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Le Courrier d’Aix – 1958-10-11 – La Vie Internationale.
Rivalité en Asie
Coup de théâtre dans l’affaire Formose. Les Communistes chinois ont suspendu pour une semaine le bombardement de Quemoy. Pourquoi cette trêve se demande-t-on ? Diverses hypothèses ont cours. D’abord, inefficacité du barrage d’obus. Opéré avec des munitions soviétiques de rebut, il n’avait promis que des dégâts de peu d’importance. Par contre, les Américains avaient fourni aux aviateurs de Chang des missiles air-air qui avaient abattu bon nombre de Mig 17 et 19 ; le blocus avait été forcé, les îles pouvaient tenir et le moral des défenseurs n’avait pas été déprimé par la propagande. D’autre part, en cessant le feu, les Chinois de Pékin peuvent pousser la négociation avec les Etats-Unis et créer un conflit entre Formose qui ne veut rien céder, et Washington qui semble disposé à un compromis. De plus, une négociation en règle rapprocherait Pékin d’une reconnaissance par l’O.N.U. que les Américains ont de plus en plus de peine à différer. Aucune de ces explications n’est invraisemblable, mais la clef de l’énigme nous paraît plutôt l’état des relations entre Moscou et Pékin.
Moscou et Pékin
On dit que Krouchtchev vient de faire un second voyage secret en Chine. On a d’autre part remarqué l’absence de personnages russes de premier plan aux fêtes d’anniversaire de la République Populaire de Chine. Enfin, les proclamations bruyantes de solidarité russo-chinoise avaient revêtu une emphase un peu suspecte.
Dans les articles très remarqués que publie M. Adlaï Stevenson – le candidat démocrate a affronté Eisenhower deux fois pour la présidence – où il fait état des observations recueillies au cours de son voyage en U.R.S.S., il met l’accent sur les inquiétudes des Russes concernant le développement industriel de la Chine rouge et des nouvelles mesures de collectivisation intégrale dont nous avons parlé ici. La Chine n’est pas un satellite. Bien plus, Mao Tsé Tung s’efforce de ravir à l’U.R.S.S. le rôle de leader du Bloc communiste. Dans l’ordre idéologique comme dans l’ordre social – on l’a vu dans la querelle avec Tito – les Chinois font de la surenchère : Ils se montrent plus orthodoxes que Krouchtchev, mais la rivalité des deux puissances a un caractère plus concret.
La Chine et l’Empire Russe
Les Chinois vont être bientôt sept cent millions ; un milliard à la fin du siècle ; l’expansion chinoise ne peut se faire vers l’Asie du Sud-Est, elle-même surpeuplée. Par contre, la Sibérie est encore relativement vide, 25 millions à peine dans toute l’Asie soviétique, 50 au plus par-delà l’Oural.
La poussée chinoise est d’ores et déjà en mouvement. Il y eut d’abord la conquête du Tibet dont nous avons relaté les sanglants épisodes. Au Sin-Kiang à l’Ouest, les Chinois ont refoulé l’influence russe et ont constitué des camps de travail de plus de cinquante mille « exportés » pour l’exploitation des mines et du pétrole qui étaient précédemment attribuées à des Sociétés mixtes russo-chinoises, aujourd’hui dissoutes. En Mongolie extérieure où Molotov a été exilé comme ambassadeur, et qui était depuis l’époque tsariste une colonie russe, l’immigration des Chinois est de plus en plus importante. Ils occupent des postes à l’Université nouvelle d’Oulan-Bator, la capitale, et des groupes sédentaires s’installent dans ce pays où l’indigène est toujours nomade. De leur côté, les Russes font un gros effort pour occuper la Sibérie et investissent des sommes considérables pour l’industrialiser.
Le Congrès d’Irkoutsk
A Irkoutsk, la capitale, vient de se tenir un congrès de techniciens. Deux mille délégués y ont pris part et plus de huit mille spécialistes de toutes branches ont adressé des rapports. Les plans dont nous ne pouvons donner ici les détails, concernent des régions situées de plus en plus à l’Est. Krasnoïarsk et le Bassin du Lenisseï, puis le pourtour du Lac Baïkal au centre et plus à l’Est encore, les provinces de Yakoutie et du Bassin de l’Amour. La tâche est gigantesque et l’exécution est encore à ses débuts, sauf à l’Ouest. Mais l’urgence de la tâche est soulignée par tous les planificateurs soviétiques. Malheureusement, le capital disponible est insuffisant et la main-d’œuvre encore rare. La priorité est donnée à la Sibérie dont plus de la moitié confine aux provinces chinoises surpeuplées. On a dit qu’il s’agissait pour les Russes d’éloigner leurs bases industrielles de la portée des engins américains, ce qui n’a plus grand sens à l’âge des fusées intercontinentales. Quant à la production tirée des richesses certainement considérables de cette partie de l’Asie, son intérêt est en partie compensé par le problème des transports qui seront encore longtemps difficiles et onéreux. Il s’agit plutôt d’une vaste entreprise de colonisation de nature à interdire l’accès de ces régions à d’éventuels envahisseurs.
En outre, si l’aide soviétique à la Chine est encore notable, les Chinois n’aspirent qu’à s’en passer. Ils ne s’en cachent d’ailleurs pas. Ils cherchent à s’industrialiser eux-mêmes grâce à une main-d’œuvre illimitée et dont le niveau de vie est si bas que son emploi ne nécessite pas de trop gros capitaux. Ils traitent avec tous les pays industriels pour recevoir des modèles qu’ils copient avec une réelle habileté. Qu’il y ait beaucoup de bluff dans leurs plans d’industrialisation de type artisanal, cela est évident, mais le nombre des bras est un facteur puissant dans un pays organisé sous une discipline militaire implacable. Tout cela rend les Russes perplexes pour l’avenir, et M. Stevenson n’a pas eu de peine à le leur faire avouer.
Si nous nous sommes étendus sur cette question, c’est qu’elle nous paraît un des problèmes clefs de l’avenir du monde, parce qu’il est susceptible, avec le temps, de modifier l’orientation de la politique russe. Nous l’avions dit déjà, mais l’autorité de M. Stevenson donne du poids à cette thèse.
A Chypre
Du pire sortira-t-il un compromis ? Le Gouvernement d’Athènes y paraît décidé en acceptant les propositions de conférence de M. Spaak. Pourtant, le terrorisme avait revêtu une violence sans précédent, et le meurtre d’une femme de soldat britannique mère de cinq enfants, avait exaspéré la troupe, à tel point que 250 Chypriotes grecs ont été malmenés au cours de perquisitions, plusieurs sont à l’hôpital, l’un d’eux est mort. On comprend cet accès de fureur d’une armée aux prises avec un terrorisme déchaîné. Remarquons cependant que l’armée française d’Algérie témoin de cent crimes du même ordre n’a jamais réagi avec brutalité ni aveuglément contre la masse. Dieu sait pourtant si l’on a monté en épingle les quelques cas de violence contre les coupables qu’on interrogeait. Les Anglais eux, sans excuser leurs hommes, font silence. Quoi qu’il en soit, ces accès de violence font comprendre à toutes les parties en cause la nécessité d’en finir. On espère y parvenir. Il est grand temps.
CRITON