Position de Nasser

Comme nous l’avons noté déjà, la position de Nasser n’est pas actuellement très aisée. Il n’a pas réussi à rattacher l’Irak à la R.A.U. Au Liban, match nul. Le pays, encore instable, reste neutre et indépendant. En Jordanie, le coup manqué pour s’emparer du Roi Hussein oblige Nasser à une expectative prudence. Enfin aucune réconciliation n’est intervenue avec Bourguiba, et le Maroc a trop à faire pour s’intéresser à la querelle. De plus, Nasser a décidé, à l’exemple des lointains pharaons et, en plus récent, de Mao Tsé Tung de mobiliser les fellahs égyptiens pour effectuer de grands travaux ; le travail forcé pourrait n’être pas très populaire et à l’extérieur refroidir l’enthousiasme des nomades du désert et des paysans de Syrie qui l’acclamaient.

 

Le Réveil de la Question de Berlin

Les Russes qui n’ont pas eu grand succès dans leurs tentatives d’alarmer l’opinion mondiale – on ne parle plus guère de l’affaire de Formose et des îles côtières qui suit son cours au ralenti – se sont décidé à rallumer la guerre froide en Europe. Ils ont choisi Berlin. Ce coin de liberté enfermé dans leur empire les gêne et plus encore le Gouvernement Ulbricht. Ils ne peuvent cependant guère espérer chasser les Occidentaux de cette position-clef. Les prétextes juridiques ne tiennent pas debout et l’autre argument que Berlin sert de centre de propagande et d’espionnage joue dans les deux sens.

Le motif de Krouchtchev nous paraît tout autre. La puissance économique de l’Allemagne Occidentale grandit sans cesse ; le seul point faible, l’insuffisance des capitaux, est surmonté. Non seulement l’épargne s’est multipliée et investie mais on dit même qu’elle est excessive et que cela nuit à la consommation. Une hausse considérable de l’ordre de 50 pour cent en moyenne, s’est produite ces derniers mois sur les bourses allemandes. La tournée du Dr Erhard en Asie, l’assistance de Bonn à la Grèce, sa participation aux comités internationaux pour l’aide aux pays sous-développés, tout cela fait de l’Allemagne un élément prépondérant dans l’organisation par le Monde libre de la résistance à la compétition soviétique. De plus, avec l’amorce du Marché Commun, les capitaux étrangers en particulier américains affluaient en Allemagne. L’offensive soviétique a pour but de renverser la tendance en ramenant l’attention sur la position précaire de ce pays coupé en deux et menacé par la présence des troupes russes. C’est le seul résultat que les Soviets peuvent attendre ; encore n’est-il pas certain qu’ils réussissent.

 

Le Plan de Sept Ans des Soviets

On a commenté le Plan de sept ans que Krouchtchev a présenté au Comité Central pour approbation par le Parti ; plan ambitieux qui prévoit un accroissement moyen de 10% l’an de la production soviétique. Les Occidentaux seraient rattrapés en 1970, sinon dépassés. Les économistes se sont émus, surtout aux Etats-Unis. Une remarque cependant, s’impose à nos yeux. Que signifie ce mot rejoindre la production américaine ? Aligner des tonnages en face d’autres, c’est-à-dire des quantités. Mais la civilisation moderne, le niveau de vie des peuples n’est pas affaire de quantité seulement. C’est beaucoup plus une question de qualité. Les chiffres perdent de leur importance dès que les besoins élémentaires d’une population sont satisfaits, qu’elle est nourrie, vêtue et logée, à l’abri du froid et de la faim et l’U.R.S.S. atteindra ce stade, ce qui, sauf pour le logement, l’est déjà à peu près. Par contre, aucun travailleur occidental n’achèterait, même à bas prix, ces objets usuels dont les Russes doivent se contenter. Le niveau de vie est fait de la diversité d’abord, de la qualité de plus en plus délicate des objets de consommation. Grâce au jeu de la concurrence entre producteurs, chaque individu peut – plus ou moins selon ses moyens – choisir à son goût et différencier son genre de vie de celui de ses voisins, adapter si l’on veut sa personnalité aux objets variés qu’on lui propose.

Le capitalisme d’État avec sa fabrication de série sera-t-il jamais en mesure de satisfaire ces exigences ? Et cela non seulement dans l’ordre matériel mais dans celui de l’art et de la pensée, où sévit, on l’a vu, le plus rigoureux conformisme. Pour rattraper les Occidentaux dans ces domaines, il faudrait les imiter, c’est-à-dire renoncer au collectivisme et laisser la recherche du profit et l’initiative privée briguer la faveur du consommateur et aller au-devant de ses désirs. Les statistiques n’ont rien à voir là-dedans.

 

Expansion et Inflation

Toujours dans l’ordre économique, les choses changent, les idées et les politiques suivent à une allure telle que les spécialistes, eux, ne suivent pas toujours. On n’a pas souligné l’importance du nouveau cours inauguré par le Gouvernement MacMillan. Après tant d’années d’austérité, de restrictions de crédit et de super-fiscalité sans résultat bien convaincant, les Anglais depuis six mois ont renversé la vapeur. Ce sont d’abord les banques privées qui ont ouvert leurs caisses à tous les empruntants solvables, à toutes les petites et moyennes bourses qui ont besoin de crédit pour acheter tout de suite ce qu’elles désiraient. Puis la banque d’Angleterre a abaissé son taux d’escompte et élargi le crédit. D’où la vague d’achats que nous avons signalée.

Est-ce là le signe d’un retour à l’inflation ? Ce mal qu’avec raison on accuse de ronger l’ordre social ? Il est trop tôt pour savoir. D’ailleurs le mot d’inflation, que l’on emploie tant recouvre des réalités assez différentes, ce que nous ne pouvons expliquer ici. Nous craignons cependant que les orthodoxes qui, en ce moment en France et ailleurs aussi, cherchent à ramener les finances à un ordre rigoureux, se rendent mal compte de la direction présente de l’économie capitaliste. L’impératif majeur, sinon unique, est partout l’expansion et celle-ci ne va pas sans une anticipation assez large des revenus futurs. On a assisté ces derniers mois à ce paradoxe sans précédent : les cours de la Bourse de New-York, en pleine récession, continuaient de monter et plus encore maintenant qu’elle s’atténue. Les niveaux atteints sont mal justifiés et escomptent très largement l’avenir. Normalement, selon l’exemple du passé, une chute est inévitable. Or, il n’est pas sûr qu’elle se produise. En effet, les acheteurs paraissent convaincus que la monnaie sera toujours sacrifiée à l’expansion et qu’elle devra se dégrader progressivement, sous peine d’une crise que l’on évitera à tout prix. Le même état d’esprit devient perceptible à Londres, à Amsterdam, en Suisse. Le phénomène ne serait malsain que s’il était isolé. Généralisé au contraire, il peut devenir normal et nécessaire, à condition bien entendu, qu’il soit contrôlé. Alors attention à ne pas retarder d’une guerre en politique économique, en optant pour l’austérité quand les autres y renoncent.

 

                                                                                                                  CRITON

Criton – 1958-11-15 – Du Vieux et du Neuf

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-15 – La Vie Internationale.

 

Du Vieux et du Neuf

 

La guerre froide ne chôme pas et la politique soviétique ne change guère. Les thèmes seuls varient. En moins de trois semaines, il y a eu, avec les développements de l’affaire de Formose, une attaque contre Israël accusé de mobiliser pour envahir la Cisjordanie, une menace contre la Perse convaincue de conclure un pacte militaire avec les Etats-Unis, et aujourd’hui une tentative pour remettre en question le statut de Berlin. Nous en oublions probablement.

On s’est habitué à ces coups de boutoir et il y a longtemps qu’on ne s’en effraie plus. Mais la diplomatie reste en haleine, et cela ne va pas sans remous d’opinion qui jouent quand même leur rôle en période d’élection, comme ce fut le cas aux Etats-Unis, le 4 novembre. Il y a aussi deux Conférences Est-Ouest en cours qui se tiennent simultanément à Genève, l’une pour mettre fin aux expériences nucléaires, l’autre pour prévenir les attaques surprises. Nous n’en avons pas parlé jusqu’ici, considérant que ce sont là des épisodes routiniers sans portée réelle et destinés à tenir les diplomates et les experts en bonne forme.

 

Les Conférences de Genève

Ces conférences ne sont pas cependant sans objet pour le Kremlin. Deux versions ont cours là-dessus : l’une n’y voit que propagande destinée à exalter le pacifisme du camp dit Socialiste et les desseins belliqueux des Occidentaux. D’autres prenant l’affaire au sérieux, voient là une chance de réduire les risques de contamination atomique parce que les trois Puissances détentrices des bombes ont intérêt à s’entendre pour exclure la venue de nouveaux partenaires, la France entre autres, et peut-être aussi la Chine.

Les deux thèses ont sans doute quelque chose de fondé. Mais nous nous permettons d’en émettre une troisième : si les Russes ont mis une bonne volonté inattendue l’été passé à envoyer leurs savants discuter avec leurs collègues occidentaux des moyens de détecter les explosions nucléaires, si aujourd’hui ils adjoignent aux experts des diplomates de premier rang comme Kouznetsov, ce n’est pas avec l’intention de trouver une base d’accord, mais pour savoir par l’attitude de leurs adversaires, de quels moyens techniques ceux-ci disposent, et par recoupement quels engins ils préparent. Ces conférences sont pour nous une forme nouvelle d’espionnage destinée à compléter les renseignements recueillis par les moyens ordinaires. Il y a autour de ces tables, à Genève, des gens bien renseignés et il leur est difficile, au cours des discussions longues et approfondies, de ne pas trahir involontairement quelques-unes de leurs préoccupations. On a sondé les savants, on sonde les experts et derrière eux les hommes d’Etat et les militaires qui leur ont donné des consignes. Dans l’ambiance suisse qui est le lieu géométrique de l’espionnage international, on peut apprendre bien des choses.

 

L’Interview de Krouchtchev par W. Lippmann

On lit en ce moment avec intérêt le récit de W. Lippmann, le célèbre publiciste américain, de son interview avec Krouchtchev. Faut-il cependant attacher grande importance à ce que dit le nouveau maître de l’U.R.S.S. ? Il parle beaucoup et se contredit d’abondance, manière comme une autre de mystifier son interlocuteur. C’est aussi un moyen de tenir les observateurs en alerte et de brouiller à plaisir les pistes en les égarant.

Retenons cependant un aveu historique, le premier qu’on ait pu obtenir d’un dirigeant soviétique. Selon Krouchtchev, à la Conférence de Munich, en 1938, les Occidentaux, en l’occurrence Chamberlain et Daladier, auraient eu pour objet en sacrifiant la Tchécoslovaquie à Hitler, de le détourner d’attaquer la France et l’Angleterre pour le pousser vers l’U.R.S.S. C’est prêter beaucoup d’imagination aux personnages qui ne cherchaient qu’à gagner du temps coûte que coûte. Mais Krouchtchev ajoute que Staline avait conclu l’année suivante avec Ribbentrop le fameux Pacte pour rendre la monnaie aux Occidentaux en poussant Hitler à attaquer l’Occident dans l’espoir qu’il s’y épuiserait, ce qui est la vérité même. L’aveu est d’importance et mérite d’être souligné. Krouchtchev a d’autre part fait entrevoir à son interlocuteur qu’un pacte russo-germanique analogue pourrait bien se renouveler, l’Allemagne de l’Ouest destinée à être anéantie en cas de guerre avec l’U.R.S.S. trouvant tôt ou tard intérêt à traiter avec les Russes pour survivre.

Il est difficile de croire que Krouchtchev espère convaincre les Allemands que leur intérêt est de s’allier aux Soviets ou même d’échanger leur neutralité et les garanties qu’ils tiennent des Etats-Unis contre une promesse du sieur Krouchtchev.

 

Le Nouveau Plan Rapacki

Mais son propos n’est pas sans but. Il s’agit de pousser les offres contenues dans le plan du ministre polonais Rapacki qui vient justement d’aller à Oslo chercher une collaboration possible avec le seul pays de l’O.T.A.N. qui ait avec l’U.R.S.S. une frontière commune, la Norvège ; la première édition du plan Rapacki n’avait pas eu grand succès. Le nouveau est plus habile car il tenterait de faire croire que si les Occidentaux consentaient à une neutralisation des deux Allemagnes, les armées soviétiques libèreraient aussi la Pologne. Un diplomate anglais en suspens, M. Antony Nutting, mordait ces jours-ci à l’hameçon et trouvait que le plan valait examen, s’il pouvait permettre de refouler les armées rouges derrière la Vistule.

Krouchtchev n’a pas tort de penser qu’il y a toujours des gens influents pour s’intéresser à tout ce qui paraît amorcer une détente. Il n’en manque nulle part, surtout en Allemagne. Mais, dans ce cas, nous nous permettrons de dire à M. Krouchtchev : Si vous voulez réussir, il ne faut pas courir plusieurs lièvres à la fois, lancer tous les huit jours une nouvelle offensive de guerre froide et proposer en même temps des plans de coexistence pacifique. Les deux à la fois s’annulent et la majorité de l’opinion reste sceptique. Elle se convainc que vous vous moquez d’elle. Elle en prend son parti et vaque à ses affaires. C’est ce qui se produit depuis deux ans.

 

En Chine

Les rapports sur la Chine s’accumulent et comme toujours se contredisent. Les uns ont vu des progrès foudroyants ; les autres parlent de résistance et même de révoltes. De l’analyse des témoignages, il ressort que les uns et les autres disent vrai.

L’expérience tentée par Pékin pour réveiller ce corps innombrable et le transformer de fond en comble dans ses mœurs comme dans sa mentalité, est quelque chose d’unique dans l’histoire humaine. Il convient de la suivre sans parti-pris avec une extrême attention. Il en sortira quelque chose ; sans doute ni ce que les uns craignent ou que d’autres espèrent, autre chose peut-être que ce que les adeptes de Mao attendent. Jusqu’ici, en effet, les révolutions ont utilisé les instincts des peuples à des fins novatrices, les bons et les mauvais, mais toutes se fondaient sur des tendances et des aspirations préexistantes. Ici au contraire, on fait violence à la nature pour former un homme nouveau sans tenir compte de ce qu’il était hier.

Mais on peut déjà en conclure que cette révolution est une garantie de paix pour le proche avenir. Quoi qu’en ait dit Krouchtchev à Lippmann qui l’interrogeait là-dessus, les Russes sont confondus par cette transformation du Monde chinois. Nous l’avons vu à l’occasion de la grande Conférence d’Irkoutsk dont personne n’a souligné l’importance. Les Russes sont obligés de faire contre-poids en Sibérie, et cela au prix d’un gigantesque effort qui va leur interdire bien des initiatives sur d’autres fronts : capitaux, ressources humaines et industrielles vont se porter vers ces immenses terres vides d’Orient au climat cruel ce qui, avec la course aux armements, doit retarder encore d’une décade l’élévation du niveau de vie en U.R.S.S. Krouchtchev d’ailleurs parle trop souvent de rattraper les Occidentaux sur ce point comme s’il en était si sûr. Personne en parlant d’abondance ne peut dissimuler ses soucis. En diplomatie, la meilleure arme est le silence. Mais il y a longtemps qu’il est passé de mode, dans un camp comme dans l’autre.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-11-08 – Confusion

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-08 – La Vie Internationale.

 

Confusion

 

Situation confuse ; le mot qui revient sous la plume des chroniqueurs la caractérise bien. Il s’applique autant aux affaires européennes et africaines qu’aux Moyen et Extrême-Orient et aux Etats-Unis où le raz de marée en faveur des Démocrates va singulièrement gêner la politique de l’Administration Eisenhower.

 

La Défaite des Républicains aux Etats-Unis

On s’attendait à cette défaite du Parti républicain. Cependant, la conjoncture économique avait été ces derniers mois, brillamment redressée. La prospérité revenait, plus vite qu’on ne l’espérait ; la paix n’était pas sérieusement menacée malgré l’affaire des îles chinoises. En dépit de nombreux échecs, la course à la conquête de l’espace, avec ses implications stratégiques, restait ouverte avec des chances égales. Mais la confiance en Ike a disparu. On l’avait placée trop haut ; l’humiliation subie par la lancée des Spoutniks a laissé des traces profondes. On ne pardonne pas à un homme, et surtout à un militaire, de s’être laissé distancer dans ce qui devait être son affaire personnelle.

Au pays du business, l’échec est sans rémission. Plus qu’ailleurs, la foule américaine est passionnelle. Elle s’engoue et rejette avec la même frénésie. En politique extérieure, elle n’entend pas que la suprématie américaine soit mise en question et en même temps répugne à toute action qui pourrait entraîner un engagement militaire. Le conflit de Formose est aussi impopulaire que la Guerre de Corée qui discrédita Truman. Foster Dulles étant antipathique, toutes ses initiatives sont mal accueillies, même dans son propre Parti, et le vice-président Nixon, malgré ses qualités et ses défauts bien américains, n’a pas pu vaincre le préjugé défavorable.

Si la tendance actuelle persiste jusqu’à l’élection de 1960, un succès démocrate ne fait aucun doute et l’on approuvera, fait par d’autres hommes, exactement ce que leurs prédécesseurs ont, ou auraient fait à leur place. Car dans ses grandes lignes, la politique des Etats-Unis n’a pas changé, et si l’on en juge par les récentes publications de M. Stevenson candidat démocrate d’hier et peut-être élu de demain ; on cherche en vain ce qui pourrait distinguer sa politique de celle de l’actuelle Administration, sinon dans la façon de présenter les mêmes choses ; mais cela compte beaucoup.

 

Mésentente Cordiale

Le gros nuage du ciel diplomatique est ce que l’on appelle la mésentente cordiale : la France et l’Angleterre traversent en effet une phase d’opposition aigüe. On s’en console un peu si l’on pense que les rares périodes où l’entente a régné ont été marquées par des catastrophes : la plus récente étant celle de Suez. Cependant, le différend franco-anglais prend un tour d’une âpreté inhabituelle à un moment bien inopportun. Le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons pas besoin de cela. La faute est partagée, mais le fond du problème est sérieux.

 

La Politique Anglaise et le Continent

Les Anglais ne veulent pas du Marché Commun, comme l’a avoué le Ministre du Travail, Sir David Eccles, parce qu’il heurte le point central de la politique anglaise traditionnelle : la formation d’une entité européenne continentale. Il y a, bien sûr, des craintes d’ordre économique et commercial. Mais comme le remarquait un Anglais, la bourse de Londres ne serait pas en si bonne forme si ces appréhensions étaient sérieuses. Le problème est politique et ce qui est pire, sentimental.

Pour Londres, l’ordre du monde serait changé si le Continent s’unissait, même s’il ne s’agit que d’une intention plutôt que d’une réalité : on peut même dire que l’acharnement d’un Maudling est d’autant plus vif, qu’il s’agit d’un fantôme et non d’une menace concrète. En fait, les Français qui font les frais de la dispute, ne tiennent pas particulièrement au Marché Commun qui, à juste titre, leur apparait plein de risques. Ils s’y résignent par raison et par fidélité aux engagements pris. On ne peut pas recommencer l’affaire de la C.E.D. Et si la France s’oppose pour des raisons évidentes à la zone de libre-échange, par contre les Allemands y sont très favorables. Et les Anglais ne peuvent ignorer que si, par impossible, leurs plans étaient acceptés, ils auraient plus à souffrir de la concurrence allemande que dans l’hypothèse d’un seul Marché Commun des Six, réalisé en douze ou quinze ans.

Pour l’heure, le Gouvernement MacMillan n’hésite cependant pas à parler d’éventuelles représailles qui auraient pour effet de bloquer les échanges entre la petite Europe et le Commonwealth. Ce qui a pour but d’impressionner les Allemands et les Belges, à les amener à faire pression sur la France en cas d’obstination de celle-ci, ou bien obliger les Six à renoncer au Marché Commun, ce qui est au fond le plus inavoué.

Mais ce grave problème n’est pas seul à opposer France et Angleterre. Il y a la fâcheuse question de la réorganisation de l’O.T.A.N. et du Directoire tripartite dont Londres ne veut évidemment pas entendre parler. Il y a l’accession de la France au Club atomique à laquelle ils ne veulent pas davantage souscrire. Enfin, la question de Guinée dont les Anglais viennent avant nous de reconnaître l’indépendance. Ce qui montre que la vieille rivalité coloniale persiste même par-delà la mort du système. A notre avis, il y aurait eu intérêt à mettre tous ces problèmes au frigidaire, comme l’on dit, au moins pour le temps de rétablir nos propres affaires, ce qui peut être assez long.

 

L’Affaire Pasternak

On ne saurait négliger de parler de l’attribution du Prix Nobel à l’écrivain soviétique Boris Pasternak car elle a été, par l’ampleur des réactions soulevées, une sorte d’affaire de Hongrie sur le plan culturel. Elle illustre bien le point qui nous frappait ici récemment à propos de la Chine : L’abîme moral entre les deux Mondes se creuse de plus en plus. Les valeurs qui nous tiennent à cœur et sont notre raison de vivre, sont honnies et méprisées de l’autre côté. Les injures déversées par la presse et la radio russes sur ce poète inoffensif et isolé, la coalition dans l’anathème de toute la tribu des écrivains subventionnés de l’U.R.S.S. passent en abjections les limites concevables.

Ce qui est plus grave que la bassesse des hommes (et d’un en particulier qui n’est pas sans talent – l’écrivain Cholokhov) c’est que ni le gouvernement soviétique, ni les gens de lettres à son service, n’ont paru se rendre compte de la maladresse de leur attitude. Ils avaient tout à gagner à faire le silence – ils s’y entendent si bien à l’occasion – à ne pas soulever une réprobation unanime pour une affaire qui, sans leur déchaînement, aurait passé sans grand éclat. Cette indifférence aux forces morales, si elle est conforme au dogme marxiste, est plus grave que Krouchtchev ne pense. Pour comble, l’argument qui domine parmi ces invectives : « Comment un homme aussi grassement entretenu par notre société ose-t-il le dénigrer ? » est justement celui par lequel les communistes prétendent condamner la société bourgeoise. Ils reconnaissent ainsi que sans liberté économique, il n’y a pas de liberté du tout. Pasternak avait tenté en vain de n’appartenir qu’à lui-même. Il n’avait plus qu’à partir ou se soumettre. Il a préféré s’humilier.

 

Austérité ou Expansion

Terminons en évoquant un problème d’ordre économique qui nous paraît fort important. Une controverse est en train qui porte sur le dilemme suivant : nous savons qu’il est vital pour notre économie d’exporter davantage pour couvrir nos besoins ; les Anglais aussi et les autres à un degré moindre.

Deux voies pour y parvenir : l’une consiste à restreindre la consommation intérieure de façon à obliger les producteurs à chercher à l’étranger des débouchés ; l’autre consiste au contraire, à développer le marché intérieur et à augmenter la production globale de façon à obtenir, par cette production accrue, des prix de revient plus bas par unité et ainsi devenir compétitifs sur les marchés étrangers. C’est dans cette dernière voie que s’engage résolument le gouvernement britannique en facilitant le crédit à la consommation intérieure, ce qui provoque en Angleterre en ce moment un boom d’achat du public.

L’autre voie, l’austérité, est celle que l’on a toujours préconisée en France et que le rapport de l’O.E.C.E. en ce qui nous concerne, nous recommande de suivre. L’objection principale formulée ces jours-ci par un éminent économiste anglais W. Pickles à la radio contre la politique de facilité, c’est que l’élargissement de la demande intérieure conduit les producteurs à la satisfaire d’abord, parce qu’elle est beaucoup plus profitable que l’exportation et à négliger les débouchés extérieurs ; c’est ce que l’on n’a cessé de dire en France et non sans raison valable, ces dernières années. La controverse est d’intérêt capital, car du parti que l’on choisit dépend toute la politique économique à suivre.

Notre choix personnel est fait. L’austérité en matière économique est une politique décevante. Les Anglais en ont fait l’expérience. Mais son contraire ne doit pas être la facilité car ses effets nocifs sont pires. L’expansion globale intérieure et extérieure peut être obtenue et servir à la fois le marché indigène et l’exportation, à condition que les producteurs aussi bien que les pouvoirs publics, et que les travailleurs se soumettent tous ensemble à une stricte discipline. Malheureusement, ce n’est pas leur qualité maîtresse.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-11-01 – Lumières sur la Politique Française

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-01 – La Vie Internationale.

 

Lumières sur la Politique Française

 

Si depuis un an le rapport de force a nettement tourné en faveur de l’Occident, il convient de rappeler de quelles forces il s’agit : économiques, avec la disparition de la récession américaine et des menaces qu’elle faisait peser sur les autres nations, financières, avec le rétablissement de la Livre sterling, morale, avec le renouveau du prestige français, technique enfin et par conséquent militaire, avec le retour à l’équilibre dans les réalisations scientifiques. Par contre, dans l’ordre politique proprement dit, la solidarité du Monde occidental, loin de s’affirmer, n’a cessé de se défaire. On peut le mesurer en comparant l’action collective entreprise pour la défense de la Corée du Sud en 1950, et l’actuel conflit des deux Chines où les mesures prises par les Etats-Unis non seulement n’ont trouvé aucun appui extérieur, mais ont été plus ou moins explicitement désapprouvées par tous leurs Alliés. Cette désintégration politique de l’alliance dont les indices sont multiples – affaire de la zone de libre-échange, négociations avec l’Egypte, conflit de Chypre, etc… – n’a pas jusqu’ici atteint les organismes qui la représentent l’O.E.C.E. ou l’O.T.A.N. Cependant, on est arrivé au point où les divergences de vues et d’intérêt devenant publiques, les institutions mêmes sont menacées.

 

Les Lettres du Général de Gaulle

C’est ce que révèle la bombe diplomatique d’hier, la publication par le journal allemand « Der Mittag » après un confrère italien des propositions du Général de Gaulle sur la réforme de l’Organisation atlantique et sur ce qu’on appelle un directoire politique des trois puissances : Etats-Unis, Angleterre, France. On suppose, puisque ces lettres devaient demeurer secrètes, que cette indiscrétion de presse a été inspirée en haut lieu. De toute façon, la nouvelle politique extérieure française se trouve posée en pleine lumière, et devient matière à discussions publiques.

 

Les Griefs du Général

Les griefs formulés par le Général de Gaulle dans ses communications à MM. Dulles et MacMillan sont évidemment fondés. Les Etats-Unis ont agi seuls en Extrême-Orient. Les Américains et les Anglais n’ont consulté personne avant d’envoyer des troupes au Liban et en Jordanie. Les mêmes remarques pouvaient s’adresser à Rome pour l’invitation à Nasser et la mission Pacciardi en Proche-Orient. Si l’on considère que les premières de ces actions pouvaient au moins théoriquement provoquer un conflit généralisé où tous les membres de l’Alliance se seraient trouvés impliqués comme à leur insu, une alliance dans ces conditions perd son sens, et la nécessité d’une révision s’impose.

 

Question d’Opportunité

Cela dit, une question se pose : Était-il de bonne tactique de poser le problème de cette façon, dans les circonstances actuelles ? Le renouvellement des institutions françaises depuis Juin avait été accueilli avec faveur dans le Monde occidental qui y voyait la promesse d’un renforcement de son influence et de son crédit. L’homme malade entrait en convalescence. Toutefois, les intentions politiques du Général de Gaulle, liées au souvenir de l’après-guerre, soulevaient de nombreuses appréhensions, tant du côté Anglo-saxon que du côté de l’Europe continentale, surtout à Bonn et à Rome. Nous y avions fait allusion. Après la visite à Paris de MacMillan et la rencontre de Colombey avec le Chancelier Adenauer, on avait l’impression qu’on s’appliquait à Paris à les dissiper. La politique de solidarité européenne serait poursuivie. Il ne devait pas être question d’un retour au nationalisme ni d’une prépondérance française dans l’association des Six. Cependant, le passage de la conférence de presse du Général de Gaulle relatif aux relations extérieures rendait un son neutraliste qui a ramené le malaise. La proposition d’une sorte de directoire tripartite l’a précisé. Cela ne va pas sans inconvénients.

D’abord une proposition de ce genre n’a évidemment aucune chance d’être accueillie, pas plus à Washington qu’à Londres, encore moins à Bonn et à Rome où l’on tient avant tout à la fiction de l’égalité des droits au sein de l’Alliance. Elle était donc inutile. D’autre part, si le conflit algérien a pris un tournant favorable, il n’est pas encore résolu. La balance entre le succès et l’échec tout au moins relatif, est oscillante. Il en faut peu pour qu’elle penche d’un côté ou de l’autre. Comme la question est pour nous primordiale, aucun atout si faible qu’il soit, ne doit être négligé. Il peut être décisif. Or nous nous ferions des illusions si nous pensions que tous nos voisins et alliés souhaitent sans réserve que nous triomphions. Aux Etats-Unis certainement, parce que pour eux la lutte contre le communisme commande toute autre considération, mais à Londres, à Bonn et à Rome, les vœux en notre faveur sont moins sûrs. Nous aurions beaucoup à dire là-dessus. Or ces pays peuvent dans l’affaire beaucoup plus qu’il n’apparaît à première vue, surtout par leur influence en Orient. Ne serait-il pas nécessaire dans la phase actuelle, de persuader tous nos Alliés que leur intérêt coïncide avec le nôtre et qu’ils n’ont rien à redouter de nos succès ? Sans doute pense-t-on par cette politique indépendante obtenir du côté de Moscou un désintéressement en notre faveur, ce qui n’est pas négligeable – mais bien précaire – la politique russe n’offrant aucune garantie. Elle peut varier en un jour. En tous cas, il serait dangereux de donner l’impression de tenir la balance égale en faisant le procès des deux Blocs sur le même ton.

 

Le Voyage du Président Heuss en Angleterre

Ce ne sont pas seulement les Gouvernants qui se témoignent de la méfiance, mais aussi les peuples et, contrairement à toute attente, l’Anglais. On comptait à Londres que la réception du Président de la République fédérale Theodor Heuss serait appuyée cordialement par la foule. Au contraire, les Londoniens et presque toute la presse, ont montré que les souvenirs de la guerre étaient encore présents et que l’on n’absolvait pas le peuple allemand de sa complaisance pour Hitler. M. MacMillan en a été à la fois surpris et gêné. Le rapprochement avec l’Allemagne a encore plus d’importance pour les Anglais qu’elle n’en a pour la France. Il s’agit d’obtenir de Bonn un appui pour l’établissement de la zone de libre-échange à laquelle toute l’industrie française, non sans raison, s’oppose. Il s’agit aussi que la zone soit créée ou non, de limiter la concurrence allemande sur les marchés internationaux, où l’Angleterre lutte déjà avec peine. En échange Londres n’a pas grand-chose à offrir.

 

La Zone de Libre-Échange

Les discussions au Château de la Muette continuent ou s’achèvent, on ne sait trop ; en tous cas, il ne subsiste aucun espoir d’arriver à  un accord sur l’établissement de cette zone de libre-échange. « Le Monde » publiait ces jours-ci, en regard, les déclarations du ministre anglais Mandling et le manifeste de la Confédération du Patronat français sur la question. Autant nos chefs d’entreprise présentaient de clairs et irréfutables arguments contre le projet britannique, autant il apparaissait que les réponses de M. Mandling étaient vagues et peu convaincantes. La politique anglaise comporte périodiquement des énigmes que nous ne parvenons pas à expliquer. Pourquoi ceux-ci qui ne pêchent pas d’ordinaire par excès de prévoyance, se font-ils un épouvantail de ce Marché Commun que bien qu’il doive entrer en vigueur théoriquement le 1er janvier n’aura de réelle vigueur que dans un avenir qui ne peut être précisé ?

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-10-25 – De Quelques Énigmes

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Le Courrier d’Aix – 1958-10-25 – La Vie Internationale.

 

De quelques Énigmes

 

La reprise du bombardement de Quemoy par les Communistes chinois ne fait qu’ajouter un épisode au conflit des deux Chines. Il semble avoir un double objectif : entretenir la tension à l’intérieur pour stimuler le zèle des sujets de Mao Tsé Tung, compromettre les chances de redressement du Parti républicain aux Etats-Unis lors des élections de novembre. Le slogan de l’Administration en place « paix et prospérité »  a failli sombrer en cours d’année. Si le retour à la prospérité est décidément en vue, celui de la paix l’est moins, et l’on sait que l’opinion des Américains est dans l’ensemble hostile à la défense des îles côtières de Chine par leurs forces armées. Ainsi tout ce qui peut affaiblir la position de Foster Dulles est de bonne guerre pour Pékin. A l’inverse, la résistance de Chang Kaï Chek à toute concession se trouve renforcée, ce qui ne facilite pas la tâche du Secrétaire d’Etat, en ce moment en pourparlers avec le Généralissime à Taipeh.

 

Les Soviets et le Moyen-Orient

Les Soviets ne tiennent plus la vedette sur la scène internationale. Les joutes oratoires à l’O.N.U. sur le désarmement ne passionnent guère que leurs acteurs, et encore. La rencontre Adenauer-Smirnov à Bonn n’a rien apporté d’intéressant sur les rapports russo-allemands. Certains vont jusqu’à s’étonner que Krouchtchev laisse ainsi s’assoupir la guerre froide et prévoient un nouveau foyer en Moyen-Orient. Le voyage du Maréchal Amer, le second de Nasser, à Moscou a mis les imaginations en mouvement. En principe, il s’agit de fournitures d’armes à l’Egypte et des moyens qu’a celle-ci de les payer aux Soviets. Nasser n’est pas satisfait de son potentiel militaire dont il redoute avec raison les défaillances, d’autant plus que ses voisins et adversaires renforcent le leur. Les Anglais ont repris pied au Soudan qui va recevoir des avions, des armes et des instructeurs du Gouvernement de Londres. Israël en ramasse un peu partout, aux Etats-Unis, en France et en Allemagne ; le Liban revenu au calme reconstitue son armée. Mais c’est le problème syrien qui divise Le Caire et Moscou. La constitution de la République Arabe Unie a affaibli l’influence russe en Syrie. Le parti communiste a été éliminé à Damas. Les entreprises que les Soviets avaient multipliées sont sous contrôle égyptien. Krouchtchev a pu dire à Amer que ses fournitures d’armes étaient subordonnées à une révision de la question. On prête même aux Russes l’intention de déclencher une révolte Kurde pour refouler l’influence égyptienne si Nasser n’obtempérait. C’est voir trop loin. Moscou a besoin du nationalisme arabe nassérien en Mer Rouge et en Afrique, et Nasser des Russes pour s’armer, car même s’il faisait la paix avec l’Occident, celui-ci ne fournirait pas d’armes.

 

L’Irak et ses Voisins

Aussi est-il peu sensé de croire que les Soviets abandonnant Nasser, favoriseraient une désintégration de la R.A.U. pour ranimer l’alliance de la Syrie et de l’Irak où, d’ailleurs jusqu’ici, le gouvernement du Général Kassem demeure prudent à l’endroit des communistes et cherche à ne pas décourager l’Occident. Il n’a pas encore dénoncé l’appartenance de l’Irak au Pacte de Bagdad. On s’est demandé pourquoi. La réponse est simple. L’Irak ne peut se développer que grâce à son pétrole que seuls les Occidentaux peuvent lui acheter. Mais surtout, il trouve dans ses voisins des concurrents dangereux. On vient d’apprendre que le pipeline qui doit unir les fabuleux gisements de Qom en Perse à la Méditerranée, en passant par la Turquie pour aboutir à un port Turc, va être entrepris. L’Irak a un intérêt considérable à brancher sur cette conduite le réseau de ses puits. Jusqu’ici, les pétroles irakiens passent par Suez ou par le pipeline de Syrie, l’un et l’autre sous contrôle de Nasser. L’Irak se doit de conserver avec ses voisins Turcs et Iraniens de bonnes relations au cas où se renouvelleraient des conflits analogues à celui de 1956.

 

L’Énigme Chinoise

C’est encore autour de la Chine de Mao Tsé Tung que l’on s’interroge. Elle a ravi aux Soviets, sinon la direction du monde communiste, du moins l’attention curieuse et naturellement passionnée du monde. Il est malheureusement difficile de faire le point. Nous nous souvenons que quelques jours seulement avant la révolte de Poznań et les mouvements de Varsovie, une délégation française s’était rendue en Pologne et son Président, tout le contraire d’un sympathisant du communisme, avait fait un tableau des plus favorables de la reconstruction de la Pologne et de son retour rapide à la prospérité. Quelques jours après, la vérité éclatait, que les dirigeants eux-mêmes ne pouvaient qu’avouer.

Pour la Chine rouge des hommes aussi bien informés que Robert Guillain en France et Piero Ottone en Italie, émettent des opinions absolument contraires. L’un intitule sa chronique « La Chine accélère furieusement sa production », l’autre « Expérience désastreuse des Communes du peuple en Chine » et de citer des extraits du « Quotidien du Peuple » de Hanoï qui fait état des doléances des paysans et de leur résistance surtout à la vie collective et à l’industrialisation rurale. « La production agricole diminue et les céréales pourrissent dans les champs ».

Nous serions loin de l’augmentation de 70% d’une récolte à l’autre dont parle la propagande. Celle-ci d’ailleurs, renseignements pris pour expliquer le miracle, parle de circonstances atmosphériques particulièrement favorables, absence de sécheresse et aussi d’inondations, ce qui semble exact. Cependant, la partie la plus fertile de la Chine, prise dans son ensemble, jouit d’un climat particulièrement stable. Les famines fréquentes sont limitées à une région faute de moyens de transports susceptibles de la relier aux plus favorisées. On voit combien il est difficile de se faire une opinion sur une question qui est pourtant la plus importante actuellement. Ce qui est sûr, c’est qu’un effort démesuré est tenté pour révolutionner les habitudes, les goûts et les mœurs chinois.  Tout en peut sortir, un succès comme un désastre.

En tous cas, l’appoint soviétique, dans cette tentative, paraît très limité. D’après les dernières statistiques russes, les échanges entre les deux pays demeurent aux environs de 5 milliards de roubles, c’est-à-dire entre 100 et 500 de nos milliards, selon la façon dont ils sont comptabilisés (ce que nous ignorons) ; en tous cas, c’est bien peu de chose.

 

Capital Étranger et Capital Humain

L’aide occidentale aux pays sous-développés qui a fait l’objet de la récente réunion de New-Delhi, marque de nouveaux progrès. Des organismes privés s’y emploient et les organismes publics ou semi-publics multiplient les projets dont la réalisation est malheureusement lente. Il est certain, – et nous sommes sur ce point d’accord avec Mao Tsé Tung – que le capital humain compte plus, en définitive, que le capital financier importé de l’extérieur. Celui-ci en effet, si large qu’il soit, ne sera jamais à la mesure de l’œuvre à accomplir. Si judicieusement qu’il soit réparti, il ne peut qu’amorcer un progrès dont la généralisation repose sur l’effort d’organisation des intéressés eux-mêmes. De plus, le capital étranger ne peut s’exercer que par places et non sur l’ensemble de ces immenses territoires. Par contre, nous doutons que le capital formé exclusivement par le travail et les sacrifices d’un peuple puisse réaliser la transformation d’une société arriérée en société moderne sans apport extérieur soutenu en technique et en capitaux. Les lendemains prospères que les masses attendent sont un mirage parce que l’effort est fatalement détourné au profit d’un impérialisme politique qui le dévore. C’est le cas de l’U.R.S.S. et sera fatalement celui de la Chine. Le succès ne peut venir que d’une collaboration pacifique entre les peuples. Certains commencent à le comprendre et cela est un fait nouveau et prometteur ; d’autres malheureusement ………

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-10-18 – Bilan Provisoire

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Le Courrier d’Aix – 1958-10-18 – La Vie Internationale.

 

Bilan Provisoire

 

Pour la première fois depuis un an, c’est-à-dire depuis le lancement des Spoutniks russes, on peut présenter la situation du Monde libre sous un jour résolument optimiste, surtout si l’on se souvient à quel point elle était sombre alors. La supériorité technique des Etats-Unis avait disparu ; la crise économique américaine s’accentuait chaque jour, menaçant de s’étendre à l’ensemble de l’Occident. L’avenir de la France, avec ses difficultés outre-mer, paraissait en danger. En Angleterre, la Livre au bord de la chute, les grèves à répétitions, lassaient peu de chances de survie au Gouvernement conservateur. En Orient, la dictature nassérienne menaçait d’enlever aux nations industrielles le pétrole du Moyen-Orient. Il s’en faut certes que la situation soit rétablie partout. Mais le courant est inversé.

 

La Fin de la Récession aux Etats-Unis

Comme toujours, dans leur histoire, les Américains sont passés de la dépression à une euphorie peut-être excessive. On peut cependant affirmer que la crise commencée en l’été 1957 est surmontée. La reprise incertaine jusqu’à fin août, a fait des progrès surprenants en Septembre et Octobre. A ce train, les niveaux records d’activité seront rejoints au printemps. Les indices de la bourse de New-York dépassent tous les précédents. Dans l’ordre technique, le demi-succès du « pionnier » a redonné confiance aux autorités scientifiques et militaires. La balance entre l’Est et l’Ouest, si compromise, peut redevenir égale, ce qui n’a rien d’étonnant car dans la course aux armements, les avances d’un pays n’ont jamais beaucoup duré. Ces résultats sont d’une importance primordiale. Une crise économique sans redressement, une infériorité technique insurmontable aux Etats-Unis auraient, sans doute aucun, annoncé la fin de la liberté dans le monde.

Le redressement britannique, moins spectaculaire peut-être, est plus inattendu. Car les Anglais n’ont ni les mêmes ressources ni le même ressort que les Américains. Et cependant, le gouvernement MacMillan, vacillant il y a un an, est devenu populaire et de nouvelles élections lui donneraient un succès incontestable. La Livre est pour l’heure hors de danger. La balance des comptes a battu tous les records positifs depuis un siècle ces six derniers mois, et les excédents s’accumulent sans interruption.

 

Le Retour de la France

Enfin, et disons surtout, le visage de la France s’est transformé. Dans l’ordre purement politique, notre rôle est et demeurera modeste. Mais dans l’ordre moral, il est considérable. L’effet dans le monde du raz de marée national du 28 septembre a été profond. La politique suivie depuis, peut être jugée dangereuse à certains égards ; l’essentiel est qu’elle est hardie, ferme et durable. L’étranger était habitué à nous voir osciller entre une certaine anarchie et la dictature. Il s’étonne et, à de rares exceptions près, se réjouit qu’on puisse trouver ici un juste milieu. En tous cas, la présence à la tête de notre pays d’un homme-mythe est un facteur important dans l’équilibre international et ses effets qui ne peuvent pas être mesurés scientifiquement, sont déjà perceptibles.

 

Le Déclin de Nasser

Le plus important, à notre avis, c’est le déclin précipité du prestige de Nasser dans le Monde arabe. Ce monde est instable par nature – que fois l’avons-nous constaté ici – et il en faut peu pour le modifier. Surtout les impondérables sont plus agissants que les faits. Alors que la défaite du Sinaï en 1956 n’avait en rien altéré l’autorité de Nasser, au contraire, le plébiscite algérien qui ne le concernait qu’indirectement l’a fait chanceler. Jamais Bourguiba n’aurait osé rompre en visière au dictateur du Caire, comme il vient de le faire à la Ligue Arabe si le vent n’avait tourné en Afrique du Nord. Et ce n’est là qu’un début ; la coupure entre le Monde arabe occidental et oriental doit se préciser. Elle pourrait en provoquer d’autres.

La République Arabe Unie, ou présumée telle, ne sera peut-être pas de longue durée. Cela dépend de l’évolution en Irak.  Si le général Kassem affermit son pouvoir, l’attraction de Bagdad sur Damas pourrait reparaître. La réforme agraire décrétée en Syrie par Le Caire, la concentration des pouvoirs sur les deux pays dans la capitale égyptienne a soulevé une forte opposition. La Syrie, toujours instable, pourrait changer encore une fois de maîtres, surtout si la situation s’équilibrait au Liban, comme les dernières nouvelles le font espérer. Là encore, l’Angleterre et les Etats-Unis marquent des points. On ne parle plus de la guerre du Yémen contre Aden, ni des conflits dans les protectorats d’Oman et de Mascate. L’adhésion de Kuweit à la politique panarabe est démentie. La conquête du pétrole par l’impérialisme égyptien apparait de moins en moins probable. Et Moscou se tait. Toutes ces lignes d’évolution ne sont encore qu’à l’état d’ébauches, mais elles montrent que le rapport des forces a changé. Le redressement français y est pour beaucoup.

 

Le Conflit de Formose

Comme on le prévoyait, la trêve de Formose se prolonge. On ne saura sans doute jamais les raisons de l’échec des communistes chinois. Un seul fait : le limogeage du chef d’état-major de Pékin. Cela dispense de chercher des explications. Erreur militaire certainement. Quel a été le rôle de Moscou dans l’affaire ? Cela n’est qu’hypothèses

 

Le « Miracle Chinois »

On parle beaucoup de la Chine rouge ces derniers temps. Nous avons indiqué ici ce que l’on pouvait penser de la révolution sociale et économique tentée par Mao Tsé Tung. Si elle était menée à son terme, ce serait, en effet, la plus grande révolution que le monde ait connue. Il faudrait se garder cependant d’appréciations excessives. C’est le propre des Jaunes de concevoir et de tenter les aventures que le bon sens occidental juge insensées. Ainsi la folie des Japonais en 1941. Par ailleurs, ils excellent, les Chinois surtout, à mystifier les visiteurs étrangers en leur présentant des vitrines somptueuses leur masquant la réalité. Aussi n’est-ce pas sans une sorte de stupeur que nous lisions dans « Le Monde » un article de M. René Dumont qui nous fait le tableau du miracle chinois.

 

L’Agriculture en Chine Communiste

Il s’agit d’un miracle agricole. Nous citons : « 60 à 90% d’accroissement de récolte en un an, pour un continent de l’ampleur de la Chine, voilà un fait absolument sans précédent dans l’histoire agraire du monde. » En effet ! Et cela « alors que la capacité de production d’engrais est encore comparable à celle des pays balkaniques » et que de plus, l’aléa climatique n’a pas joué sensiblement entre 1957 et 1958 ; toujours d’après l’auteur, et Mao Tsé Tung, la Chine ne disposerait de 500 kilos de grains par habitant « ce qui placerait la Chine dans un an ou deux à un standing alimentaire intermédiaire entre celui de l’Europe occidentale et orientale », et il nous invite à réviser nos idées sur les méthodes propres à redresser l’économie des pays sous-développés, en fonction de ce miracle. Il y a de quoi.

 

Réserves

Nous n’avons pas été en Chine, malheureusement ou heureusement, alors nous en sommes réduits au seul bon sens. Voilà un pays, la Chine, cultivée depuis quarante siècles de façon intensive et minutieuse, où il n’y a pas eu de latifundia, au sens occidental, en sol érodé et fatigué, dont la production doublerait presque en un an, sans autres ressources que les bras de ses paysans ? En industrie, il y a des miracles bien qu’ils soient forts loin de pareilles proportions, mais en agriculture, jamais – même avec tracteurs et engrais – et surtout sur des étendues de cette ampleur. On peut doubler la production d’un champ expérimental, mais pas d’un continent. Admettons un accroissement annuel de 3 ou 4%, toutes conditions égales, ce qui serait déjà fort beau. Ne serait-ce pas que les statisticiens de Pékin avaient jusqu’ici compté pour zéro la production des régions qu’ils ne contrôlaient pas et l’imagination et la propagande aidant … Nous soumettons à M. Dumont, qui est un spécialiste, ces réserves d’un profane dont le seul titre est d’avoir assez cultivé la terre pour savoir qu’elle est avare de miracles.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-10-11 – Rivalité en Asie

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Le Courrier d’Aix – 1958-10-11 – La Vie Internationale.

 

Rivalité en Asie

 

Coup de théâtre dans l’affaire Formose. Les Communistes chinois ont suspendu pour une semaine le bombardement de Quemoy. Pourquoi cette trêve se demande-t-on ? Diverses hypothèses ont cours. D’abord, inefficacité du barrage d’obus. Opéré avec des munitions soviétiques de rebut, il n’avait promis que des dégâts de peu d’importance. Par contre, les Américains avaient fourni aux aviateurs de Chang des missiles air-air qui avaient abattu bon nombre de Mig 17 et 19 ; le blocus avait été forcé, les îles pouvaient tenir et le moral des défenseurs n’avait pas été déprimé par la propagande. D’autre part, en cessant le feu, les Chinois de Pékin peuvent pousser la négociation avec les Etats-Unis et créer un conflit entre Formose qui ne veut rien céder, et Washington qui semble disposé à un compromis. De plus, une négociation en règle rapprocherait Pékin d’une reconnaissance par l’O.N.U. que les Américains ont de plus en plus de peine à différer. Aucune de ces explications n’est invraisemblable, mais la clef de l’énigme nous paraît plutôt l’état des relations entre Moscou et Pékin.

 

Moscou et Pékin

On dit que Krouchtchev vient de faire un second voyage secret en Chine. On a d’autre part remarqué l’absence de personnages russes de premier plan aux fêtes d’anniversaire de la République Populaire de Chine. Enfin, les proclamations bruyantes de solidarité russo-chinoise avaient revêtu une emphase un peu suspecte.

Dans les articles très remarqués que publie M. Adlaï Stevenson – le candidat démocrate a affronté Eisenhower deux fois pour la présidence – où il fait état des observations recueillies au cours de son voyage en U.R.S.S., il met l’accent sur les inquiétudes des Russes concernant le développement industriel de la Chine rouge et des nouvelles mesures de collectivisation intégrale dont nous avons parlé ici. La Chine n’est pas un satellite. Bien plus, Mao Tsé Tung s’efforce de ravir à l’U.R.S.S. le rôle de leader du Bloc communiste. Dans l’ordre idéologique comme dans l’ordre social – on l’a vu dans la querelle avec Tito – les Chinois font de la surenchère : Ils se montrent plus orthodoxes que Krouchtchev, mais la rivalité des deux puissances a un caractère plus concret.

 

La Chine et l’Empire Russe

Les Chinois vont être bientôt sept cent millions ; un milliard à la fin du siècle ; l’expansion chinoise ne peut se faire vers l’Asie du Sud-Est, elle-même surpeuplée. Par contre, la Sibérie est encore relativement vide, 25 millions à peine dans toute l’Asie soviétique, 50 au plus par-delà l’Oural.

La poussée chinoise est d’ores et déjà en mouvement. Il y eut d’abord la conquête du Tibet dont nous avons relaté les sanglants épisodes. Au Sin-Kiang à l’Ouest, les Chinois ont refoulé l’influence russe et ont constitué des camps de travail de plus de cinquante mille « exportés » pour l’exploitation des mines et du pétrole qui étaient précédemment attribuées à des Sociétés mixtes russo-chinoises, aujourd’hui dissoutes. En Mongolie extérieure où Molotov a été exilé comme ambassadeur, et qui était depuis l’époque tsariste une colonie russe, l’immigration des Chinois est de plus en plus importante. Ils occupent des postes à l’Université nouvelle d’Oulan-Bator, la capitale, et des groupes sédentaires s’installent dans ce pays où l’indigène est toujours nomade. De leur côté, les Russes font un gros effort pour occuper la Sibérie et investissent des sommes considérables pour l’industrialiser.

 

Le Congrès d’Irkoutsk

A Irkoutsk, la capitale, vient de se tenir un congrès de techniciens. Deux mille délégués y ont pris part et plus de huit mille spécialistes de toutes branches ont adressé des rapports. Les plans dont nous ne pouvons donner ici les détails, concernent des régions situées de plus en plus à l’Est. Krasnoïarsk et le Bassin du Lenisseï, puis le pourtour du Lac Baïkal au centre et plus à l’Est encore, les provinces de Yakoutie et du Bassin de l’Amour. La tâche est gigantesque et l’exécution est encore à ses débuts, sauf à l’Ouest. Mais l’urgence de la tâche est soulignée par tous les planificateurs soviétiques. Malheureusement, le capital disponible est insuffisant et la main-d’œuvre encore rare. La priorité est donnée à la Sibérie dont plus de la moitié confine aux provinces chinoises surpeuplées. On a dit qu’il s’agissait pour les Russes d’éloigner leurs bases industrielles de la portée des engins américains, ce qui n’a plus grand sens à l’âge des fusées intercontinentales. Quant à la production tirée des richesses certainement considérables de cette partie de l’Asie, son intérêt est en partie compensé par le problème des transports qui seront encore longtemps difficiles et onéreux. Il s’agit plutôt d’une vaste entreprise de colonisation de nature à interdire l’accès de ces régions à d’éventuels envahisseurs.

En outre, si l’aide soviétique à la Chine est encore notable, les Chinois n’aspirent qu’à s’en passer. Ils ne s’en cachent d’ailleurs pas. Ils cherchent à s’industrialiser eux-mêmes grâce à une main-d’œuvre illimitée et dont le niveau de vie est si bas que son emploi ne nécessite pas de trop gros capitaux. Ils traitent avec tous les pays industriels pour recevoir des modèles qu’ils copient avec une réelle habileté. Qu’il y ait beaucoup de bluff dans leurs plans d’industrialisation de type artisanal, cela est évident, mais le nombre des bras est un facteur puissant dans un pays organisé sous une discipline militaire implacable. Tout cela rend les Russes perplexes pour l’avenir, et M. Stevenson n’a pas eu de peine à le leur faire avouer.

Si nous nous sommes étendus sur cette question, c’est qu’elle nous paraît un des problèmes clefs de l’avenir du monde, parce qu’il est susceptible, avec le temps, de modifier l’orientation de la politique russe. Nous l’avions dit déjà, mais l’autorité de M. Stevenson donne du poids à cette thèse.

 

A Chypre

Du pire sortira-t-il un compromis ? Le Gouvernement d’Athènes y paraît décidé en acceptant les propositions de conférence de M. Spaak. Pourtant, le terrorisme avait revêtu une violence sans précédent, et le meurtre d’une femme de soldat britannique mère de cinq enfants, avait exaspéré la troupe, à tel point que 250 Chypriotes grecs ont été malmenés au cours de perquisitions, plusieurs sont à l’hôpital, l’un d’eux est mort. On comprend cet accès de fureur d’une armée aux prises avec un terrorisme déchaîné. Remarquons cependant que l’armée française d’Algérie témoin de cent crimes du même ordre n’a jamais réagi avec brutalité ni aveuglément contre la masse. Dieu sait pourtant si l’on a monté en épingle les quelques cas de violence contre les coupables qu’on interrogeait. Les Anglais eux, sans excuser leurs hommes, font silence. Quoi qu’il en soit, ces accès de violence font comprendre à toutes les parties en cause la nécessité d’en finir. On espère y parvenir. Il est grand temps.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-10-04 – Tour d’Horizon

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Le Courrier d’Aix – 1958-10-04 – La Vie Internationale.

 

Tour d’Horizon

 

Peut-il y avoir de meilleure preuve de l’indépendance du jugement individuel dans les démocraties modernes que la consultation française de Dimanche ? Le résultat a fait grande impression dans le monde où l’on s’attendait à un partage des voix selon les mots d’ordre des Partis. Est-ce à dire que tout scepticisme ait disparu sur l’avenir de notre politique et tout préjugé dissipé ? Certes non. A noter cependant que c’est aux Etats-Unis où les préventions étaient peut-être les plus fortes qu’on a le mieux accueilli le succès du Général de Gaulle ; les plus irrités par contre, les Travaillistes anglais.

 

Le Congrès du Labour

Ceux-ci réunis en Congrès à Scarborough ont failli adopter une motion malveillante qui a été retirée à grand peine. Alors que les partis socialistes des autres pays européens évoluent en fonction des aspirations des masses auxquelles ils s’adressent et se rallient peu à peu à une économie plus libérale, il règne au sein du Labour une sorte de conservatisme à rebours. On trouve répétés les slogans en faveur il y a vingt ans. N’était-il pas question à Scarborough de nationaliser la terre, après les autres secteurs déjà visés ? Le Parti pourrait avoir de fâcheuses surprises aux élections prochaines.

 

Formose

Toujours les mêmes gros titres ; l’affaire de Formose suit son cours. Batailles et négociations. Foster Dulles, impressionné, quoi qu’il en dise, par les réactions du public nettement défavorables au soutien de Chang Kaï Chek a pris brusquement position pour une évacuation, au moins partielle, des Îles Quemoy. Cette manœuvre inattendue destinée à apaiser l’opposition intérieure est purement tactique car elle ne peut qu’encourager Pékin à l’intransigeance. Chou en Laï, en effet, a aussitôt repris ses exigences extrêmes sur le même ton menaçant : le débat continue.

 

Chypre

A Chypre, par contre, un accord redevient possible, alors que nous en désespérions l’autre semaine. Makarios, puis le gouvernement d’Athènes, renoncent au rattachement de l’Île à la Grèce. Les Anglais, malgré la pression hellénique et les efforts de M. Spaak, secrétaire de l’O.T.A.N., appliqueront leur plan comme prévu dès le 1er octobre. Les Turcs, de leur côté, ont fait une concession sensible en nommant pour représentant leur Consul à Nicosie, au lieu d’un délégué d’Ankara. Une nouvelle conférence à trois ou plutôt à cinq, avec les leaders des deux Communautés, paraît probable à brève échéance, malgré la mise en train du projet britannique, toute théorique d’ailleurs. Le besoin d’en finir avec cette irritante question est-il sincère ? Nous le croyons ; mais après tant de rechutes, on demeure prudent.

 

Moyen-Orient

Au Moyen-Orient, le rapport de M. H. retour à son périple, a paru bien vague et n’offre aucune garantie sérieuse au Liban et à la Jordanie après le retrait des Anglais et des Américains prévu pour la fin du mois. Les communistes ne semblent plus aussi intéressés à la question, au moins pour l’heure. Nasser a engagé en Syrie une réforme agraire, qui bien qu’assez limitée, n’en a pas moins nécessité la proclamation de l’état d’urgence ; à Bagdad, la tendance modérée paraît l’emporter sur les Nassériens, mais tout cela peut, une fois encore, changer demain.

 

Les Etats-Unis et l’Amérique Latine

C’est sur l’autre plan, celui de la compétition économique entre les deux Mondes que nous croyons plus de nouveau. En particulier, les rapports de l’Amérique latine avec les Etats-Unis. On se souvient de l’accueil particulièrement houleux fait au vice-président Nixon lors de sa tournée dans ces pays. Les Etats-Unis ont compris l’avertissement d’autant mieux que les Soviets multipliaient alors leurs tentatives de pénétration économique dans toute cette partie du Nouveau monde. Les offres d’assistance russe avaient d’ailleurs été accueillies avec beaucoup de réserve.

Au Chili, où un Président conservateur vient d’être élu, la coopération avec l’Occident est assurée. Le président Frondizi, en Argentine, devant la nécessité d’un apport de capital étranger, a fait une large place à l’Europe : la France qui va signer deux importants contrats et en faveur de laquelle on prévoit un prochain règlement de l’affaire Quilmes ; l’Allemagne fédérale qui installe des usines fera contre-poids à l’influence des Etats-Unis dont le concours est cependant sollicité. La politique du Président Kubitschek au Brésil est assez voisine. Une démarche des deux Présidents auprès des Etats-Unis suggérait un plan concret de coopération financière. La réponse est favorable : l’opération Pan-America est en préparation. Il était temps : des 62 milliards de dollars d’assistance à l’étranger depuis la guerre, l’Amérique latine n’en a reçu que deux ; sur 3 milliards cette année sa part n’est que de 100 millions. Enfin, ces jours-ci, les restrictions d’importation aux Etats-Unis du zinc et du plomb, touchent particulièrement le Pérou et la Bolivie ; c’est pourquoi, la Banque pour le Développement Interaméricain va apporter les crédits nécessaires, non plus sous la forme d’assistance directe des Etats-Unis, mais d’aide mutuelle. Les décisions du Congrès s’annoncent positives. Cela ajouté au doublement du potentiel de crédit du Fonds Monétaire et de la Banque Internationale, va permettre au Monde libre d’apporter aux pays sous-développés une contribution plus efficace.

Washington a parlé aussi d’une stabilisation des prix des matières premières ; mais cela est une autre affaire. Toutefois, le récent accord international sur le café est encourageant. Il semble d’ailleurs – ce n’est qu’une impression personnelle – que du côté soviétique la compétition auprès des pays sous-développés se ralentit. Le soutien à la Chine qui, par contre, s’amplifie est-il à lui seul déjà assez lourd ?

 

Le Réforme de l’Enseignement en U.R.S.S.

Krouchtchev, toujours ardent aux réformes, s’attaque maintenant à l’enseignement. Il reprend par ce biais la lutte stalinienne contre la formation d’une nouvelle bourgeoisie. Au lieu de dix années de préparation primaire et secondaire, à la suite desquelles le jeune russe entrait à l’Université, il n’en passera plus que sept et ira, pour « prendre contact avec les réalités » pendant trois ans travailler aux usines et à la terre. Il devra pendant ce temps suivre des cours du soir, pour ne pas perdre le souvenir de sa science toute fraîche. Cette réforme est d’autant plus sensible que le Russe, comme l’Italien, a pour ambition de soustraire ses fils au travail manuel. L’accès direct à l’Université, était le signe d’une libération morale en même temps que d’une ascension sociale définitive. Pour beaucoup de Russes, le communisme, en promettant de développer la machine et la science, devait les délivrer du labeur physique pour lequel ils ne s’étaient jamais senti grand enthousiasme.

La réforme de Krouchtchev va décevoir bien des rêves. Elle rencontre une forte opposition. Sans être au stade chinois où des multitudes d’hommes et de femmes construisent des barrages en coltinant la terre dans des paniers, les Soviétiques sont loin de disposer d’assez de machines pour épargner leurs bras, et les appels aux volontaires pour défricher les terres asiatiques n’avaient pas suscité beaucoup d’amateurs. La réforme de Krouchtchev a pour objet de les contraindre. Il est question aussi de débusquer des bureaux des administrations et des usines beaucoup d’employés en surnombre, ce qui va aussi à l’encontre du tempérament national. Il ne faudrait pas créer trop de mécontents. Il est vrai que les élections ne sont pas à craindre en U.R.S.S. Mais avec le peuple on a parfois des surprises ….

 

                                                                                                       CRITON