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Le Courrier d’Aix – 1958-12-06 – La Vie Internationale.
De Quelques Grands Problèmes
Ce sont évidemment les résultats des élections en France qui inspirent les principaux commentaires d’une actualité par ailleurs assez terne. L’affaire de Berlin n’est pas prise au tragique, et dans la lutte entre les Six du Marché Commun et les Non-Six comme on les appelle, ceux-là sont moins inquiets qu’ils ne le laissent paraître.
Les Réactions aux Élections Françaises
Les réactions aux élections en France sont de plusieurs sortes. D’abord, la défaite du communisme, plus ample que prévu. Est-ce un épisode de la politique française ou la manifestation d’une tendance plus générale qui, peu à peu, détourne les masses des pays occidentaux au niveau de vie élevé d’une idéologie qui ne peut plus tenter que les peuples sous-développés ? Il suffit d’analyser les statistiques pour répondre : le déclin du communisme en Occident se poursuit depuis des années, sauf en Italie, encore que de ce côté des surprises sont à attendre, peut-être même avant peu. A Moscou même on ne se fait plus d’illusion.
Craintes Extérieures
Pour le reste, les commentaires étrangers sont empreints d’un certain malaise. On craint un retour en force du nationalisme français, l’étouffement des tendances libérales, un protectionnisme plus intransigeant. Ces inquiétudes qui ne nous paraissent pas fondées montrent cependant qu’une certaine méfiance à notre égard est loin d’être dissipée. Mais derrière ces remarques un peu sommaires, un débat autrement profond s’esquisse.
La Démocratie Parlementaire
Tous les pays de démocratie parlementaire, y compris les plus attachés à cette formule, les Etats-Unis et l’Angleterre, se demandent depuis quelques temps déjà si cette institution correspond bien aux exigences de notre temps. On a remarqué et reproduit un peu partout un article là-dessus, de M. Massigli paru dans « Le Monde ». On a été frappé aussi des déclarations de plusieurs leaders du Moyen-Orient et d’Afrique qui font état de l’impossibilité d’adapter le parlementarisme aux pays de structure sociale arriérée. Tous, sans exception, s’orientent vers une formule autoritaire non pour satisfaire uniquement des ambitions personnelles, mais parce qu’ils n’ont le choix qu’entre cela et l’anarchie. Tel le cas récent du Pakistan.
Autorité n’est pas nécessairement synonyme de dictature. Dans les pays très évolués, il y a assez de pouvoirs compensateurs pour qu’une dictature puisse longtemps résister à leur pouvoir. Si l’Italie, par exemple, revenait à une formule autoritaire, ce ne serait plus celle du fascisme. L’économie de 1958 n’est plus celle de 1922. Et c’est précisément la multiplicité de ces pouvoirs organisés au sein des démocraties qui rendent le système parlementaire classique inviable. La nécessité d’une autorité arbitrale apparaît pour que tous les antagonismes nés du développement économique ne se neutralisent pas dans l’impuissance.
C’est bien là, à notre avis, le sens profond des élections françaises et comme, malgré ses défauts, notre pays demeure aux yeux de l’étranger une lumière, on est frappé plus qu’on ne veut l’admettre du cours nouveau donné à notre orientation politique. A cet égard l’exemple de la France aura dans le monde des répercussions très amples qui ne se feront jour que peu à peu. Il est significatif que même les Anglais se demandent si leur vieux système est encore valable.
La Révolution Chinoise
Puisque l’actualité nous laisse le loisir de méditer, revenons à ce qui est en train de devenir le grand problème de notre époque, l’événement le plus important peut-être du siècle, la révolution chinoise qui n’a vraiment pris forme que depuis quelques mois. Nos premières appréciations là-dessus étaient erronées. Depuis, les documents se sont accumulés – et en particulier d’origine japonaise. Les Japonais en effet sont mieux placés pour juger de ce qui se passe en Chine et ils observent avec un détachement dont les Européens les plus avisés sont incapables. Pour dire les choses en gros, c’est en Asie que le communisme est en marche et les résultats de ce mouvement de masse sont impressionnants. Les récoltes ont bien doublé ; des montagnes sont aplanies, des fleuves disciplinés, des usines de village fonctionnent dans la contrainte la plus rigoureuse, mais aussi par un incontestable élan.
Sa Signification
On peut se demander si cela n’est qu’épisodique ou si au contraire une partie de l’humanité, encore primitive à certains égards, ne va pas retrouver l’impulsion qui, il y a des millénaires, a poussé la nature à organiser des sociétés animales, les hyménoptères sociaux, qui, elles, se sont figées dans une structure invariable. La fourmilière retrouvée sous l’aspect humain. Mais cela a une autre signification. Le pseudo-communisme des Soviets apparaît dérisoire, à côté de l’expérience chinoise, ou pour tout dire une imposture. Quand le balayeur des rues de Moscou qui travaille sous la neige pour 300 roubles par mois, voir passer la limousine du Recteur de l’université, qui en gagne 25.000, a chauffeur, villas et domestiques, il ne peut que se rendre compte que son sort n’est guère changé depuis les Tsars. Les slogans n’y peuvent rien.
Si l’expérience chinoise se développe et réussit, les Russes seront obligés de reconnaître qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils prétendaient et surtout que s’ils veulent vraiment le faire, il leur faudra suivre le mouvement lancé par Pékin.. Le monde entier d’ailleurs, et les sous-developpés comme les autres, verront ce qu’est le communisme ce qu’il implique d’efforts et de renoncement, à quel genre de société il conduit. Il y a beaucoup à parier que l’exemple paraîtra à la plupart plutôt effrayant que séduisant, et les Russes les premiers hésiteront.
L’Attitude Russe
Derrière la façade autocratique de Moscou, le problème agite les esprits en profondeur. Les réformes de Krouchtchev et en particulier celle de l’enseignement, dont nous avons parlé, qui tend à imposer aux élites le travail manuel est une manifestation de cette inquiétude. Cela peut, à long terme, avoir aussi des répercussions dans la politique internationale. La nouvelle génération russe qui a perdu tout enthousiasme révolutionnaire, prend conscience qu’elle appartient à la civilisation occidentale à laquelle, dans son for intérieur, elle n’aspire qu’à s’unir à nouveau, que le véritable fossé n’est pas l’artificiel rideau de fer, mais celui qui la sépare des mases innombrables de l’Asie orientale. Avant même que la révolution chinoise ne prenne forme, cette tendance parmi les intellectuels russes était déjà sensible. Le Parti s’en est ému et l’affaire Pasternak l’a prouvé.
Tout cela constitue les nouveaux problèmes d’un monde nouveau dont l’accélération – la Chine en est l’exemple – nous impose une adaptation quotidienne, à vrai dire, un peu vertigineuse. Il conviendrait que l’intelligentsia, chez nous surtout, et aussi ailleurs, fit cet effort. Il ne faudrait pas que ce soit l’homme de la rue qui a plus d’instinct, à défaut de science, qui apprenne à l’intellectuel que nous ne sommes plus en 1789, ni en 1848, ni même en 1917, ou en 1945. Les vrais réactionnaires sont ceux qui nourrissent les idées du radicalisme ou du marxisme. Ils ont depuis dimanche une belle occasion de faire retraite.
En Amérique Latine
Dans le domaine de l’actualité proprement dite, on ne saurait négliger d’observer une évolution assez imprévue en Amérique latine. Après les élections présidentielles au Chili qui ont ramené au pouvoir les éléments libéraux en la personne d’Alessandri, le même revirement se produit en Uruguay où les « Colorados » ont été éliminés par les « blancos ». L’action énergique du président Frondizi en Argentine, aux prises avec les grévistes péronistes du rail, va dans le même sens. Les difficultés économiques de ces pays sont la cause essentielle de ce renversement de tendance. Après les violentes réactions contre le capital étranger, les manifestations de nationalisme xénophobe, attisées par les communistes, la nécessité d’une coopération avec les grands pays industriels s’est imposée devant le désordre financier. Il est question au contraire d’ouvrir ces pays aux initiatives privées de quelque côté qu’elles viennent et de préférence du plus grand nombre – pour que les Etats-Unis ne dominent pas. Après les violents incidents qui avaient marqué le voyage du Vice-Président Nixon on ne s’attendait guère à cette conversion ; venant de la majorité des électeurs eux-mêmes, elle n’en est que plus significative.
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