Criton – 1959-02-21 – L’Homme Propose …

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-21 – La Vie internationale.

 

L’Homme Propose …

 

La grave maladie de Foster Dulles a provoqué une même émotion chez les partisans et chez les adversaires de la politique du Secrétaire d’État américain. Ce qui a surpris, ce n’est pas l’hommage à son courage et à son caractère, mais le revirement à son égard de ceux qui n’avaient cessé de le critiquer. Cela témoigne de la solidarité bien plus profonde qu’apparente du Monde Atlantique qui a senti soudain qu’il risquait de perdre son meilleur défenseur qui était pour le moment irremplaçable. Aux Etats-Unis même, on n’a jamais été aussi près d’une politique bipartisane. N’a-t-on pas été même jusqu’à parler d’Adlai Stevenson, le rival démocrate d’Eisenhower, pour succéder à Foster Dulles ? Cela est du meilleur augure.

 

Les deux Allemagnes

Autre fait plutôt inattendu : le chancelier Adenauer lui-même ne s’oppose plus à l’audition des représentants de Pankow dans une conférence sur l’ensemble du problème allemand. Cette reconnaissance de fait de la République « démocratique » sera-t-elle de nature à rendre une telle conférence fructueuse ? Nous demeurons sceptiques, mais cela rendra plus difficile à Krouchtchev de rejeter sur l’Occident la responsabilité d’un échec.

 

Le Ministère Segni

Comme prévu, le Ministère Segni est constitué, et malgré l’opposition du président Gronchi, ce ministère démocrate-chrétien sera tout-à-fait pro-Atlantique puisque M. Pella prend les affaires étrangères, et orienté vers la droite puisqu’il n’aura de majorité qu’appuyé par les Libéraux et les deux Partis monarchistes – qui voteront pour un cabinet républicain et peut-être même les néo-fascistes restés attachés aux méthodes de Mussolini. Il s’agit là d’un revirement de la politique italienne qui ne pouvait faire autrement que de s’agréger au mouvement de libéralisme économique qui prévaut en Europe. C’était aussi le seul moyen d’éviter de nouvelles élections qui n’auraient nullement clarifié la situation, mais au contraire accentué les oppositions.

Pour qui connaît le sens politique très aigu des Italiens, la solution intervenue n’était pas douteuse. Quant à la durée du gouvernement Segni, elle dépend de l’évolution de la situation économique dans le Monde libre.

 

La Situation Économique

A cet égard les pronostics sont difficiles. Alors que les augures aidés de quelques statistiques voyaient une reprise rapide, nous avions ici, au contraire, marqué l’impression que la courbe ascendante s’affaiblissait. Ce qui trompe le moins, c’est le nombre de chômeurs. Il a atteint ces jours.ci un maximum dans plusieurs pays.

Aux Etats-Unis, 4.750.000, en Angleterre un chiffre record de 620.000 (depuis 1949), au Canada record aussi 525.000 pour 16 millions d’habitants ; la situation n’est pas meilleure proportionnellement dans les autres pays, et malgré la proche reprise saisonnière, on ne voit pas d’amélioration en perspective en valeur absolue.

Encore une surprise pour les économistes ; le chômage total ou partiel s’étend, alors que dans l’ensemble la production est étale et même en augmentation légère. Cela peut être lié à cet autre paradoxe, souvent signalé ici : malgré la récession, les salaires continuent d’augmenter, de même que les prix de revient, les employeurs ont tendance à réduire le poste le plus coûteux, c’est-à-dire la main-d’œuvre. A cela s’ajoute l’acuité croissante de la concurrence, parce que l’offre dépasse généralement la demande ; grâce aux investissements de la période de prospérité, la capacité de production s’est accrue plus vite que les besoins solvables. En Europe, de plus, le spectre du Marché Commun a poussé les producteurs à serrer leur prix de revient.

 

La Crise Charbonnière et la C.E.C.A.

Enfin, il y a la crise charbonnière particulièrement aigue en Belgique et en Allemagne. Cette industrie occupe beaucoup de main-d’œuvre, ce qui rend la situation plus dramatique. Le pire c’est qu’elle est insoluble, le déclin du charbon par rapport aux autres sources d’énergie étant inévitable. Ce qui est regrettable, c’est qu’on ne l’ait pas prévue, alors que les signes étaient évidents. La malheureuse C.E.C.A. (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), fondée sur des perspectives d’expansion indéfinie de la production charbonnière et sidérurgique, est dans une passe difficile ; pour dire vrai, elle se survit. Inutile en période de prospérité, elle se montre impuissante en période critique. Normalement, elle devrait disparaître, mais on sait que les institutions ont la vie dure, comme toutes les bureaucraties, même lorsque leur raison d’être cesse d’exister. Cependant, lorsqu’une institution comme la C.E.C.A. a parcouru entièrement un cycle économique, on ne voit pas ce qu’on pourrait en attendre.

 

Le Marché Commun

Pour ce qui est du Marché Commun, les perspectives ne sont pas meilleures. Au début d’une phase d’expansion, il aurait pu se manifester favorablement. Né dans une dépression, même légère, il a peu de chances de devenir réalité. Ces premières statistiques sont d’ailleurs muettes à son égard. En France en particulier, les importations n’ont guère baissé en valeur absolue, malgré la dévaluation et les exportations que cette mesure devait faciliter sont en baisse par rapport au niveau antérieur du franc. A l’extérieur, aucun signe positif non plus. Sans doute, il est bien trop tôt pour juger d’une orientation du commerce européen. On n’en reste pas moins perplexe.

 

Le Planisme

D’une façon générale, il y a lieu, à notre avis, de se défier plus que jamais du planisme économique, dans les pays où le consommateur décide en dernier ressort. Il vaut mieux laisser cela aux Soviets où le consommateur, réduit à la portion congrue, ne compte pas. Lorsqu’on lit l’interview récemment accordée à une publication américaine par M. Jean Monnet, on reste confondu devant le dogmatisme imperturbable de ce technicien, plein de talent d’ailleurs. A vrai dire, on croit que l’avenir lui appartient.

En matière économique pourtant, les surprises n’ont pas manqué ! Elles n’instruisent guère. Ce qui est regrettable, c’est qu’en plaçant systématiquement les fondements de l’unité européenne sur des assises aussi capricieuses, on risque d’en ruiner l’idée et même l’avenir.

 

La Politique Française

Heureusement, la coopération européenne sur le plan politique donne de meilleurs espoirs. Pendant des années, il a été impossible de définir la politique extérieure de la France, flottante selon les hommes et les événements. Elle paraît aujourd’hui fermement tracée, et à notre avis, conformément aux véritables intérêts nationaux : collaboration européenne fortement appuyée sur l’entente franco-allemande ; réconciliation aussi, sans réserve semble-t-il, avec les Etats-Unis. Position parfaitement nette et même rude à l’égard du Kremlin comme en témoigne la réponse française à Moscou sur Berlin. Défiance par contre à l’égard de la politique britannique, ce qui est sans doute le meilleur moyen d’inviter nos voisins d’Outre-Manche à en changer. Ce sera difficile, mais à la longue, si les Anglais y trouvent avantage, il se peut qu’ils se ravisent. Il y a bien le « miracle » de Chypre. Alors, tous les espoirs sont permis.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1959-02-14 – De quelques Options Politiques

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-14 – La Vie Internationale.

 

De quelques Options Politiques

 

La maladie de Foster Dulles, si elle doit être suivie d’une retraite définitive, n’arrangera pas les affaires des Occidentaux. Cet infatigable lutteur était le seul lien inébranlable entre les Alliés incertains. Dans l’état présent de la politique américaine, aucune personnalité n’est apte à le remplacer. Ni M. Herter, malade lui aussi, ni M. Dillon qui a toujours fait figure d’amateur. Il ne resterait en cas de crise grave qu’Eisenhower lui-même pour s’imposer, ou Richard Nixon. Mais celui-ci est si controversé dans son propre pays qu’il n’aurait pas l’autorité nécessaire pour des décisions risquées. Attendons que M. MacMillan, retour de Moscou, nous dise s’il y a vraiment des risques.

 

L’Accord Gréco-Turc sur Chypre

Une heureuse nouvelle, attendue en vain depuis des années : l’accord Gréco-Turc sur Chypre. On sentait, il y a plus d’un an, qu’une solution ne pouvait tarder. Grecs et Turcs avaient trop besoin d’une aide des Etats-Unis, pour ne pas se rendre à la pression que ceux-ci exerçaient sur eux pour qu’ils s’entendent. Nous avons dit ici que nous ne comprenions rien à cette lutte obstinée. Et de fait, la solution que les partenaires ont si laborieusement mise au point, est celle même de bon sens que n’importe quel observateur pouvait formuler. L’indépendance de l’Île, avec des garanties pour la minorité turque, le maintien des bases militaires des britanniques qui n’ont par ailleurs aucun intérêt à conserver sur l’Île entière une domination coûteuse et insupportable aux Chypriotes grecs. Que de sang répandu, de haines exaspérées, pour en arriver à une solution si simple.

Espérons que pour les rapports entre Turcs et Grecs de l’Île, les récentes hostilités n’auront pas laissé de plaies trop vives et que leur collaboration politique dans un même gouvernement ne fera pas un jour rebondir la querelle. Tout cela aurait été évité si l’on avait réglé les choses avant les sanglants épisodes de 1957. Encore ne s’agit-il que de deux communautés de race blanche, de civilisation à peu près égale, habituées à une longue cohabitation.

 

Le Conflit des Races

Au Contraire, le problème le plus aigu qui se pose dans le monde actuel est de régler les rapports dans un même pays entre communautés de race et de couleur différentes et surtout d’un niveau de civilisation inégal – ségrégation, intégration, partnership ou apartheid, quatre solutions possibles également difficiles, en dehors de l’abandon pur et simple. Faisons un tour d’horizon : la ségrégation revêt deux formes : le divorce total comme ce fut le cas entre Arabes et Juifs en Palestine qui aboutit à un état de guerre latente entre l’Etat d’Israël et les Pays Arabes qui ont recueilli les Réfugiés ; aux Etats-Unis où jusque récemment la minorité noire était privée de droits politiques et sociaux. Là, l’intégration est en marche et se fera par étapes comme s’est faite celle des différentes races qui ont peuplé les Etats-Unis. Elle est possible car il s’agit d’agréger une minorité relativement faible à une majorité puissante et organisée. L’intégration par contre est inconcevable s’il s’agit d’incorporer une majorité à une minorité. Si le mot a son sens, il signifie une égalité politique et sociale complète dans un régime démocratique. Alors fatalement, c’est la majorité qui imposera sa loi à la minorité. Sinon, ce ne serait qu’une dictature déguisée sur la minorité avec toutes ses conséquences. Mieux vaudrait alors un partage du pays entre les deux races. Les Sud-Africains, eux, ont opté pour l’ « Apartheid » qui jusqu’ici fonctionne sans drame majeur : une forte minorité blanche, un tiers, assume seule le pouvoir politique, la population noire n’ayant aucune part à l’élaboration des lois et les deux communautés vivant à part avec le minimum de contact, les Blancs se chargeant d’assurer aux Noirs un niveau d’existence de plus en plus élevé grâce au développement économique de l’ensemble. Cette solution suppose une autorité rigoureuse et l’avenir n’est pas garanti.

 

Le Cas des Rhodésies

Chose curieuse, c’est vers une solution du même type que paraissent incliner depuis quelque temps les pays limitrophes, en particulier les deux Rhodésies où existe une forte minorité de colons d’origine britannique, le Mozambique portugais, et la partie orientale du Congo belge qui touche aux Rhodésies, qui se trouvent dans un cas analogue. On sait que les Anglais avaient accordé aux deux Rhodésies, auxquelles se joignait le Nyassaland, le statut de Dominion et l’on avait essayé la formule N° 4, celle de « partnership », c’est-à-dire d’un Gouvernement multiracial dirigeant le pays en commun et si possible en harmonie. On commence à douter que ce genre de compromis soit viable. Le pouvoir demeure en fait aux Blancs et ils se décideront sans doute à le garder tout en assurant aux autres communautés – noirs, indiens, jaunes même – des libertés plus larges qu’en Union Sud-Africaine. Il y aurait ainsi en Afrique noire deux zones, celle où, le Kenya excepté, les Blancs sont en faible minorité et où l’on évolue vers la solution Commonwealth ou Communauté française, c’est-à-dire l’indépendance avec un lien plus ou moins lâche avec l’ancienne puissance colonisatrice, lien qui dépend en définitive des possibilités économiques dont chacun de ces pays dispose, autrement dit, du besoin d’assistance extérieure qu’ils ne peuvent éluder, sous peine de désintégration. Une autre zone au Sud où les Blancs assez nombreux tenteront de maintenir leur autorité par eux-mêmes sans le concours de l’ancienne métropole.

Si nous avons cru bon de faire ce tour de géographie politique, c’est qu’il peut être instructif pour ceux qui, en regardant nos propres problèmes, se payent de mots. Le nombre de solutions possibles est limité. Les autres sont fausses ou inviables.

 

La Crise Italienne

La crise italienne semble toucher à sa fin. Le professeur Segni, homme du centre au sein de la Démocratie Chrétienne, formera un gouvernement dit monocolore, composé de Démocrates-Chrétiens appuyé autant que possible un peu à droite et un peu à gauche, par ce qui reste de partisans du socialisme de M. Saragat dont le Parti vient de se scinder, comme en France, à la suite de la démission du Gouvernement Fanfani. En apparence, cette crise ressemble à toutes les autres qu’ont connues les Sœurs latines. En réalité, elle est beaucoup plus profonde. C’est toute la politique italienne qui est en cause et ses rapports avec l’Occident.

Il y a d’abord une crise des institutions mêmes. Les événements de France ont eu en Italie une répercussion profonde et la démocratie parlementaire qui fonctionne mal au-delà des Alpes, serait en question s’il existait une solution de rechange. Mais ce fut aussi une crise, un conflit même, entre le Président de la République M. Gronchi et le Parlement. Gronchi dont les tendances gauchistes et neutralistes sont bien connues avait tenté d’imposer le retour de Fanfani appuyé comme précédemment sur les socialistes et non seulement ceux de Saragat, mais aussi sur ceux de Nenni, dont la semi-rupture avec les communistes avait préparé une politique de soutien à un gouvernement de centre-gauche. Mais Fanfani et sa politique économique nettement favorable au capitalisme d’Etat contre l’initiative privée, avait rencontré de fortes oppositions dans son propre Parti  et dans les milieux d’affaires et d’Eglise ; Gronchi dut se soumettre et appeler Segni qui espère trouver une majorité. L’enjeu est d’importance car l’Italie risquait de se trouver isolée du courant qui devient peu à peu universel vers une politique d’échanges axée sur la concurrence et l’initiative privée, que ses promoteurs, les Etats-Unis et l’Allemagne fédérale, cherchent à étendre.

La lutte est très vive en Italie entre les deux formes d’économie, celle de l’entreprise publique dirigée par l’Etat et l’industrie indépendante menacée d’étouffement qui connaît des conditions de plus en plus difficiles. Un gouvernement Segni aura pour tâche de maintenir l’équilibre et de renforcer du même coup la coopération européenne et occidentale.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-02-07 – Le Jeu des Alliances

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-07 – La Vie Internationale.

 

Le Jeu des Alliances

 

Le voyage inopiné de M. Dulles en Europe témoigne des appréhensions de Washington sur le problème de Berlin. Les commentaires s’égarent en général sur l’appréciation de la question. Elle est pourtant simple.

 

La Négociation sur Berlin

Les Russes sont décédés à fermer cette porte toujours ouverte sur le Monde libre et pour les Alliés, c’est une affaire de prestige de la maintenir ; ce qui n’est pas facile, si l’on entend éviter une épreuve de force. Il n’y a pas et ne peut y avoir là-dessus de divergence entre Alliés. Mais il peut y avoir différentes manières d’essayer d’empêcher les Soviets de réussir un coup de force. L’idée de Dulles, comme de MacMillan, est de les enfermer dans des négociations aussi vastes que possible qui comme toutes les autres n’aboutiront à rien, mais permettront de gagner du temps et de franchir l’échéance fatale du 27 Mai. Cela compte pour les Etats-Unis qui ont à rattraper un sérieux retard dans la préparation des engins intercontinentaux. Quant à M. MacMillan qui organise des élections  qui s’annoncent très serrées, il veut aller à Moscou pour se parer du prestige de médiateur pour la paix et tenter en même temps d’enlever aux Soviets l’initiative diplomatique qu’ils n’ont cessé de conserver depuis la guerre.

Personne ne se fait d’illusion sur les chances de succès. On pense cependant que Krouchtchev n’est pas prêt à faire la guerre pour Berlin et qu’avec un peu d’habileté on pourra s’accorder sur des demi-mesures qui permettront aux deux parties de sauver la face.

 

La Réunification de l’Allemagne

La marge de manœuvre est cependant fort limitée et il est absurde de parler à ce propos de réunification de l’Allemagne ou de neutralisation de l’Europe centrale. Les Russes n’abandonneront jamais l’Allemagne orientale sinon contraints par des événements actuellement hors de toute perspective. Tout le monde le sait. La D.D.R. est maintenant à peu près renflouée. Après avoir coûté fort cher aux Soviets et s’être trouvée au bord de la catastrophe à plusieurs reprises, elle est un élément précieux de l’arsenal économique de Moscou chargée, comme la Tchécoslovaquie, de fournir du matériel aux pays sous-développés que les Soviets veulent maintenir dans leur jeu, ce qui leur évite d’en faire les frais.

Quant aux projets de désengagement chers à M. Kennan, du type plan Rapacki, ce ne sont que biais pour refouler les Américains au-delà du Rhin. Ils ne résistent pas à un examen sérieux. Si les Occidentaux réussissent à maintenir le statu-quo en Allemagne, ce sera pour le moment un fameux résultat.

 

La Chine et l’U.R.S.S.

Dans un article qui a fait sensation, le général Ely fait allusion à la rivalité russo-chinoise qu’aucun discours officiel à Moscou ne peut masquer. Il espère que dans un avenir indéterminé, l’expansion chinoise pourra susciter aux Russes des risques tels qu’ils devront se rapprocher de l’Occident. C’est un espoir que nous avons esquissé nous-mêmes ici. Reconnaissons qu’il est fort vague pour l’heure, Russes et Chinois continuant à entretenir des relations de cordiale inimitié dont on a eu tant de preuves depuis leur alliance.

Le dernier épisode a été certainement le plus sérieux. Il a coûté le pouvoir à Mao Tsé Toung. Krouchtchev n’a pas caché son hostilité aux « Communes du Peuple » et n’entend pas laisser aux Chinois la prépondérance idéologique. Il a suscité à Mao toute sortes de difficultés, y compris des révoltes en Mongolie et au Sin-Kiang. Il a réussi. Mao Tsé Toung avait intrigué avec Molotov quand celui-ci était à Oulan-Bator en Mongolie – les deux hommes comptaient prendre leur revanche en abattant Krouchtchev – ce qui explique les manifestations violentes au XXI° Congrès à Moscou contre le groupe « anti-parti ». L’homme fort de la Chine est Chou en Laï qui l’a emporté au concile de Hankou en Novembre sur son rival, Mao.

Chou est un opportuniste. Il avait d’abord manœuvré contre Krouchtchev qu’il croyait perdu après les révoltes de Pologne et de Hongrie. Il s’était ravisé ensuite et l’on se souvient qu’au cours de son second voyage à Varsovie en 1957, Chou en Laï avait déçu les révisionnistes après les avoir encouragés, en se solidarisant avec Krouchtchev. C’est lui qui vient au Congrès du parti de Moscou, apporter les meilleurs vœux de Mao Tsé Tung et célébrer l’amitié éternelle des deux peuples.

 

La Politique de Krouchtchev

La politique de Krouchtchev à l’égard de la Chine a repris la ligne de Staline, en cela comme en bien d’autres affaires d’ailleurs. Conserver l’alliance chinoise indispensable pour lutter contre les Etats-Unis et empêcher Pékin de faire la paix avec ceux-ci, mais en même temps ne pas permettre à la Chine de sortir tout-à-fait du chaos et de devenir une grande puissance capable de se libérer de la tutelle russe qui lui demeure indispensable en matière économique. En voulant faire un trop grand « pas en avant », Mao a fait une chute. La politique chinoise d’ailleurs fourmille d’intrigues dont la complexité nous dépasse.

 

La Succession de Mao à la Présidence

Un bruit sérieux avait couru récemment : la succession de Mao à la Présidence de la République serait dévolue à Madame Sun-Yat-Sen, la veuve du célèbre révolutionnaire, communiste et chevronnée, et convaincue, mais aussi sœur de Madame Tchang Kaï Chek, la femme du Maréchal de Formose. De là à voir une tentative de réconciliation entre les deux Chines, il n’y avait qu’un pas. Nous nous sommes gardés de le franchir. Il est probable que le projet, s’il fut réellement, n’aura pas de suite. Il aura servi néanmoins à mettre en alerte les Soviets et à faciliter la tâche de Chou en Laï pour obtenir l’appui de Moscou dans sa lutte pour le pouvoir, et aussi une aide économique accrue dont Pékin a le plus urgent besoin.

On peut se demander si une politique plus hardie des Américains au moment de l’affaire de Formose n’aurait pas pu renverser la situation et démolir le fragile édifice du bolchévisme en Chine. Mais à ce moment-là, on s’en souvient, tous les apôtres du désengagement, de Kennan à Lippmann, ne parlaient que de rendre Quemoy et Matsu aux Rouges. On ne voit pas Dulles, quelque envie qu’il en eut, poussant Tchang Kaï Chek à intervenir sur le Continent. Les Russes tiennent la Chine parce que ce vaste pays n’est pas près, malgré les statistiques mirifiques, de sortir du désordre et de la misère. Les Chinois, de leur côté, tiennent la Russie, parce que s’ils passaient de l’autre côté ou même devenaient neutralistes à la manière de l’Inde – ce qui serait le cas si Tchang Kaï Chek se réconciliait avec les communistes – l’U.R.S.S. isolée comme autrefois, et sans allié, ne pèserait plus aussi lourd  en face du Monde libre. Mais pour le moment, la situation est inchangée. Seuls changent les Maîtres du jour.

 

L’U.R.S.S. et Nasser

Le conflit latent entre les Soviets et Nasser a fini par éclater à la tribune même du XXI° Congrès de Moscou. Le Bichachi a dû se rendre compte que le double jeu a des limites quand on n’a pas plus d’atouts en main. Les Ruses n’ont plus intérêt à soutenir ses ambitions et ils sont beaucoup plus occupés à circonvenir le Général Kassem de Bagdad qui, lui, tient les clefs des réservoirs de pétrole.

C’est Bagdad qui est maintenant le centre des intrigues rivales entre l’Occident et l’U.R.S.S. Celle-ci a marqué des points en aidant Kassem à se débarrasser des Nassériens. Les Soviets comptent l’aider aussi à faire tomber la Syrie et à liquider la République Arabe unie. Mais Kassem a besoin des Anglais pour vendre son pétrole et jusqu’ici manœuvre assez bien entre les deux blocs. Il n’a pas la partie facile entre les communistes qui le soutiennent à leur manière et les nationalistes arabes qui cherchent à le renverser. Avec toute l’habileté d’un oriental, il a réussi à cacher son jeu. Ce n’est pas un bavard comme Nasser. Il supprime ses ennemis en silence, tient son armée et sa police bien en mains et envers l’étranger ne coupe les ponts avec personne. Les Anglais qui ont une longue expérience de l’Orient et particulièrement leur ambassadeur à Bagdad, Trevelyan, ne se laisseront pas déborder. Le duel du Moyen-Orient, centré maintenant sur Bagdad, nous réserve bien des surprises. On en a l’habitude.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

 

Criton – 1959-01-24 – D’un Point à l’Autre

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-24 – La Vie Internationale.

 

D’un Point à l’Autre

 

Le Voyage de Mikoyan aux Etats-Unis a fait couler beaucoup d’encre. De conclusions aucune. Le rusé arménien ne s’est pas laissé tromper par certains accueils cordiaux ni troubler par les manifestations hostiles. Il pourra rendre compte à Krouchtchev de son impression sur le mode de vie américain et de l’effort à accomplir pour y faire ressembler le mode soviétique. Il paraît avoir été convaincu de la fermeté de la Maison Blanche dans la querelle de Berlin, ce qui peut amener les Russes à une certaine prudence. Voilà tout ce qu’on en peut dire.

 

Le Budget Américain

Le président Eisenhower a présenté son budget au Congrès qui marque un souci d’équilibre et de ne pas laisser le Dollar perdre davantage de son pouvoir d’achat. L’inflation reste sa préoccupation majeure. Il va se trouver aux prises avec le parti dépensier du Congrès qui comprend aussi bien des Démocrates que des Républicains. Les élections de 1960 préoccupent déjà les candidats.

Dans son rapport économique, le Président des Etats-Unis a souligné la faveur avec laquelle il suit les efforts des pays qui cherchent sur le plan régional à réduire les barrières douanières qui les isolent, étape nécessaire, a-t-il dit, vers un élargissement du commerce international. Notons que, simultanément le Dr Erhard, prenant la parole à l’Assemblée parlementaire des Six à Strasbourg, a dit en parlant du Marché Commun : « Les ponts ont été jetés vers l’extérieur et non pas vers les seuls autres pays européens ; l’Europe unie est une étape vers une communauté mondiale ». On voit par là que la politique américaine et allemande coïncident et que la convertibilité des monnaies plus ou moins large réalisée fin Décembre est beaucoup plus orientée vers une communauté universelle des pays libres que vers un marché fermé, si vaste soit-il.

 

Le Marché Commun

Le problème alors est de conserver au Marché Commun ce qui pourrait encore justifier son existence ; une préférence, si modeste soit-elle, entre les Six partenaires, dont les autres ne pourraient bénéficier. Il faudra trouver dans les mois qui suivent une formule qui satisfasse aux exigences du Traité de Rome sans soulever d’objections sérieuses de la part des autres pays de l’O.E.C.E. Soyons rassurés ; on trouvera une formule. Il y a trop d’intérêts particuliers à sauvegarder.

Reste à savoir si, au bout d’un certain temps, on sera en mesure de prouver par des chiffres qu’il y a quelque chose de modifié dans les échanges entre les Six, de modifié dans tous les sens et d’une façon globale s’entend. Car il est sûr que certains courants seront chargés, ne fut-ce que par suite des nouvelles parités monétaires qui sont peut-être encore susceptibles d’être reconsidérées en cours de route ; l’interprétation des statistiques sera particulièrement délicate et comme souvent, on pourra en tirer des conclusions assez divergentes. Car tout dépend, en définitive, de l’activité économique générale, non seulement de l’Europe des Six, mais du monde extérieur. A cet égard, les pronostics ne sont pas très favorables : l’optimisme est évidemment de rigueur. Mais aux Etats-Unis, la récession à d’abord paru se résoudre en Octobre-Novembre plus vite qu’on ne l’espérait, depuis, au contraire, la courbe s’aplatit et les progrès sont discutés. Dans le reste du monde, la tendance à la stagnation est évidente, le rythme d’expansion est de plus en plus ralenti, même en Allemagne ; les récentes mesures auront-elles un effet stimulant ou le contraire ? Les avis sont partagés. Il n’est pas sûr que l’on ait sur l’ensemble de l’économie mondiale beaucoup de moyens d’action. La technique joue dans une aire limitée, pas sur l’ensemble. Il y a encore beaucoup de mystères autour des rythmes de croissance économique.

 

La Lutte en Argentine

Celui que nous appelions l’héroïque président Frondizi d’Argentine, va-t-il gagner la bataille de sa vie ? Il subit le furieux assaut des Syndicats péronistes et communistes contre sa politique d’austérité, de redressement financier et de collaboration internationale. Ses adversaires ont voulu l’empêcher d’aller à Washington. Il y est en ce moment, parti le jour même où de violents combats se livraient à Buenos-Aires même entre grévistes et police. Les pronostics lui sont favorables, mais le courant à remonter est dur. L’Argentine échappant à la fois à la dictature péroniste et à l’influence de Moscou pour s’appuyer sur les Etats-Unis, qui eut cru un tel événement possible ? Frondizi aura beaucoup à faire pour consolider une telle révolution.

 

Les Événements de Cuba

Nous n’avons pas parlé ici des événements de Cuba qui ont tenu une large place dans l’actualité : la politique aux Antilles, est encore plus indéchiffrable que celle du Proche et Moyen-Orient. Car ce sont toujours des luttes de personnes. Les programmes se volatilisent selon l’humeur des factions. Dans l’affaire de Cuba, il y a bien une révolte des paysans contre l’oppression d’une tyrannie. Mais contre Fidel Castro, le révolutionnaire, il y a plusieurs groupes d’intérêt : les intellectuels, ou ce qui en tient lieu, que Moscou a beaucoup travaillés ; par contre les ouvriers, plutôt privilégiés, n’étaient pas hostiles à Batista. Et puis il y a, et surtout, le sucre. La moitié de la récolte est achetée à un prix supérieur au prix mondial par les Etats-Unis qui pourraient s’en passer s’ils le jugeaient nécessaire, en partie du moins. Le moindre geste de leur part ruinerait l’économie de l’Ile. Quel que soit le maître de Cuba, il faudra bien qu’il s’entende avec Washington.

On touche là un problème fondamental. Les Etats-Unis sont un client de telle envergure que les pays qui reposent sur une production unique – c’est le cas de Cuba – ne peuvent entrer en conflit avec eux. La faiblesse des Soviets, c’est qu’ils ne sauraient être un client de remplacement, ne pouvant ni consommer ni payer en monnaie à circulation universelle ce que ces pays doivent vendre pour vivre. Par la politique d’autarcie qui les rend indépendants du reste du monde, ils limitent en même temps leurs moyens d’action. L’idéologie ne suffit pas, ni l’aide « désintéressée », il faut offrir un échange commercial. M. Mikoyan le sait mieux que personne.

 

En Égypte

Nasser aussi, qui vient de faire la paix avec les Anglais. Sans les Livres bloquées à Londres, le Maître du Caire ne pouvait plus réaliser ses ambitions, même réduites : assurer tant bien que mal un progrès en Egypte et soutenir l’économie syrienne qu’il a prise en charge et qui n’est pas en brillante posture. Réussira-t-il à continuer le double jeu et à toucher des deux mains les cadeaux de l’Ouest et de l’Est ? Dans une certaine mesure sans doute, car il est un excellent jongleur. Mais la récolte sera-t-elle à la mesure de ses besoins ? On en doute de plus en plus. L’Occident en effet, et plus particulièrement les Etats-Unis, ne peuvent se soumettre à ce genre de chantage sans perdre leur crédit auprès de leurs fidèles alliés, sans les inciter ainsi à jouer le même jeu. Sans doute sont-ils obligés de ne pas laisser aux Soviets les mains libres dans les pays neutralistes, mais ils cherchent à tenir l’équilibre qui leur est imposé par les nécessités politiques avec le minimum de frais. L’expérience pour eux a été rude avec Tito et aussi avec Nehru. Mais dans ces deux cas, ils ont réussi, après maints déboires, à imposer un choix que les intéressés n’avoueront jamais, mais auquel en réalité ils se tiennent. Il leur suffit de sauver les apparences et là-dessus on peut leur faire confiance.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-01-17 – Après l’Orage

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-17 – La Vie Internationale.

 

Après l’Orage

 

Nous nous trouvons, une fois de plus dans ces chroniques, dans une situation embarrassante : les faits d’actualité qui s’étalent dans la grande presse, non seulement ne présentent qu’un intérêt secondaire et purement épisodique, mais ils masquent d’autres faits d’une grande importance qui échappent à l’opinion.

 

L’Offensive Diplomatique de l’U.R.S.S.

Tel est le cas aujourd’hui de la grande offensive diplomatique des Soviets autour de Berlin et du problème allemand qui n’est en réalité qu’une réédition de toutes les entreprises antérieures du Kremlin organisées par l’usine de Moscou dont le seul objet est de conserver l’initiative et qui sans doute aussi est dirigée vers l’intérieur pour faire diversion à des rivalités autour de l’actuel pouvoir.

Note sur Berlin donc, proposition d’une Conférence de 27 nations pour rédiger un traité de paix avec les deux Allemagnes, voyage de Mikoïan aux Etats-Unis pour sonder les dirigeants et l’opinion, sans compter les deux Conférences de Genève qui sont périodiquement interrompues et reprises sans autre intention, semble-t-il, que d’occuper les experts et d’en tirer quelques secrets militaires. Tout cela relève du fait divers et du jeu d’échecs.

 

Les Raisons du Kremlin

Par ailleurs, il est assez curieux qu’aucun commentateur depuis le 27 novembre – à notre connaissance du moins – n’ait donné, parmi les multiples hypothèses qu’ils se sont ingéniés à trouver pour expliquer le choix de Berlin par les Russes pour leur offensive, la raison évidente que nous répétons pour mémoire : les Soviets craignent l’Allemagne et elle seule. Les Etats-Unis sont pour eux des « Tigres de papier » à ménager certes, mais au fond inoffensifs, si l’on a soin de ne pas frapper leurs intérêts vitaux. L’Allemagne de Bonn, elle, a réussi, malgré sa défaite, à redevenir la principale puissance européenne. Son économie, magistralement dirigée en a fait après les Etats-Unis le plus grand pays capitaliste, le second banquier du Monde libre. En la menaçant à Berlin, les Russes pensaient pouvoir ébranler son crédit et semer la défiance autour de son avenir : comme nous le pensions, ils n’ont pas obtenu de succès appréciable. Au milieu même de la crise de Berlin, l’Allemagne fédérale a réussi à briser le dernier obstacle à son expansion économique dans le monde. Depuis le 12 janvier, le Mark est devenu, à quelques détails près, une monnaie complètement convertible ; avec le Dollar et le franc Suisse, le Mark a pris rang parmi les monnaies dirigeantes, précédant la Livre Sterling ; créancière de tous côtés, exportatrice de capitaux, l’Allemagne fédérale n’a plus devant elle de rival, pas même les Etats-Unis, dont le Dollar est aujourd’hui une monnaie discutée, à cause de l’inflation  toujours rampante. Inflation que Bonn seule a su éviter complètement.

 

Conséquences de la Révolution Monétaire

Le bond en avant réalisé par le Dr Erhard grâce à la réforme monétaire de fin décembre n’est cependant pas sans revers possibles. Comment vont se comporter les patients après l’opération subie ? Une première surprise déjà, l’accès de faiblesse du Franc Belge.

 

La Belgique et les Événements de Léopoldville

La Belgique en effet, traverse une passe difficile. Il y a d’abord les événements de Léopoldville. Comme il fallait s’y attendre, après l’impulsion donnée aux mouvements africains par l’institution de la Communauté française, le Congo belge n’a pu échapper à la contagion. Or à la différence des territoires français qui sont une charge pour la Métropole, le Congo Belge est une source importante de revenus pour la Belgique : le cuivre, l’uranium, le cobalt, l’or même contribuent à l’équilibre économique de ce petit pays. Une large part de ses capitaux y est investie ; ceux-ci commencent à s’inquiéter et à fuir. Rien de plus craintif que le capital ; la convertibilité du Franc Belge est arrivée à un moment particulièrement inopportun. De plus, la Belgique est un pays essentiellement exportateur et par surcroit – ce qui est dangereux dans ce cas – un pays cher. L’exposition de 1958 n’a pas arrangé les choses ; la surdévaluation du franc français risque de couper du … temporairement, la Belgique …. Ouvrant au …. La porte au courant inverse. … Hollande, loin d’être un …. Est un concurrent de plus … malgré la façade aujourd’hui bien décrépite, du Benelux. Le Franc belge va-t-il être la première victime de l’opération convertibilité ? On le craint sérieusement.

 

La Livre et le Franc

Quant à la Livre Sterling et au Franc français, le scepticisme demeure dans les milieux financiers internationaux. On n’exclut pas la possibilité d’un retour, plus ou moins lointain, à la situation antérieure. Pessimisme exagéré à notre avis, mais qui s’explique aisément par les précédents qui ont laissé sur le compte de ces monnaies de pénibles souvenirs. En politique monétaire, comme dans toute autre, la fermeté et la persévérance dans une ligne bien établie doivent mener au succès. Ce qui serait fatal, ce seraient les compromis et les hésitations. L’opération exécutée, il faut au convalescent un régime rigoureux. C’est à ce prix qu’on évite les rechutes. On a critiqué les modalités de l’intervention, mais maintenant, il faut aller jusqu’au bout, guidé par une main de fer. L’enjeu est trop sérieux.

 

Le Sauvetage Financier de l’Argentine

Les événements financiers européens ne nous ont pas laissé la place de parler d’une autre opération similaire, mais autrement grave, effectuée par l’héroïque président Frondizi en Argentine. La situation du pays était désespérée. Le bistouri a fait son œuvre. Qu’on en juge : le Peso dévalué de 18 à 64 pour un Dollar, les tarifs de transports et d’éclairage augmentés de 200 à 300 pour cent ; les salaires réduits ; les traitements des fonctionnaires aussi ; leur nombre ramené à moins de la moitié ; les importations bloquées au strict minimum. Enfin, la porte ouverte à deux battants au capital étranger, malgré l’opposition farouche du nationalisme argentin.

Les Etats-Unis, fait sans précédent dans l’histoire des relations interaméricaines, ont avancé 329 millions de dollars d’un seul coup pour le sauvetage de l’Argentine. Toute l’histoire du pays repart dans des conditions diamétralement opposées aux tendances antérieures du péronisme et des juntes militaires qui lui ont succédé. L’opération menée d’ailleurs avec un large concours international, celui de l’Allemagne et de la France en particulier, doit réussir avec le temps. Les moyens employés sont d’envergure pour un pays relativement petit par le nombre d’habitants et la surface économique, sinon territoriale. Cela de plus constitue un précédent qui aura des répercussions étendues dans toute l’Amérique latine.

Pour mesurer l’importance de l’événement, il suffit de se rappeler ce qu’était l’état d’esprit des dictateurs sud-américains, il y a quelques six ans quand régnaient Perón, Vargas et Ibanez. Le président Kubitschek du Brésil est attendu ces jours-ci à Washington !  Avec la chute de Batista à Cuba, l’ère des dictatures militaires en Amérique latine paraît devoir se clore rapidement. Evolution vers une forme de démocratie autoritaire et nationaliste sans doute, mais qui sera amenée par la force des choses à une coopération plus étroite avec l’Occident ; en particulier une coopération financière qui ne sera plus l’exploitation antérieure de ces pays par quelques groupes étrangers appuyés sur la corruption, mais une coopération entre Etats jeunes et leurs aînés industrialisés et riches de capitaux.

Si l’on veut comprendre en profondeur l’évolution du monde actuel, il faut tenir compte des deux traits dominants qui sont masqués le plus souvent par les épisodes quotidiens. Le très rapide retour en puissance du capitalisme international d’une part, et le développement non moins rapide, et en apparence opposé au mouvement précédent, des particularismes nationaux. Cela peut plaire ou déplaire, mais les faits sont là. Il faut les reconnaître et s’adapter.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-01-10 – Le Sens de l’Évolution

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-10 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de l’Évolution

 

Les Conséquences de la Réforme Monétaire Européenne

Dans une interview au « Münchner Merkur », le Docteur Erhard expose les conséquences de la réforme monétaire en termes qui éclairent nos précédents commentaires :

« Dorénavant, dit-il, il n’y aura plus de faux prix. Aucun pays ne pourra vivre au-dessus de ce que sa productivité lui permettra de gagner. S’il essaie de le faire, des troubles se déclareront au niveau de ses prix et ce pays sera le premier à en pâtir », et de conclure en s’adressant à la France : « Si la France ne voulait ou ne pouvait pas faire certaines choses, il n’y aurait rien à faire ; il fallait que le convoi tout entier réglât sa vitesse sur le navire le plus lent. Maintenant, ce sera le contraire ».

Entendez par là que tous devront se régler sur les plus rapides, c’est-à-dire l’Allemagne fédérale ; on ne saurait plus franchement expliquer les raisons et le but de l’opération du 27 décembre.

 

Un Tournant de la Politique Économique des Etats-Unis

Ce que l’on n’a remarqué nulle part au sujet de la réforme monétaire européenne, c’est le changement qu’elle implique dans l’orientation de la politique économique des Etats-Unis comme de l’Allemagne, qui l’ont inspirée. Les Etats-Unis avaient jusqu’ici cherché à favoriser la constitution d’ensembles économiques régionaux susceptibles de créer une solidarité particulière entre groupes d’Etats : Europe continentale, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est. Solidarité économique, politique et militaire aussi qui devait favoriser les desseins américains dans la lutte contre le communisme.

On se rappelle les éclats de M. Dulles et sa menace de « révision déchirante » lors de l’échec de la C.E.D. en 1955, l’aide et faveur témoignées à la constitution de la C.E.C.A. et plus récemment du Marché Commun ; la « Doctrine Eisenhower » pour les Proche et Moyen-Orient allait dans le même sens, l’échec de cette dernière suivi du débarquement au Liban ont marqué le tournant de la politique des Américains. Ils ont compris que tout groupement d’Etats, outre les difficultés auxquelles il se heurtait risquait de créer plus d’antagonismes et élever plus de barrières au commerce international qu’il n’en supprimait. Dès lors, aux ententes régionales, il convenait de substituer une solidarité à l’échelle mondiale du Monde libre s’entend, sans discrimination ni préférence. Ils se sont ralliés, en fait, au point de vue britannique qui était aussi celui des Allemands. La solidarité internationale devait se substituer à la solidarité régionale. La même attitude est d’ailleurs évidente à l’égard des pays latino-américains qui avaient, à un certain moment, esquissé un projet de Marché commun : Argentine, Chili, Brésil. Il n’en est plus question.

 

Les Conséquences de cette Évolution

Il nous est impossible d’expliquer ici les multiples raisons qui ont déterminé cette évolution. Ce qui importe, c’est d’en mesurer les conséquences. En réalité, les Américains ont conclu d’après les tendances du monde actuel qu’il était imprudent de lutter contre la poussée des nationalismes qui, loin de s’atténuer, se développent partout et sur tous les continents. Devant cette évidence, il était plus sage de mettre les nationalismes en concurrence et de les obliger ainsi à composer entre eux dans leur propre intérêt comme dans l’intérêt général. On pourrait aboutir ainsi à transformer ces nationalismes explosifs en « personnalités » pour employer un terme à la mode. Chaque pays se développant selon ses aptitudes propres serait toutefois contraint de limiter ses ambitions sous la pression générale des autres collectivités ; la mesure, en somme, serait imposée par l’impossibilité de se soustraire sous peine de dépérissement aux règles sévères de la concurrence et des échanges libres. Ce qui serait, au fond, revenir à un ordre de choses qui, « mutatis mutandis » ressemblerait à l’ordre international, économique et politique d’avant 1914.

 

Révisions des Objectifs

Quand les observateurs, probablement dans quelques mois, auront compris le sens des événements de la fin de 1958, beaucoup d’idées, et même d’idéaux devront être révisés. Tous les efforts entrepris depuis dix ans, et encore maintenant, pour constituer des ensembles politico-économiques en Europe comme en Afrique, vont se heurter à cette conception nouvelle ou plutôt ancienne, de nations contraintes de coopérer par leurs propres moyens et sans discrimination. Ce qui ne veut pas dire que ces efforts ont été vains et qu’ils ne doivent pas être poursuivis, mais dans un autre esprit et vers un autre but. Coopérer avec tous, et, comme le dit Erhard, s’aligner sur le plus dynamique, sous peine de sanctions matérielles immédiates.

 

Le Déclin du Collectivisme

Les événements de ces derniers jours nous ont empêchés de présenter une revue des faits importants de l’année écoulée. Ils sont nombreux. Le plus significatif est, malgré l’apparence, le recul plus marqué que précédemment de l’idéologie communiste dans le monde. Les exploits scientifiques des engins interplanétaires parlent beaucoup à l’imagination mais n’ont au fond qu’un intérêt limité. La conquête de l’espace n’est en réalité que la conquête du vide.

Les deux rivaux, U.R.S.S. et U.S.A. mettent en œuvre des canons de plus en plus précis et puissants. C’est, si l’on veut, le développement normal qui se poursuit, depuis la « grosse Bertha » de 1918, qui bombardait Paris et les V2 qui tiraient sur Londres. Le reste n’est que prétexte à propagande. Ne nous laissons pas abuser.

 

Les Événements de Chine

Revenons à ce qui se passe en Chine présentement pour renverser une fois de plus notre jugement. La grande expérience des « Communes du Peuple » est en train d’échouer. On nous apprend aujourd’hui que le rationnement alimentaire instauré à Pékin en 1954 vient d’être renforcé. Jamais depuis lors, la quantité de farine allouée aux habitants n’avait été aussi faible. Elle est réduite à 20% au lieu de 34% du contingent de la nourriture de base. Ce qui en dit long sur la prétention du Gouvernement de Pékin d’avoir doublé en 1958 la production des céréales en Chine ! Nos lecteurs se souviennent peut-être de notre scepticisme fondé sur la seule expérience et le bon sens. Depuis, sur la foi de documents sérieux et le témoignage de voyageurs, nous avions cru équitable de réviser notre appréciation. Il n’y a malheureusement rien de plus dangereux que de se fier aux témoignages, même oculaires. On en arrive à se demander si l’on n’est pas mieux informé de la situation d’un pays en l’observant de l’extérieur qu’en y allant soi-même, si paradoxal que cela semble. En tous cas, l’affaire chinoise est un exemple à méditer.

 

Nature Humaine et Collectivisme

Mais ce n’est qu’une parenthèse. Nous voulions dire que le communisme, malgré les fusées de l’U.R.S.S. et la conviction de M. Krouchtchev, est en déclin, déclin que nous avons suivi ici depuis longtemps. Cela tient au fond à des raisons supérieures et même philosophiques, puisqu’il s’agit d’un conflit entre l’idéologie et les faits. La Nature, disons l’Evolution de la vie qui a trouvé dans l’homme sa réalisation la plus poussée, a produit à travers les âges des organismes de plus en plus complexes et différenciés. Les caractères de l’individualité se sont trouvés de plus en plus marqués. Plus on progresse, plus chaque être se distingue de ses semblables, plus il prend conscience de sa personnalité. Il en est ainsi des hommes comme des peuples. Le communisme au contraire poussé par sa volonté de puissance a cherché à confondre les individus, à les identifier dans une masse. « Les Communes du Peuple » en Chine sous l’expression achevée, la caricature sinistre de ce dessein. C’est là faire violence à l’ordre naturel. Mais on ne peut rien contre l’Ordre naturel et la poussée qui l’anime. Cette forme de collectivisme ne peut triompher, même si elle devait s’imposer temporairement par la force. Il se pourrait que la disgrâce de Mao Tsé Tung marque le tournant de cette résistance. Cette révolte de la nature et de la dignité humaine est la plus grande espérance de l’heure présente.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1959-01-03 – Sur la Table d’Opération

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-03 – La Vie Internationale.

 

Sur la Table d’Opération

 

Révolution Monétaire

Comment parler d’autre chose que de la grande révolution monétaire qui vient de secouer l’Europe ? Tâche difficile parce qu’elle est essentiellement technique, et aussi parce qu’il y a loin entre la réalité et les commentaires plus ou moins officiels qui l’accompagnent. Il y a d’abord l’aspect français du problème, l’opération chirurgicale du Franc et ses conséquences, mais qui n’est qu’un aspect d’une transformation plus vaste. En effet, ces mesures ne sont pas, comme on voudrait le faire croire, l’aboutissement d’un choix délibéré, c’est exactement le contraire. Elles ont été inspirées par la situation dramatique des finances françaises et par les conditions posées par le seul pays en mesure de nous tirer d’affaire ou plutôt le seul disposé à le faire : l’Allemagne fédérale. On peut même préciser : c’est le Docteur Ludwig Erhard qui, avec l’approbation des Etats-Unis et de la Banque mondiale, a obligé non seulement la France, mais l’Angleterre et tous les autres pays européens à rendre leurs monnaies partiellement convertibles et du même coup à ouvrir les écluses aux courants d’échanges du commerce international. En effet, c’est l’Allemagne et les Etats-Unis qui ont un intérêt majeur à briser toutes les restrictions et les barrières mises jusqu’ici à ces échanges. C’est grâce à la crise française que l’on a pu d’un seul coup faire sauter tous les verrous, en principe tout au moins.

 

Le Régime Français

Le régime français nouveau a ceci d’original qu’il est caractérisé par une surdévaluation du franc. Jusqu’ici en effet, les dévaluations monétaires ne faisaient que sanctionner le cours libre des échanges. Nous en sommes en France à la douzième opération du genre, et il en a été de même ailleurs, ce qui jusqu’à ces derniers jours donnait au Franc une parité économique d’environ 460 pour un dollar. On l’a mis à 493,70, c’est-à-dire au-dessous de son pouvoir d’achat, ce qui permet de le défendre sans peine pour la durée plus ou moins longue où les prix n’auront pas rattrapé la parité nouvelle. Cela équivaut, en somme, à une prolongation du protectionnisme douanier, ce qui facilitera notre adaptation future au régime de libéralisation des échanges.

 

Le Franc Lourd. Le Précédent Grec

En plus de cette opération, on a choisi le « franc lourd », c’est-à-dire la suppression de deux zéros à la devise. Cette nouvelle réforme est analogue à celle qui a été adoptée en Grèce il y a trois ans. La Drachme, comme le Franc, était en pleine débâcle. On l’a amputée et stabilisée et malgré les difficultés économiques du pays et grâce à l’aide étrangère – Etats-Unis, Allemagne, – le change grec s’est maintenu. Comme en France, la mesure s’est accompagnée d’une libéralisation des échanges presque totale. Résultat satisfaisant à certains égards : expansion économique, apport croissant de capitaux étrangers, mais moins agréables pour les autochtones car la Grèce est devenue le pays le plus cher d’Europe et le niveau de vie en conséquence y demeure très bas. Malgré le développement de l’activité, le chômage est important parce que les prix intérieurs très élevés permettent aux marchandises étrangères de pénétrer largement : la santé monétaire se paye.

Il y a lieu de penser que ce qui s’est passé en Grèce se reproduira en France, si tout va bien, ce qui est affaire d’autorité. Discipline, travail, austérité sont la condition du succès. Si l’opération imposée aux Allemands en 1948 et aux Grecs en 1955, ont réussi, c’est grâce à cela. Car toute réforme, quelle qu’elle soit, ne peut aboutir que par le seul capital réel : le travail, et cela que le régime soit capitaliste ou collectiviste. Le plus dur reste à faire en France, car il va s’agir maintenant d’imposer un régime de travail qui va à l’encontre de toutes les facilités et les relâchements de ces dernières années. L’économie libérale est rude, la concurrence sévère et nos voisins ne ménagent pas leur peine. Si le rythme actuel du travail ne se modifie pas avec les charges énormes que nous avons assumées, l’échec est certain. Pas d’illusion possible là-dessus.

Il est hors de doute qu’il y a seulement quelques semaines, ni la France, ni l’Angleterre n’avaient l’intention d’en arriver là. Mais dès le début de novembre, la tendance favorable au retour des capitaux en France s’était renversée. On savait qu’une opération monétaire était inévitable, parce que nous ne pouvions pas supporter la réduction de 10% des droits de douane prévue pour le premier janvier. D’où une fuite accélérée des capitaux qu’aucun contrôle des changes n’est en mesure d’arrêter. Les réserves allaient s’épuiser et le spectre de la banqueroute, sous la forme moderne d’arrêt des importations et du chômage était de nouveau dressé, ce qui pour les débuts du nouveau régime français était angoissant. D’autant plus que nous avions déjà contracté, sous l’ancien régime, de lourdes dettes en dollars. Les Américains ne voulaient plus rien entendre.

 

Le Voyage du Dr. Erhard

C’est alors que le Dr Erhard est allé à Londres pour soumettre son plan aux Anglais qui luttaient à ce moment pour torpiller le Marché Commun et imposer la zone de libre-échange. Pour sortir de l’impasse, un seul moyen, la convertibilité externe générale des monnaies européennes. Les Anglais firent la grimace, la convertibilité pour eux était prématurée. Mais Erhard leur fit comprendre qu’ils n’avaient pas le choix. Toutes les monnaies du Continent seraient convertibles à fin décembre, même si l’Angleterre ne suivait pas. Les Anglais durent s’incliner. Ils ne pouvaient pas rester à l’écart. Erhard avait atteint l’objectif qu’il caressait depuis longtemps : obliger les Anglais à la convertibilité pour pouvoir en même temps rendre convertible le Mark qui l’était déjà pratiquement, et ouvrir ainsi toutes grandes les portes de l’extérieur à l’expansion commerciale de l’Allemagne fédérale. Du même coup, le Marché Commun, auquel Erhard avait toujours été hostile, n’était plus qu’un organisme de façade ; les objections anglaises tombaient puisqu’au lieu de Marché Commun, on aboutissait à une libéralisation uniforme des échanges, sans préférence ni discrimination pratique. Erhard était fort de l’appui très puissant de la Suisse, de l’approbation des Etats-Unis et aussi grâce au un milliard 94 millions de dollars accumulés par l’Allemagne à l’Union Européenne des paiements.

Du même coup, cet organisme disparaît. Tout le monde devra régler ses dettes ; la France 600 millions de dollars. L’Angleterre 350. Un banquier : l’Allemagne qui facilitera les choses, en contre-partie, appui sans réserve des Anglais et des Français à la résistance aux Soviets sur la question de Berlin. Coup de maître du grand organisateur du « miracle  allemand » et futur chancelier probable. Ajoutons pour être complet que l’opération avait reçu l’approbation des plus puissants milieux d’affaires Français et Allemands dont la coopération a été très poussée au cours des derniers mois.

 

Conclusion

Que conclure ? Un gros risque pour la France, une belle chance aussi ; un risque pour l’Allemagne qui engage le plus clair de ses crédits disponibles à notre service. Un certain risque pour les Anglais dont la Livre n’est pas encore très affermie. Mais aussi, dissipation de tout danger de guerre économique en Europe à laquelle Suisses, Anglais et Scandinaves s’étaient déjà préparés. Une large fenêtre ouverte pour l’expansion du commerce international, et en définitive, un résultat de première importance pour le développement du capitalisme international aujourd’hui en pleine expansion et dont le Dr Erhard a été le pionnier européen. Malgré les prédictions des marxistes, le système capitaliste rajeuni, modernisé, connaît ses plus beaux jours du XX° siècle. Il trouve dans les réformes d’hier un élan nouveau, bourses en hausse, investissements accrus, solidarité obligatoire des différentes économies du Monde libre. Les socialistes de tous pays ne s’y sont pas trompés, Gaitskell en Angleterre, Ollenhauer en Allemagne, les dissidents en France et aussi les autres, Nenni en Italie. Tous en accord cette fois, les communistes font éclater leur hostilité et leurs menaces.

Personnellement, nous ne cacherons pas certaines réserves. Il est fort possible que les opérations de fin décembre 1958 soient un coup de maître et en tous cas tout valait mieux que le désordre antérieur, aussi bien sur le plan français qu’européen. Mais par tempérament, nous préférons la médecine à la chirurgie ; l’opération réussit presque toujours, mais le patient meurt parfois des suites. Et dans le cas présent, il y avait de bons remèdes à appliquer progressivement. Enfin, le Rubicon est franchi, l’espoir est large et appuyé de raisons solides. Ne lui refusons pas notre crédit. Bonne année.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-12-27 – Retour d’Équilibre

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Le Courrier d’Aix – 1958-12-27 – La Vie Internationale.

 

Retour d’Équilibre

 

Le lancement dans l’espace du « Score » américain est venu opportunément rétablir l’équilibre des forces rompu depuis le 4 octobre de l’an passé en faveur des Soviets. Quatorze mois d’un labeur acharné semé d’échecs ou de demi-échecs. L’enjeu était vital à la veille du conflit de Berlin. Grâce au « Score » il n’aura peut-être pas lieu. C’est ce qui semble faire présager le voyage inattendu de Mikoyan aux Etats-Unis : sondage pour mesurer la capacité de résistance des Américains. En outre, cet exploit interspacial montre une fois de plus qu’entre puissances industrielles rivales, la supériorité obtenue par un type d’armement n’est pas durable. Cependant, les moyens de destruction étant infiniment plus considérables et plus rapides que par le passé, tout état d’infériorité d’un camp, si bref soit-il, peut mettre l’autre à sa merci. Le fait que les Soviets n’ont pas profité de l’avance acquise ces derniers mois garantit qu’ils seront moins disposés encore à le faire maintenant que leur supériorité est remise en cause.

 

La Paix et la Course aux Armements

On discute toujours de savoir si la course aux armements de plus en plus puissants, représente une garantie de paix ou un danger accru. L’équilibre des forces n’est pas une protection suffisante, le développement parallèle des engins non plus, bien que les risques de destruction qu’ils comportent, incitent les responsables à la prudence, mais cela n’exclut pas le risque d’un conflit localisé, où l’on s’abstiendrait, de part et d’autre, de recourir aux moyens extrêmes. En ce sens, un conflit pour Berlin n’est pas rendu impossible par les missiles intercontinentaux. Mais comme en pareil cas, aucun des deux adversaires une fois engagé ne se résignerait à céder, la fragile barrière entre les grands et les petits moyens pourrait céder aux premiers revers subi par l’un d’eux. Et c’est cette perspective qui permet en définitive, de tenir le conflit pour improbable.

 

La Disgrâce de Mao

Les commentateurs sortant de leur réserve se rangent peu à peu à l’opinion émise ici, sur la semi-disgrâce de Mao Tsé Tung et le rôle prépondérant joué par les Russes dans l’affaire. Un communiqué de Pékin confirme que l’installation des « communes du peuple » est la cause principale des dissensions dans le Parti communiste chinois. L’expérience qui se poursuit dans les campagnes, sera retardée dans les villes où la résistance est plus forte et moins aisée à surmonter.

Cet échec du communisme chinois est considéré comme un triomphe personnel pour Krouchtchev qui n’avait pas caché à ses visiteurs étrangers son hostilité personnelle à l’expérience des « communes du peuple ». Après la lamentable confession de Boulganine devant le Comité Central, on en conclut un peu vite que la position de Krouchtchev est devenue invulnérable, car, s’il n’avait plus d’ennemis à redouter, il ne s’emploierait pas à les combattre et à les faire discréditer plus d’un an après qu’il les a mis hors d’état de nuire. La lutte pour le pouvoir n’a jamais cessé, même sous Staline. Elle continuera avec des pauses et des accès. C’est à la fois dans la nature du régime et dans celle du peuple russe dont l’histoire est une longue suite de guerres de palais. Cette cause de faiblesse du système soviétique ne doit être ni sur ni sous-estimée. Mais ce sera au moment où l’on s’y attend le moins que le Maître du jour tombera. Ce qui est plus douteux, c’est de savoir si l’on y gagnera au change.

 

Controverses Financières

Ceux de nos lecteurs qui suivent dans la grande presse les controverses brûlantes, tant au sujet de l’orientation prochaine de la politique économique et financière de la France, que de l’avenir du Marché Commun ont peut-être remarqué que nous en avions posé les termes bien avant qu’elles n’éclatent. Nous avons pris position et n’y reviendrons pas. Il y a cependant une nuance entre notre point de vue et celui de ceux qui semblent le partager.

Dans l’état présent de notre économie et devant les tâches que nous ne pouvons récuser, il nous paraît impossible de revenir aux règles classiques et à l’orthodoxie financière de jadis. Une anticipation assez large sur des revenus futurs est inévitable, mais alors qu’on ne se paie pas de mots, on n’échappe pas à l’inflation en galopant plus vite qu’elle. Le dilemme inflation ou récession est insurmontable. Reste à trouver les moyens de contenir la première, ce qui est difficile dans un pays dont c’est depuis vingt-cinq ans, sinon quarante, le mal chronique. Un pays dont la santé monétaire a été solide peut, devant une situation exceptionnelle et transitoire, supporter une certaine dose d’inflation sans que les réactions psychologiques ordinaires au phénomène ne le transforment en une maladie foudroyante. C’est dire que l’option pour l’expansion qui, à nos yeux s’impose, exige pour être menée avec succès et mesure, une maîtrise technique exceptionnelle, appuyée sur une confiance inébranlable du public, tant Français qu’étranger. C’est dire qu’un surhomme ne serait pas de trop.

 

Le Marché Commun

Quant au Marché Commun, dont, à moins de se payer de mots, on voit bien qu’il s’est vidé de tout contenu, il ne faudrait pas que cet échec, dont la France n’est pas responsable, soit mis à profit pour ruiner l’idée de  Communauté européenne et favoriser le retour à un nationalisme aussi dangereux que périmé. C’est malheureusement ce qui semble inspirer ceux qui parlent de réviser le Traité de Rome, déjà si peu consistant qu’on se demande ce qu’il en resterait après révision. Mieux vaut garder la fiction du Marché Commun, que de la dissoudre. Car cette idée de Marché Commun renferme une valeur morale précieuse. Si l’on n’a abouti à rien dans la pratique, cependant la seule perspective de sa mise en application avait déterminé une série d’adaptations préalables très concrètes et très étendues dont il restera quelque chose et qu’il faut poursuivre. Ce qui explique que les Anglais ont réagi si tard, c’est qu’ils ont compris que s’ils tenaient la mise en application du projet de Marché Commun à leur merci, ils n’avaient rien pu pour empêcher les industries du continent de s’y préparer, comme s’il devait devenir une réalité.

L’erreur initiale des Gouvernants des Six est d’avoir cru que grâce à l’économique, le politique suivrait. Ils se référaient au passé, au « Zollverein ». Et l’on a procédé par étapes, le Benelux, la C.E.C.A., le Marché Commun. Malheureusement, aucune de ces institutions n’a correspondu au but cherché. Il aurait peut-être fallu commencer par le politique et aborder l’économique ensuite. C’était bien l’idée de Robert Schuman. Dans l’état présent des choses, l’un n’a pas plus de chance que l’autre. Il faudra attendre des temps meilleurs …. ou pires.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1958-12-20 – L’Imprévu et le Prévu

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Le Courrier d’Aix – 1958-12-20 – La Vie Internationale.

 

L’Imprévu et le Prévu

 

La nouvelle la plus surprenante de l’année : la renonciation de Mao Tsé Tung à la Présidence de la République communiste de Chine est aussi la moins inattendue : le torpillage du Marché Commun par les Anglais à la réunion de Paris, voilà pour une semaine de fin d’année beaucoup plus d’agitation qu’à l’ordinaire.

 

La Renonciation de Mao Tsé Tung

Pour une fois, les informations à sensation qui ont Formose pour origine n’étaient pas de fantaisie : Mao n’est plus seul maître à Pékin. Les commentateurs sont très réservés sur l’événement. Cependant, les faits sont assez clairs. D’abord une grande réunion secrète des chefs communistes s’est tenue non à Pékin comme d’ordinaire, mais à Han-K’eou, signe de l’importance exceptionnelle du débat ; le soin qu’ont mis les chefs de la Chine à atténuer l’effet de la nouvelle et à affirmer que Mao restait le directeur de la politique et de l’idéologie du Parti, est généralement l’aveu du contraire. Mais cela ne serait pas suffisant à confirmer l’éclipse de Mao. Il y a eu d’abord le dégonflement assez surprenant de la grande offensive contre les îles côtières. Le départ des parages de Formose de la VI° flotte américaine montre que l’on considère à Washington que le conflit est terminé, ce qui prouve – entre parenthèses – que la fermeté de Foster Dulles était justifiée et que les capitulards de toujours, qui voulaient faire cadeau des îles à Pékin – cela aussi bien aux Etats-Unis, qu’à Londres et à Paris – auraient, s’ils avaient été suivis, commis une erreur monumentale qu’ils ne reconnaîtront d’ailleurs pas.

D’autre part, il est clair que les rencontres mystérieuses et précipitées de Krouchtchev et de Mao ont été plutôt orageuses. Le Russe a probablement coupé le ravitaillement en munitions des artilleurs chinois. Il est assez curieux, en outre, qu’on a signalé, de bonne source des effervescences et même des émeutes dans les zones périphériques de la Chine au Tibet, au Sin-Kiang, en Mongolie et même au sud autour de Macao, partout où les agents russes sont en contact avec la population. Il est certain enfin que l’accélération de la constitution des « communes du peuple » a soulevé la colère des masses. Le mouvement a créé des désordres, des répressions sanglantes ; le ravitaillement des villes a été menacé. La continuation de la communisation à un tel rythme devenait impossible. Le régime n’y aurait pas résisté. D’où la nécessité de substituer aux doctrinaires des dirigeants opportunistes.

Dans cette lutte au sein du Parti, le rôle des Russes a été déterminant. Ils ne veulent à aucun prix perdre leur suprématie dans la hiérarchie du communisme international, surtout en face des peuples de couleur dont on a vu au Caire qu’ils récusaient l’ingérence soviétique dans leurs affaires. Ils ne veulent pas davantage d’une Chine puissance industrielle rivale qui échapperait à leur tutelle. La chute de Mao était leur principal objectif, parce qu’il était à la fois le Lénine et le Gandhi du communisme oriental, que son prestige moral était encore plus grand que son autorité politique.

Nous ne risquons rien à prédire qu’on assistera bientôt à une démolition de l’idole analogue à la déstalinisation. Tout dépend du courant qui va l’emporter à Pékin. On a vu au sein même du communisme chinois en quelques huit années tant de manœuvres contraires, qu’aucune prévision n’est possible ; aucune hypothèse n’est exclue, pas même une réconciliation avec Tchang Kaï Chek. Ce que l’on peut espérer, c’est que les Bolcheviks ne reprennent pas par des créatures à leur solde la main sur le communisme d’Extrême-Orient.

 

La Querelle Atlantique

Revenons en Europe – hélas – où le tableau des dissensions atlantiques n’est guère réjouissant : nous avions fait trop tôt notre mea culpa. L’entrevue De Gaulle-Dulles n’a nullement aplani les divergences exposées par les lettres antérieures du Général, au contraire. Tout se passe comme si la faveur apparente qui avait accueilli l’arrivée de celui-ci au pouvoir cachait une foncière hostilité. L’abstention des Etats-Unis au vote de la résolution sur l’Algérie présentée en accord avec le F.L.N., le soutien manifeste d’Eisenhower à la thèse anglaise sur la zone de libre-échange, montre que le directoire anglo-américain n’est pas disposé à s’étendre à la France. L’anarchie française qu’on déplorait si bruyamment n’était-elle pas bien commode ?

 

La Mort du Marché Commun

Ce qui est assez irritant, c’est la mystification organisée autour du soi-disant Marché Commun, marché de dupes s’il en fut. Nos lecteurs savent que dès les premiers projets, nous les avions mis en garde contre toute illusion. Il n’y aura pas de Marché commun européen. Tout au plus, une façade et bien entendu une copieuse administration. De réalité point. Les Anglais ne le tolèreraient jamais et pour le détruire ils retrouveront l’esprit de Mers-el-Kebir, s’il le faut. De plus, c’est la France qui est mise en accusation alors que du point de vue strictement économique, tous les risques étaient pour nous et fort peu d’avantages, dans le projet de Marché Commun. Si le Général de Gaulle n’y a pas renoncé, c’est par fidélité aux engagements pris.

En fait, le Marché Commun, avant même d’avoir vu le jour est déjà détruit. Il supposait, en effet, que la communauté des Six pays, par compensation des sacrifices consentis, jouirait d’avantages privilégiés qui seraient refusés aux tiers qui ne voudraient pas assumer les mêmes sacrifices. Or, on a déjà accordé à ces tiers, qui conservent toute leur liberté, la même réduction de 10% des tarifs douaniers, le même élargissement des matières antérieurement contingentées et l’Angleterre demande, en outre, à profiter du seul avantage que se réservaient les Six, l’extension à 3% de la production nationale des contingents fixés pour les articles qui restent soumis à cette règle.

Ainsi du Marché Commun européen, on passe tout simplement à une réduction générale des restrictions apportées au commerce international et de plus, ce sont les Six qui en font les frais, puisque de leur côté, les autres ne changent rien à leur politique économique antérieure. Si l’on veut un exemple, les Anglais pourraient vendre en France trois fois plus de voitures qu’auparavant, tout comme les Allemands et les Italiens, mais contrairement à ceux-ci, ils ne nous en achèteraient pas une de plus. En cas de résistance sur ce point, on nous menace de représailles. Tout se passe comme si on voulait que la France déclare forfait, ce qui est le but véritable de l’opération. Le plus grave, c’est que nos partenaires européens ne nous soutiennent guère. On l’a remarqué dans l’intervention de M. Erhard, Ministre de l’économie allemande. On ne voit pas, dans ces conditions, comment éviter une rupture pleine de risques, ou un renoncement pur et simple à un projet sans doute prématuré, mais qui ouvrait à l’économie européenne d’intéressantes perspectives.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-12-13 – Une Matière Abondante

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Le Courrier d’Aix – 1958-12-13 – La Vie Internationale.

 

Une Matière Abondante

 

Les thèmes de politique internationale sont si nombreux cette semaine qu’ils nous mettent dans l’embarras de choisir ; voici la liste : la question de Berlin avec l’interview de Krouchtchev par le Sénateur démocrate américain Humphrey qui a duré huit heures d’horloge, et la remise de deux messages au Président Eisenhower par le Maître du Kremlin qui les a confiés au Sénateur ; les progrès assez inattendus de la Conférence de Genève sur l’arrêt des expériences nucléaires ; la reprise des discussions à trois sur les projets du Général de Gaulle indiqués dans ses lettres à Eisenhower et MacMillan sur la réorganisation de l’Alliance Atlantique ; la crise gouvernementale latente en Italie ; les deux Conférences africaine et afro-asiatique, celle d’Accra et celle du Caire ; le succès de R. Betancourt aux élections présidentielles au Vénézuéla ; la lutte Frondizi contre les Syndicats en Argentine ; au Japon la note soviétique contre le renouvellement des accords américano-nippons ; enfin le nouveau complot de Bagdad et le limogeage du général Serov à Moscou.

 

La Question de Berlin

Les élections pour le renouvellement du Sénat de Berlin ont été l’occasion d’un plébiscite contre les projets de Krouchtchev. Les communistes autorisés à faire campagne n’ont recueilli que 1,9% des voix ; il est probable qu’en cas d’élections libres, ils n’en recueilleraient guère plus à Berlin-Est et en général chez les satellites d’Europe. Le sénateur Humphrey a retenu de son entrevue avec Krouchtchev l’impression que celui-ci était déterminé à pousser l’affaire à fond et que seule l’inflexible détermination et la solidarité des Alliés pouvaient lui faire obstacle. La question de Berlin est pour le Monde libre un symbole, et il est impossible que des divergences profondes existent entre Occidentaux à ce sujet. La difficulté n’est pas de faire face, mais dans la manière de s’y prendre.

 

Une Suggestion

A titre de suggestion, voici ce que nous proposerions aux Soviets : vous voulez faire de Berlin une ville libre ? Soit. Cela signifie, comme vous les proposez d’ailleurs, qu’un corps d’inspection des Nations-Unies garantisse cette liberté et aussi l’accès sans entrave de la ville à la République Fédérale, comme elle l’a déjà à la R.D.A. Mais cela n’est concevable que si toute menace d’un coup de force contre cette liberté est impossible. Pour cela, il convient que les armées des quatre puissances installées en Allemagne soient à égale distance de Berlin de même que les soldats des deux Allemagnes. Donc dans un rayon de 150 kilomètres environ – distance de Berlin à la République Fédérale – toute puissance militaire sera évacuée et les forces de police réduites au chiffre normal nécessaire au maintien de l’ordre. Ainsi seraient égalisées les situations respectives des six parties intéressées et toute menace de putsch écartée.

Les Russes seraient alors mis au pied du mur. Comme ils refuseraient certainement d’évacuer une partie de l’Allemagne orientale et de faire reculer les soldats d’Ulbricht, les Alliés, devant ce refus, ne pourraient que s’en tenir au statu-quo. Cette tactique ne résoudrait pas le problème, mais elle donnerait aux Occidentaux une base solide pour se maintenir à Berlin-Ouest. Si faute d’imagination ils ergotent sur des principes juridiques, d’ailleurs très imprécis dans le cas de Berlin, ils risquent d’être débordés et ramenés à une situation analogue à celle de 1948 lors du fameux blocus.

 

Les Propositions du Général de Gaulle

Lorsque le Général de Gaulle avait soumis ses plans de réforme atlantique et proposé une sorte de Directoire à trois, nous avions pensé qu’une telle démarche était inopportune dans l’état difficile de nos relations avec Londres. L’événement nous donne tort. Si les Gouvernements anglais et américains ont remis une réponse polie et évasive qui ressemblait à un refus, les chefs militaires de l’O.T.A.N. et du Pentagone ont, au contraire, trouvé les suggestions du Général intéressantes et méritant étude approfondie. Entre militaires on se comprend, tandis qu’entre militaires et civils, on tient à ne s’accorder jamais tout-à-fait. Si bien que sous la pression des états-majors, le projet de Gaulle viendra en discussion. Quelle suite y sera donnée, cela est une autre affaire.

 

La Conférence d’Accra

Du côté africain et afro-asiatique, les positions sont de plus en plus confuses. Il semble d’abord que le projet de fusion de la Guinée française et du Ghana est pratiquement écarté pour le moment. Si Londres y avait fait un accueil embarrassé mais plutôt favorable, les membres du Commonwealth qui n’ont pour M. Nkrumah aucune sympathie ont manifesté leur opposition. De son côté, Sékou Touré a repris les négociations pour maintenir la Guinée dans la zone Franc. De plus, entre les deux leaders, après un moment d’enthousiasme, des divergences se sont fait jour quant aux tendances sociales de leurs mouvements, Nkrumah faisant figure de fasciste et l’autre de socialiste pour dire les choses sommairement.

Enfin à la Conférence d’Accra qui se tient en ce moment, les Anglais ont eu la surprise désagréable de voir la présidence confiée au représentant du Kenya, un syndicaliste plutôt virulent, Tom Mboya qui a prétendu parler au nom de 200 millions d’Africains et naturellement de mettre les Britanniques à la porte. De plus, on a acclamé M. Asimov chef de la délégation soviétique. Notons, par contre, qu’il y avait pas mal d’absents à Accra, dont la plupart des représentants qualifiés des territoires français et aussi de la Nigéria. Les Etats-Unis d’Afrique, dont Nkrumah espère comme Nasser pour les Arabes, être le fondateur, ne sont pas pour demain. A défaut d’autres obstacles, remarquons que la plupart des délégués parlent des langues différentes et ne se comprennent qu’en Anglais, idiome des débats. Ceux des territoires français qui ignorent l’Anglais ont applaudi de confiance.

 

La Conférence Afro-Asiatique du Caire

Pendant ce temps, au Caire, se tenait une Conférence Afro-Asiatique, suite de celle de Bandung, et agitée par des projets de Marché commun pour faire pièce aux projets européens. Les Soviets avaient envoyé une abondante délégation et l’ambassadeur Kiseliov était au premier rang. Mais ce sont eux qui ont eu la désagréable surprise d’entendre le délégué indonésien, M. Sughan, protester contre l’invitation faite à l’U.R.S.S. qui n’est « ni africaine ni asiatique ». Cette déclaration inattendue est à rapprocher de l’âpre lutte d’influence qui se joue en ce moment à Djakarta entre la Chine rouge et les Soviets. On sait par ailleurs que le Maréchal Tito fait de l’Indonésie la première escale de son périple asiatique. Ce n’est évidemment pas pour favoriser l’ingérence de Moscou.

 

Le Complot de Bagdad

Enfin à Bagdad, nouveau complot éventé, paraît-il, par le général Kassem, complot appuyé par des agents étrangers dont on ne donne pas la nationalité. Là aussi se joue une rude partie entre les Soviets qui envoient des armes à Bagdad et soutiennent bruyamment Kassem, tout en armant les tribus Kurdes, et les Nassériens évincés du Gouvernement et qui sont en conflit avec les communistes. Moscou joue en Irak contre Nasser. On apprend, en outre, que la Syrie qui avait obtenu de Pékin commande de 10.000 tonnes de coton a reçu avis que les Chinois se dérobaient, ce qui ajoute aux difficultés économiques de cette partie de la République Arabe unie qui pourrait bien se briser avant peu. On voit par-là combien est sûre l’aide désintéressée des pays communistes aux peuples sous-développés, échappés au colonialisme. Nasser et Tito savent à quoi s’en tenir. Tout ce réseau d’intrigues montre que l’Afrique et l’Asie ne sont pas encore mûres pour entrer dans l’orbite des démocraties dites populaires.

 

La Disgrâce de Serov

Serov est-il liquidé après Boulganine et les autres « antiparti » ? toujours est-il que ce sinistre personnage, exécuteur des hautes œuvres de Staline et de Beria et qui avait tenu son poste de chef de la police secrète sous Malenkov et sous Krouchtchev, perd sa fonction par ordre de son propre Maître, ukrainien comme lui, dont il avait été jusque-là le collaborateur et qu’il avait aidé dans son ascension. On se demande si Serov ne s’était pas rangé du côté des Staliniens du groupe Suslov ou, plutôt, si Krouchtchev ne l’a pas sacrifié à l’opposition des représentants provinciaux qui vont se réunir en janvier et qui n’ont pas avec la police secrète des relations très cordiales. Mystère du Kremlin.

 

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