Criton – 1958-10-18 – Bilan Provisoire

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Le Courrier d’Aix – 1958-10-18 – La Vie Internationale.

 

Bilan Provisoire

 

Pour la première fois depuis un an, c’est-à-dire depuis le lancement des Spoutniks russes, on peut présenter la situation du Monde libre sous un jour résolument optimiste, surtout si l’on se souvient à quel point elle était sombre alors. La supériorité technique des Etats-Unis avait disparu ; la crise économique américaine s’accentuait chaque jour, menaçant de s’étendre à l’ensemble de l’Occident. L’avenir de la France, avec ses difficultés outre-mer, paraissait en danger. En Angleterre, la Livre au bord de la chute, les grèves à répétitions, lassaient peu de chances de survie au Gouvernement conservateur. En Orient, la dictature nassérienne menaçait d’enlever aux nations industrielles le pétrole du Moyen-Orient. Il s’en faut certes que la situation soit rétablie partout. Mais le courant est inversé.

 

La Fin de la Récession aux Etats-Unis

Comme toujours, dans leur histoire, les Américains sont passés de la dépression à une euphorie peut-être excessive. On peut cependant affirmer que la crise commencée en l’été 1957 est surmontée. La reprise incertaine jusqu’à fin août, a fait des progrès surprenants en Septembre et Octobre. A ce train, les niveaux records d’activité seront rejoints au printemps. Les indices de la bourse de New-York dépassent tous les précédents. Dans l’ordre technique, le demi-succès du « pionnier » a redonné confiance aux autorités scientifiques et militaires. La balance entre l’Est et l’Ouest, si compromise, peut redevenir égale, ce qui n’a rien d’étonnant car dans la course aux armements, les avances d’un pays n’ont jamais beaucoup duré. Ces résultats sont d’une importance primordiale. Une crise économique sans redressement, une infériorité technique insurmontable aux Etats-Unis auraient, sans doute aucun, annoncé la fin de la liberté dans le monde.

Le redressement britannique, moins spectaculaire peut-être, est plus inattendu. Car les Anglais n’ont ni les mêmes ressources ni le même ressort que les Américains. Et cependant, le gouvernement MacMillan, vacillant il y a un an, est devenu populaire et de nouvelles élections lui donneraient un succès incontestable. La Livre est pour l’heure hors de danger. La balance des comptes a battu tous les records positifs depuis un siècle ces six derniers mois, et les excédents s’accumulent sans interruption.

 

Le Retour de la France

Enfin, et disons surtout, le visage de la France s’est transformé. Dans l’ordre purement politique, notre rôle est et demeurera modeste. Mais dans l’ordre moral, il est considérable. L’effet dans le monde du raz de marée national du 28 septembre a été profond. La politique suivie depuis, peut être jugée dangereuse à certains égards ; l’essentiel est qu’elle est hardie, ferme et durable. L’étranger était habitué à nous voir osciller entre une certaine anarchie et la dictature. Il s’étonne et, à de rares exceptions près, se réjouit qu’on puisse trouver ici un juste milieu. En tous cas, la présence à la tête de notre pays d’un homme-mythe est un facteur important dans l’équilibre international et ses effets qui ne peuvent pas être mesurés scientifiquement, sont déjà perceptibles.

 

Le Déclin de Nasser

Le plus important, à notre avis, c’est le déclin précipité du prestige de Nasser dans le Monde arabe. Ce monde est instable par nature – que fois l’avons-nous constaté ici – et il en faut peu pour le modifier. Surtout les impondérables sont plus agissants que les faits. Alors que la défaite du Sinaï en 1956 n’avait en rien altéré l’autorité de Nasser, au contraire, le plébiscite algérien qui ne le concernait qu’indirectement l’a fait chanceler. Jamais Bourguiba n’aurait osé rompre en visière au dictateur du Caire, comme il vient de le faire à la Ligue Arabe si le vent n’avait tourné en Afrique du Nord. Et ce n’est là qu’un début ; la coupure entre le Monde arabe occidental et oriental doit se préciser. Elle pourrait en provoquer d’autres.

La République Arabe Unie, ou présumée telle, ne sera peut-être pas de longue durée. Cela dépend de l’évolution en Irak.  Si le général Kassem affermit son pouvoir, l’attraction de Bagdad sur Damas pourrait reparaître. La réforme agraire décrétée en Syrie par Le Caire, la concentration des pouvoirs sur les deux pays dans la capitale égyptienne a soulevé une forte opposition. La Syrie, toujours instable, pourrait changer encore une fois de maîtres, surtout si la situation s’équilibrait au Liban, comme les dernières nouvelles le font espérer. Là encore, l’Angleterre et les Etats-Unis marquent des points. On ne parle plus de la guerre du Yémen contre Aden, ni des conflits dans les protectorats d’Oman et de Mascate. L’adhésion de Kuweit à la politique panarabe est démentie. La conquête du pétrole par l’impérialisme égyptien apparait de moins en moins probable. Et Moscou se tait. Toutes ces lignes d’évolution ne sont encore qu’à l’état d’ébauches, mais elles montrent que le rapport des forces a changé. Le redressement français y est pour beaucoup.

 

Le Conflit de Formose

Comme on le prévoyait, la trêve de Formose se prolonge. On ne saura sans doute jamais les raisons de l’échec des communistes chinois. Un seul fait : le limogeage du chef d’état-major de Pékin. Cela dispense de chercher des explications. Erreur militaire certainement. Quel a été le rôle de Moscou dans l’affaire ? Cela n’est qu’hypothèses

 

Le « Miracle Chinois »

On parle beaucoup de la Chine rouge ces derniers temps. Nous avons indiqué ici ce que l’on pouvait penser de la révolution sociale et économique tentée par Mao Tsé Tung. Si elle était menée à son terme, ce serait, en effet, la plus grande révolution que le monde ait connue. Il faudrait se garder cependant d’appréciations excessives. C’est le propre des Jaunes de concevoir et de tenter les aventures que le bon sens occidental juge insensées. Ainsi la folie des Japonais en 1941. Par ailleurs, ils excellent, les Chinois surtout, à mystifier les visiteurs étrangers en leur présentant des vitrines somptueuses leur masquant la réalité. Aussi n’est-ce pas sans une sorte de stupeur que nous lisions dans « Le Monde » un article de M. René Dumont qui nous fait le tableau du miracle chinois.

 

L’Agriculture en Chine Communiste

Il s’agit d’un miracle agricole. Nous citons : « 60 à 90% d’accroissement de récolte en un an, pour un continent de l’ampleur de la Chine, voilà un fait absolument sans précédent dans l’histoire agraire du monde. » En effet ! Et cela « alors que la capacité de production d’engrais est encore comparable à celle des pays balkaniques » et que de plus, l’aléa climatique n’a pas joué sensiblement entre 1957 et 1958 ; toujours d’après l’auteur, et Mao Tsé Tung, la Chine ne disposerait de 500 kilos de grains par habitant « ce qui placerait la Chine dans un an ou deux à un standing alimentaire intermédiaire entre celui de l’Europe occidentale et orientale », et il nous invite à réviser nos idées sur les méthodes propres à redresser l’économie des pays sous-développés, en fonction de ce miracle. Il y a de quoi.

 

Réserves

Nous n’avons pas été en Chine, malheureusement ou heureusement, alors nous en sommes réduits au seul bon sens. Voilà un pays, la Chine, cultivée depuis quarante siècles de façon intensive et minutieuse, où il n’y a pas eu de latifundia, au sens occidental, en sol érodé et fatigué, dont la production doublerait presque en un an, sans autres ressources que les bras de ses paysans ? En industrie, il y a des miracles bien qu’ils soient forts loin de pareilles proportions, mais en agriculture, jamais – même avec tracteurs et engrais – et surtout sur des étendues de cette ampleur. On peut doubler la production d’un champ expérimental, mais pas d’un continent. Admettons un accroissement annuel de 3 ou 4%, toutes conditions égales, ce qui serait déjà fort beau. Ne serait-ce pas que les statisticiens de Pékin avaient jusqu’ici compté pour zéro la production des régions qu’ils ne contrôlaient pas et l’imagination et la propagande aidant … Nous soumettons à M. Dumont, qui est un spécialiste, ces réserves d’un profane dont le seul titre est d’avoir assez cultivé la terre pour savoir qu’elle est avare de miracles.

 

                                                                                            CRITON