ORIGINAL-Criton-1959-02-21 pdf
Le Courrier d’Aix – 1959-02-21 – La Vie internationale.
L’Homme Propose …
La grave maladie de Foster Dulles a provoqué une même émotion chez les partisans et chez les adversaires de la politique du Secrétaire d’État américain. Ce qui a surpris, ce n’est pas l’hommage à son courage et à son caractère, mais le revirement à son égard de ceux qui n’avaient cessé de le critiquer. Cela témoigne de la solidarité bien plus profonde qu’apparente du Monde Atlantique qui a senti soudain qu’il risquait de perdre son meilleur défenseur qui était pour le moment irremplaçable. Aux Etats-Unis même, on n’a jamais été aussi près d’une politique bipartisane. N’a-t-on pas été même jusqu’à parler d’Adlai Stevenson, le rival démocrate d’Eisenhower, pour succéder à Foster Dulles ? Cela est du meilleur augure.
Les deux Allemagnes
Autre fait plutôt inattendu : le chancelier Adenauer lui-même ne s’oppose plus à l’audition des représentants de Pankow dans une conférence sur l’ensemble du problème allemand. Cette reconnaissance de fait de la République « démocratique » sera-t-elle de nature à rendre une telle conférence fructueuse ? Nous demeurons sceptiques, mais cela rendra plus difficile à Krouchtchev de rejeter sur l’Occident la responsabilité d’un échec.
Le Ministère Segni
Comme prévu, le Ministère Segni est constitué, et malgré l’opposition du président Gronchi, ce ministère démocrate-chrétien sera tout-à-fait pro-Atlantique puisque M. Pella prend les affaires étrangères, et orienté vers la droite puisqu’il n’aura de majorité qu’appuyé par les Libéraux et les deux Partis monarchistes – qui voteront pour un cabinet républicain et peut-être même les néo-fascistes restés attachés aux méthodes de Mussolini. Il s’agit là d’un revirement de la politique italienne qui ne pouvait faire autrement que de s’agréger au mouvement de libéralisme économique qui prévaut en Europe. C’était aussi le seul moyen d’éviter de nouvelles élections qui n’auraient nullement clarifié la situation, mais au contraire accentué les oppositions.
Pour qui connaît le sens politique très aigu des Italiens, la solution intervenue n’était pas douteuse. Quant à la durée du gouvernement Segni, elle dépend de l’évolution de la situation économique dans le Monde libre.
La Situation Économique
A cet égard les pronostics sont difficiles. Alors que les augures aidés de quelques statistiques voyaient une reprise rapide, nous avions ici, au contraire, marqué l’impression que la courbe ascendante s’affaiblissait. Ce qui trompe le moins, c’est le nombre de chômeurs. Il a atteint ces jours.ci un maximum dans plusieurs pays.
Aux Etats-Unis, 4.750.000, en Angleterre un chiffre record de 620.000 (depuis 1949), au Canada record aussi 525.000 pour 16 millions d’habitants ; la situation n’est pas meilleure proportionnellement dans les autres pays, et malgré la proche reprise saisonnière, on ne voit pas d’amélioration en perspective en valeur absolue.
Encore une surprise pour les économistes ; le chômage total ou partiel s’étend, alors que dans l’ensemble la production est étale et même en augmentation légère. Cela peut être lié à cet autre paradoxe, souvent signalé ici : malgré la récession, les salaires continuent d’augmenter, de même que les prix de revient, les employeurs ont tendance à réduire le poste le plus coûteux, c’est-à-dire la main-d’œuvre. A cela s’ajoute l’acuité croissante de la concurrence, parce que l’offre dépasse généralement la demande ; grâce aux investissements de la période de prospérité, la capacité de production s’est accrue plus vite que les besoins solvables. En Europe, de plus, le spectre du Marché Commun a poussé les producteurs à serrer leur prix de revient.
La Crise Charbonnière et la C.E.C.A.
Enfin, il y a la crise charbonnière particulièrement aigue en Belgique et en Allemagne. Cette industrie occupe beaucoup de main-d’œuvre, ce qui rend la situation plus dramatique. Le pire c’est qu’elle est insoluble, le déclin du charbon par rapport aux autres sources d’énergie étant inévitable. Ce qui est regrettable, c’est qu’on ne l’ait pas prévue, alors que les signes étaient évidents. La malheureuse C.E.C.A. (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), fondée sur des perspectives d’expansion indéfinie de la production charbonnière et sidérurgique, est dans une passe difficile ; pour dire vrai, elle se survit. Inutile en période de prospérité, elle se montre impuissante en période critique. Normalement, elle devrait disparaître, mais on sait que les institutions ont la vie dure, comme toutes les bureaucraties, même lorsque leur raison d’être cesse d’exister. Cependant, lorsqu’une institution comme la C.E.C.A. a parcouru entièrement un cycle économique, on ne voit pas ce qu’on pourrait en attendre.
Le Marché Commun
Pour ce qui est du Marché Commun, les perspectives ne sont pas meilleures. Au début d’une phase d’expansion, il aurait pu se manifester favorablement. Né dans une dépression, même légère, il a peu de chances de devenir réalité. Ces premières statistiques sont d’ailleurs muettes à son égard. En France en particulier, les importations n’ont guère baissé en valeur absolue, malgré la dévaluation et les exportations que cette mesure devait faciliter sont en baisse par rapport au niveau antérieur du franc. A l’extérieur, aucun signe positif non plus. Sans doute, il est bien trop tôt pour juger d’une orientation du commerce européen. On n’en reste pas moins perplexe.
Le Planisme
D’une façon générale, il y a lieu, à notre avis, de se défier plus que jamais du planisme économique, dans les pays où le consommateur décide en dernier ressort. Il vaut mieux laisser cela aux Soviets où le consommateur, réduit à la portion congrue, ne compte pas. Lorsqu’on lit l’interview récemment accordée à une publication américaine par M. Jean Monnet, on reste confondu devant le dogmatisme imperturbable de ce technicien, plein de talent d’ailleurs. A vrai dire, on croit que l’avenir lui appartient.
En matière économique pourtant, les surprises n’ont pas manqué ! Elles n’instruisent guère. Ce qui est regrettable, c’est qu’en plaçant systématiquement les fondements de l’unité européenne sur des assises aussi capricieuses, on risque d’en ruiner l’idée et même l’avenir.
La Politique Française
Heureusement, la coopération européenne sur le plan politique donne de meilleurs espoirs. Pendant des années, il a été impossible de définir la politique extérieure de la France, flottante selon les hommes et les événements. Elle paraît aujourd’hui fermement tracée, et à notre avis, conformément aux véritables intérêts nationaux : collaboration européenne fortement appuyée sur l’entente franco-allemande ; réconciliation aussi, sans réserve semble-t-il, avec les Etats-Unis. Position parfaitement nette et même rude à l’égard du Kremlin comme en témoigne la réponse française à Moscou sur Berlin. Défiance par contre à l’égard de la politique britannique, ce qui est sans doute le meilleur moyen d’inviter nos voisins d’Outre-Manche à en changer. Ce sera difficile, mais à la longue, si les Anglais y trouvent avantage, il se peut qu’ils se ravisent. Il y a bien le « miracle » de Chypre. Alors, tous les espoirs sont permis.
CRITON