Criton – 1961-03-04 – Clair-Obscur

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Le Courrier d’Aix – 1961-03-04 – La Vie Internationale.

 

Clair-Obscur

 

Rarement avons-nous ressenti un tel embarras pour traiter des problèmes en cours. Que ce soit le Congo, le Laos, l’Afrique du Nord ou les affaires européennes, on s’expose, en émettant un jugement à se contredire le jour suivant. On aimerait attendre pour voir clair, mais ce qui survient est plus confus encore.

 

Les Pourparlers Financiers Germano-Américains

Commençons donc par le plus sûr. Pour soulager la pression sur le Dollar, Kennedy, après Eisenhower qui avait, on s’en souvient, échoué, a fait entendre à Bonn qu’il fallait s’exécuter et Von Brentano est allé à Washington. Comme toujours le communiqué de la rencontre parle d’un accord à la satisfaction mutuelle. Les Américains exigeaient non seulement le paiement des dettes d’après-guerre de l’Allemagne, sans compensation pour les avoirs séquestrés aux U.S.A. ; mais encore un milliard de dollars pour les pays sous-développés cette année, et autant pour les années suivantes.

On ne sait dans quelle mesure Von Brentano a souscrit à ces demandes, mais à son retour le Vice Chancelier Erhard, appuyé par le Ministre des finances Etzel, a publiquement fait savoir que la République fédérale, en mesure pour cette année, de faire l’effort requis, se refusait à prendre quelque engagement que ce soit pour l’avenir et en particulier qu’il n’était pas question de demander aux Allemands de payer de nouveaux impôts à cet effet.

Les élections allemandes vont avoir lieu en octobre. Le candidat socialiste, Willy Brandt, maire de Berlin, est un concurrent actif pour Adenauer et le vieux Chancelier devra après le scrutin se résigner, même si, comme probable, son parti triomphe, à passer la main. Et malgré ses efforts, il ne lui est pas possible d’empêcher Erhard de lui succéder ; le seul concurrent de son choix, Franz-Joseph Strauss étant trop jeune. Erhard ménage sa popularité et ne croit pas qu’il faille, pour être soutenu par les Américains dans l’affaire de Berlin, leur faire des concessions financières exorbitantes. Berlin est une question de prestige pour le monde libre et l’intérêt allemand se confond avec celui de tous les Occidentaux.

 

Adenauer chez MacMillan

La visite d’Adenauer à MacMillan s’est conclue comme de rigueur, par un complet accord et une satisfaction mutuelle. En réalité, il ne s’est rien fait d’important, sinon qu’on a, comme prévu, ressuscité pour la seconde fois l’ « Union de l’Europe Occidentale » qui fut instituée après l’échec de la C.E.D. et qui réunit les Six de l’Europe continentale et l’Angleterre. Par ce biais, les Anglais participeront à l’élaboration d’une politique européenne commune, ce qui veut dire que la Communauté européenne ne pourra prendre de décision sans eux. C’est ce à quoi le brusque écart du Ministre hollandais Luns à la précédente réunion des Six tendait.

Il n’est plus question de la petite Europe, ni même d’une alliance d’ancien type entre Continentaux, mais d’une entente générale entre tous les Européens, Anglais compris. Sur le plan politique cela n’engage à rien et n’a pas grande portée ; sur le plan économique, c’est l’extension du Marché Commun à l’ensemble européen, c’est-à-dire la fusion avec les Sept de la zone de libre-échange, ensemble auquel se joindraient, dans une certaine mesure, les Etats-Unis et le Canada. Arrivera-t-on à cette harmonisation ? Bien qu’on soit loin du compte encore, il semble que la solution de ce problème, qui a fait l’objet de tant de discussions, soit moins aléatoire qu’auparavant.

Au fond, ce que voulaient les Anglais, c’était faire obstacle à une entente politique entre les pays du Continent, c’est-à-dire la France et l’Allemagne ; la question réglée les problèmes économiques qui demeurent seuls, si compliqués qu’ils soient peuvent être résolus tout au moins sur le plan industriel. D’ailleurs un courant d’opinion dans les milieux d’affaire et parmi les économistes presse MacMillan de faire les sacrifices nécessaires pour se joindre à une communauté élargie, courant d’autant plus fort que du côté du Commonwealth on y serait, dans l’ensemble, favorable. Mais les Anglais sont longs à décider.

 

Le Sort des Rhodésies

Une partie assez sévère se joue en ce moment sur le sort des deux Rhodésies. On sait que celles-ci, le Sud et le Nord, forment avec le Nyassaland, une fédération. Le Gouvernement de Londres, avait convoqué une conférence pour donner à la Rhodésie du Nord, celle où se trouvent les mines de cuivre, une nouvelle constitution aussi ingénieuse que compliquée, qui devait associer plus largement les noirs à la direction des affaires, pour leur permettre, dans un avenir plus ou moins proche, de prendre les rênes du gouvernement. Les blancs ont refusé parce qu’on accordait trop aux noirs et les noirs parce qu’ils exigeaient le pouvoir sans délais.

Le premier ministre de la fédération, Sir Roy Welensky, opposé aux projets de Londres, menace de faire sécession, ce qui constitutionnellement est impossible. La situation est tendue et on craint des troubles. Il se peut toutefois que l’intransigeance des blancs de Salisbury soit un moyen de faire accepter aux noirs un compromis qu’ils refusent aujourd’hui. Mais dans le climat actuel de l’Afrique, explosif et passionnel, une solution de sagesse est difficile à concevoir.

 

La Mort du Sultan du Maroc

La mort de Mohammed V survient au moment où, pour donner un exutoire aux factions antagonistes qui entretenaient dans le pays une dangereuse effervescence, une opération militaire se préparait contre les possessions espagnoles, les Presides Ceuta et Melilla, Ifni et le Sahara. Le Caudillo en avait eu vent et envoyé des troupes commandées par le général Varela. L’affaire était montée par les Soviets qui ont installé une base au Maroc et équipé de Mig les aviateurs chérifiens. C’est Franco et le bastion espagnol que visent les Russes en  même temps que Salazar au Portugal. En mettant les deux chefs d’Etat en difficulté dans leurs territoires d’outre-mer, les Russes comptent soulever le mécontentement populaire contre une expédition dite coloniale et préparer ainsi le terrain pour une grève générale dans la péninsule ibérique. La collusion russo-marocaine permettait à la fois de donner aux nationalistes chérifiens la possibilité d’une conquête et aux Soviets de saper et peut-être d’abattre Franco et Salazar.

 

Les Soviets et l’Algérie

En Algérie, la tactique russe n’a pu être précisée, faute de données suffisantes. Ce qui est sûr, c’est que l’ambition de Krouchtchev est de faire son entrée à Alger, accueilli par le Président de la République algérienne Fehrat Abbas, comme il devait l’être cet été à Rabat, par Mohammed V, ce jour-là tout le système occidental de défense serait tourné. C’est pourquoi on dit, sans que cela puisse être prouvé, que Krouchtchev favorise la politique de Bourguiba. Ce dernier voudrait à la fois se débarrasser du F.L.N. chez lui, et l’installer à Alger sous une bonne garde française. Cela avant tout pour conserver une part du transit et de la fourniture des pétroles sahariens que le F.L.N. s’il triomphait, entend conserver pour lui seul. La situation est d’autant plus compliquée que la mort de Mohammed V, et l’avènement de Moulay Hassan, peuvent changer l’orientation marocaine. Il ne semble pas que le jeune Souverain puisse, comme son père, se risquer dans une aventure d’ordre international. Il aura trop à faire à calmer les oppositions pour sauver son trône.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1961-02-25 – Printemps Précoce

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Le Courrier d’Aix – 1961-02-25 – La Vie Internationale.

 

Printemps Précoce

 

Printemps précoce aussi en politique. Une intense fermentation soulève les grands débats. Tout n’aboutira pas à du nouveau, mais beaucoup de problèmes ne demeureront pas en l’état.

 

La Situation au Congo

Le Congo d’abord. L’hystérie collective surexcitée par la conjonction du communisme et du panafricanisme a passé la mesure. Les Congolais, comme on pouvait s’y attendre ne suivent pas, même les héritiers présomptifs du leader défunt s’inquiètent de l’anarchie dont ils sont l’un après l’autre victimes ; deux d’entre eux débordés par leurs troupes respectives – car ils s’étaient inopinément trouvés adversaires – ont demandé protection à l’O.N.U., Gizenka lui-même, que les extrémistes afro-asiatiques, Moscou et Pékin, s’étaient hâtés de reconnaître comme le maître légitime du Congo, n’est pas assuré du pouvoir. Il a lui aussi son général, Lundula, qui fut le supérieur de l’autre, Mobutu, et l’on parle d’une entente entre les deux militaires noirs pour rétablir l’ordre.

Nasser, une fois de plus, fait machine arrière, soit qu’il se trouve mieux renseigné sur la situation à Stanleyville et qu’il veuille éviter un échec, soit aussi que les ambitions de Moscou et de Pékin l’aient inquiété, ce qui est plus probable. Les noirs africains, en majorité, ne souhaitent pas l’intervention des Grands et entendent régler entre eux leurs affaires.

 

Moscou contre l’O.N.U.

L’offensive violente de Moscou contre l’O.N.U., à travers la personne d’Hammarskoeld est vouée à l’échec. Faut-il répéter que les faibles Etats, qui n’ont d’autre ambition que de se protéger de celle des voisins, ne peuvent compter que sur l’O.N.U. pour les défendre. Ils savent que les Américains ne se feraient pas tuer pour eux et ils ne tiennent pas davantage à devenir un champ de bataille.

L’erreur de Krouchtchev est d’avoir dévoilé son jeu en attaquant le Secrétaire général de front, de vouloir le remplacer par un triumvirat, Occidentaux-Neutralistes-Communistes, dont l’impuissance eut été manifeste. Ce n’était rien moins qu’une destruction de l’organisation comme l’a dit Stevenson. Et là-dessus, tous les petits pays sont d’accord à quelques exceptions près,  l’O.N.U : demeurera au Congo. Elle n’y fera pas grand-chose, mais elle empêchera que d’autres s’en mêlent.

Si les Congolais, de guerre lasse, arrivent à s’entendre sur une formule fédérative très lâche qui laisse à chaque province son autonomie et ses chefs, Moscou et Le Caire, aussi bien que Conakry, Rabat ou Bamako devront se résigner. C’est ce qui pour le moment paraît en vue. De là à dire que les jeux sont faits, il y a malheureusement une large marge.

 

Moscou et Pékin

Un autre problème, plus important à long terme, évolue. La fissure entre Moscou et Pékin s’élargit. Chaque jour apporte de nouveaux détails sur les orageux débats des derniers congrès. Comme prévu, la discorde ne fait que s’approfondir et elle paraît bien sans retour possible.

Les Occidentaux vont-ils en tirer parti ? On parle d’une invitation de Chou en Laï à Londres. Les Etats-Unis préparent le terrain pour une admission de la Chine communiste à l’O.N.U. malgré l’opposition tenace du « China lobby » au Congrès de Washington. Mais c’est surtout le Japon qui peut profiter de l’affaire et déjà, on établit des plans à Tokyo pour de larges échanges commerciaux avec la Chine. Pékin ne dit pas non. La situation de la Chine continentale est trop grave pour que les gouvernants n’essaient pas toutes les planches de salut. Une terrible épidémie de béribéri due à la famine fait, dans le Sud, des centaines de milliers de victimes. On exécute des responsables locaux pour leur excès de zèle dans l’organisation des communes du peuple ; par ailleurs, les techniciens russes, indispensables, sont partis et les livraisons de l’U.R.S.S. se font attendre. La plupart des satellites européens qui avaient des commandes chinoises travaillent en priorité pour Cuba, la Guinée, le Mali, le Maroc et la R.A.U.

Moscou a calculé qu’on risquait peu à laisser la Chine s’adresser à l’Occident et qu’il valait mieux employer ses ressources à se faire des clients en Afrique et aux Caraïbes que d’aider Pékin à devenir une puissance industrielle. Les Soviets ne sont pas généreux par nature : ce qui n’est pas immédiatement payant est sacrifié sans explication et pour l’heure, ils savent bien que la Chine ne peut se détacher du Bloc communiste. Mais à la longue, on ne sait jamais ….

 

L’Échec de l’Europe des Six

En Europe aussi, la situation se modifie. L’Europe des Six, politique aussi bien qu’économique, a bel et bien été torpillée à Paris par M. Luns, le premier hollandais, évidemment manœuvré par l’Angleterre. Les Allemands et même le chancelier Adenauer jusqu’ici fervent européen, n’en paraît plus alarmé. Il va à Londres voir MacMillan et c’est, à n’en pas douter, pour ouvrir la porte de la bergerie européenne au lion britannique. Les Anglais, comme toujours, ont été patients, obstinés, violents parfois pour empêcher la formation d’une alliance continentale dominée par les Français avec les Allemands. On peut dire aujourd’hui sans risque qu’ils ont gagné.

C’est là un échec majeur pour la politique française, qui en a tellement accumulé depuis deux ans, qu’on n’en est guère surpris. On aurait peut-être pu faire l’Europe, mais alors réelle, c’est-à-dire confédérale. L’Europe des patries n’avait aucune chance. On va tenter maintenant d’accorder les deux Europes, celle des Six et celle des Sept, on ne sait trop comment d’ailleurs. On harmonisera, si possible, les tarifs douaniers et on arrangera des réunions politiques à Treize ou davantage, où l’Angleterre sera présente et où par conséquent, il ne se passera rien de sérieux.

Ajoutons que le « deus ex machina » de ce tournant a été et demeure le Vice-Chancelier Erhard qui, comme nous l’avons vu, n’a jamais caché son hostilité à la petite Europe et qui a soutenu le point de vue de Londres avec opiniâtreté contre Adenauer ; Erhard avait l’appui des industriels allemands, ce qui compte. Ce qui a effrayé Adenauer, c’est la crainte de se voir entraîner dans le sillage de Paris, à mécontenter les U.S.A. La survie de l’Allemagne fédérale dépend trop de Washington pour qu’on risque de desserrer les liens avec l’Amérique. C’est la crise de l’O.T.A.N. entretenue par Paris, qui a fait pencher la balance.

Dans ce contexte, il faut noter qu’on reparle d’une entrevue Adenauer-Krouchtchev. Smirnov est venu en hâte à Bonn apporter au Chancelier un message de son maître ; après les ouvertures d’Adenauer à la Pologne, infructueuses d’ailleurs, on se demande ce que Moscou veut tenter. Mystère.

 

La Décolonisation Anglaise

Il faut peut-être parler du voyage de la Reine d’Angleterre en Inde et au Pakistan. Sauf quelques incidents mineurs, le voyage fut triomphal. Il y avait dans la foule indienne plus que de la curiosité. Les Anglais s’en félicitent. On ne peut que reconnaître impartialement qu’ils ont décolonisé avec prudence et même, comme au Kenya et en Rhodésie du Nord aujourd’hui, su résister aux passions déchaînées pour une indépendance qui n’était pas mûre. Ils n’ont cédé que contraints, mais, sauf au Ghana, et encore, sans se faire d’ennemis jurés de leurs anciens protégés. Ils se sont même réconciliés, semble-t-il, avec Nasser. Ils n’ont pas, dans un geste pathétique, jeté l’indépendance à la figure de leurs protégés et ceux-ci ne le leur ont pas rendu par un soufflet.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1961-02-18 – De l’Espace à la Terre

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Le Courrier d’Aix – 1961-02-18 – La Vie Internationale.

 

De l’Espace à la Terre

 

Les intéressants événements de la semaine ont été dépassés par le lancement de la fusée russe sur Vénus. Au moment où l’on pensait que les Soviets avaient, dans ce domaine, rencontré de lourds obstacles, où, de leur côté, les Américains avaient marqué des points importants, l’avance prise par les savants de Moscou dans la propulsion d’engins lourds, reparaît. Cela représente d’énormes efforts, des sacrifices financiers considérables, au détriment d’autres secteurs, mais l’effet psychologique prime tout. On ne peut nier qu’il ait été pleinement atteint.

Pour ce qui est de l’équilibre militaire entre les deux Puissances, il ne semble pas que le nouveau projectile y modifie quelque chose, mais cela accentue encore la supériorité de l’une et l’autre sur les tiers, et ridiculise toutes les forces de frappe conçues ailleurs. C’est bien sur cet aspect que la politique de Kennedy se concentre. Il a réuni ses « kremlinologues » pour décider de la tactique à suivre dans ce duel géant. Le reste n’est qu’épisodes.

 

Le Voyage de Brejnev

Pour l’heure, c’est en Afrique qu’il se joue. Le président Brejnev est allé à Rabat puis à Conakry ; cette visite d’un personnage plus honorifique qu’influent, n’aurait eu que l’importance d’un lever de rideau si l’incident aérien qui a mis aux prises l’Iliouchine qui le portait et la chasse française, n’avait fourni un magnifique thème de propagande à servir aux dirigeants africains. Le besoin ne s’en faisait guère sentir. S’il s’est agi de notre côté d’un mouvement d’humeur il a été particulièrement maladroit.

 

Les Conférences de Paris

Par ailleurs, cette semaine a marqué la reprise des colloques et des visites : Adenauer à Paris et la Conférence des Ministres des six pays du Marché Commun. Nous ne commentons guère ce genre de conciliabules qui font partie des usages mais ne mènent à rien. Depuis la guerre, on compterait sur les doigts les entrevues d’hommes d’Etat qui ont abouti à des décisions appréciables. S’il n’y avait que ces tête-à-tête pour faire avancer le cours de l’histoire, on resterait au statu quo. Tout ce qui vient de l’initiative des gouvernements dans l’ordre international est marqué de stérilité. Chacun plaide son dossier, guetté par son opinion publique et comme il n’y a pas de juge pour décider, on se sépare sur des politesses.

Ce fut, à peine, le cas à la dernière assemblée à Paris. Il s’agissait de s’entendre simplement sur le principe d’une confédération européenne sur le plan politique : objectif bien modeste, on en conviendra, puisqu’on devait décider de créer des commissions permanentes et de tenir des consultations régulières entre Chefs de gouvernement pour coordonner, si possible, les objectifs politiques. Ce sont les Hollandais qui ont fait échouer ce modeste accord. Les Hollandais sont plus que les autres liés à l’Angleterre, et c’est sans doute sous l’influence de celle-ci que le projet de Confédération de la petite Europe a culbuté. On en reparlera, mais pour tous ceux, dont nous ne sommes pas, qui ont pu croire que l’Europe des Six deviendrait quelque chose de concret, la déception est certainement pénible.

Pour tirer les hommes d’Etat de leur ornière, il faudrait ou un puissant mouvement d’opinion ou une forte coalition d’intérêts. Or l’opinion est là-dessus peu sensible, et les grands et surtout les petits intérêts, hostiles dans l’ensemble. Ce n’est même pas l’Europe des patries, mais l’Europe de toujours avec ses rivalités et ses nationalismes anachroniques. La politique française y est pour beaucoup, mais celle des autres n’y est pas étrangère. Au demeurant, disons aux Européens convaincus que si regrettable que ce soit, l’affaire elle n’a qu’une importance limitée. Sur le plan politique s’entend, ce qui reste d’Europe ne pèse pas lourd, unie ou non.

 

La Suisse et le Marché Commun

Ce qui nous donne l’occasion de revenir sur le mythe du Marché Commun à propos d’un article d’un spécialiste suisse Charles Iffland. On sait que la Suisse adversaire le plus acharné du Marché Commun a adhéré à l’association rivale des Sept, montée par l’Angleterre. La Suisse se voyait lésée dans ses échanges par les tarifs discriminatoires que s’accordaient les Six. Or en 1960, les exportations suisses vers la zone de libre-échange, la sienne, ont baissé de 15,6 à 14.9%. Au contraire, celle vers le Marché Commun sont passées de 38,2% à 41,7%. Or ce sont les exportations qui, en théorie, auraient dû souffrir. Quant aux importations, Iffland calcule que si la Suisse adhérait au Marché Commun, dont elle reçoit déjà 61% de ses matières premières, le coût du reste serait de 46 millions de francs suisses au lieu de 45 actuellement et l’auteur de recommander que la Suisse change de camp, la perte insignifiante ci-dessus devant être plus que compensée par les avantages qu’elle y trouverait.

 

Le Marché Commun et les Tiers

Ce qui est vrai de la Suisse, l’est également de l’Angleterre, qui a vu ses échanges augmenter avec les Six, malgré la proclamation du Marché Commun. En fait, comme nous l’avons montré, les discriminations que se sont accordées les Six sont tellement légères qu’elles n’ont pratiquement aucune influence. C’est une tempête dans un verre d’eau diplomatique, que cette querelle des deux Europes économiques. Les ententes que l’éventualité d’un véritable Marché Commun ont suscité entre industriels, font une réalité de ce qui du côté international n’est qu’un pur protocole, et cela se traduit par une extension des échanges dans les six pays, autant à leur bénéfice qu’à celui des autres. Une fois de plus les gouvernements n’ont fait que sonner la cloche. Les particuliers ont pris leur profit.

 

La Rivalité Russo-Chinoise

Un document fort important est parvenu aux services de renseignements britanniques sur les vicissitudes de la querelle, dite idéologique, qui se poursuit depuis un an entre l’U.R.S.S. et la Chine de Pékin. Nous ne pouvons en donner ici l’analyse. Il confirme en tous points ce que nous avons décrit de l’affaire, si longtemps contestée par certains spécialistes. On se demande même si le document n’a pas été une fuite organisée par l’U.R.S.S. elle-même. Derrière la façade si fréquemment recrépie de l’unité du Bloc communiste transparaît la rivalité farouche de deux puissances dont l’une, l’U.R.S.S., organise méthodiquement sa domination sur le monde par étapes, sans s’embarrasser des considérations doctrinales, flattant les monarchies comme les dictatures, que ce soit Nasser, Mohammed V, Sékou Touré, ou Fidel Castro ; ou même les démocraties, si elles sont maniables comme celles de l’Inde ou du Brésil aujourd’hui, et l’autre, la Chine, qui espère grâce à un conflit nucléaire s’imposer sur les ruines de la race blanche.

Les Russes sont les plus forts et entendent le faire sentir. Ils ont retiré leurs techniciens de Chine, refusé à Chou en Laï la bombe atomique, décliné la demande d’un commandement naval unique dans le Pacifique qui les auraient exposés à un conflit avec les U.S.A. sur Formose, enfin contrecarré les Chinois en Inde, en Indonésie et encore actuellement au Laos. Quant à une aide pour tirer les Chinois de la famine, pas question. Les Soviets ont pourtant assez d’or pour acheter tous les surplus alimentaires disponibles dans le monde. La tournée de Brejnev, et bientôt celle de Krouchtchev en Afrique du Nord et en Afrique noire, a parmi ses objectifs de montrer que c’est l’U.R.S.S. qui commande, et non Pékin. Ce qui n’empêchera pas les uns et les autres de se jurer fraternité.

 

La Fin de Lumumba

La mort de Lumumba a donné le signal d’une manifestation à grand spectacle organisée tant par les communistes que par les neutralistes. Moscou, bien entendu, s’est particulièrement distingué. On a vu descendre dans la rue les habituels manifestants de service, jeter des projectiles sur l’ambassade belge et accessoirement la française pour faire d’une pierre deux coups. On se devrait, si l’Occident en avait le courage, rappeler au sieur Krouchtchev qu’il a fait assassiner Imre Nagy, et, ce qui est pire, après lui avoir délivré un sauf-conduit pour le faire sortir de l’ambassade yougoslave où il était réfugié, le fit mener quelque part en Roumanie, où après les sévices habituels, on finit par l’exécuter ainsi que le général Malleterre, héros authentique celui-là, de la Révolution hongroise de 1956, et d’autres.

Lumumba n’était nullement de la même trempe. Employé des postes indélicat, condamné pour vol, agitateur, ou plutôt excitateur, il grisait les foules noires et les portait à tous les excès. Malade mental, plutôt que figure politique, il avait surtout apparence de sorcier et c’est à ce titre qu’il s’était rendu redoutable aux tribus rivales de la sienne. Ce sont ceux-là qui l’ont supprimé.

Une remarque à cet égard : le meurtre rituel et toutes les formes d’exécution ou de mutilation, en relation avec des croyances, n’ont rien de commun pour les primitifs avec ce qui est pour nous un crime. Qu’il ne coïncide plus avec notre idéologie de la personne humaine, sans doute, mais il ne faudrait pas juger les actes d’autres races avec les critères de notre philosophie morale. Lumumba mort sera pour la propagande communiste et panafricaine un symbole d’une grande utilité, mais pour les noirs eux-mêmes, sa fin consacre, au contraire sa déconsidération. Son caractère de sorcier aurait dû le préserver de ses ennemis. Tout cela est évidemment difficile à comprendre, l’homme n’est pas partout le même. On l’oublie de plus en plus.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1961-02-11 – Quelle Énigme

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Le Courrier d’Aix – 1961-02-11 – La Vie Internationale.

 

Quelle Énigme

 

Le président Kennedy est parti en trombe selon son caractère, ce que le peuple américain attendait de lui. Les messages au Congrès, les conférences de presse se succèdent. Après avoir tracé un sombre dessin du présent, il s’engage comme il dit vers une « nouvelle frontière ».

 

Les Plans de Redressement Économique aux U.S.A.

En y regardant de près, les moyens qu’il présente pour ranimer l’économie n’ont rien d’inattendu, ni même d’original. De grands travaux publics, une large extension des secours de chômage, des rentes pour les vieillards, des distributions de vivres aux moins fortunés, des crédits à intérêt réduit pour les investissements à long terme, des stimulants et des garanties aux exportations et une hausse du salaire minimum, rien là d’inédit. L’inévitable contre-partie, c’est l’accroissement des dépenses publiques, le déficit budgétaire et au moins au début une certains inflation. L’effet de cette politique sur l’ensemble de l’économie sera favorable dans la mesure où elle provoque un choc psychologique. Les Américains par leur optimisme naturel sont sensibles aux stimulants ; nul ne doute que le programme Kennedy ne réveille l’esprit d’entreprise. Reste à savoir si les conditions présentes de l’économie mondiale récompenseront les efforts pour une production accrue.

 

L’Essoufflement de l’Économie Européenne

En fait, elle donne plutôt des signes d’essoufflement. On considère généralement la cadence de l’industrie automobile comme la cire de l’activité générale. Or la sortie de véhicules neufs en janvier dernier a diminué par rapport à l’an passé aux Etats-Unis de 16 à 60% selon les fabricants. En Europe, il en est de même. Les firmes britanniques travaillent au ralenti et licencient du personnel. En Allemagne, l’entreprise Borgward est en faillite et doit être renflouée par la ville de Brême. En France, les signes de fléchissement ne manquent pas. Par ailleurs, l’autre vieux critère, le bâtiment, plafonne. En Allemagne, la reconstruction est terminée et les besoins sont près d’être satisfaits ; de même aux Etats-Unis. Ailleurs, les crédits et la main-d’œuvre disponible limitent les possibilités d’ouvrir de nouveaux chantiers. Il est hors de doute que la progression trop rapide, la surchauffe de ces deux dernières années exige un palier. La concurrence internationale va, de ce fait, devenir très âpre dans bien des secteurs, ce qui n’est pas pour favoriser les exportations américaines. Nous avons souvenir d’avoir entendu en France l’ « hymne à la production » qui s’est traduit par la crise de 1929-1933. Il ne faut pas trop présumer de l’efficacité des stimulants artificiels.

 

Un Problème Difficile

Nous sommes depuis quelques temps déjà aux prises avec une question fort importante qui nous met dans un grand embarras. Mais nous nous devons de soumettre les faits à la sagacité de nos lecteurs.

 

L’Albanie et les Soviets

Il s’agit de l’Albanie : ce petit pays au bord de l’Adriatique est, comme on sait, un adepte à 100% du communisme. Mieux, il est tenu à l’écart du groupe européen des satellites de Moscou par son dogmatisme intransigeant et a suivi la ligne de Pékin au Congrès d’octobre. Récemment, le vice-président du Conseil Koleka est allé à Pékin et a signé avec Chou en Laï une série d’accords. Nous avons signalé précédemment que ce n’est plus l’U.R.S.S. mais la Chine qui ravitaille l’Albanie, et les techniciens russes ont été remplacés par des Chinois. Cette situation est d’autant plus étrange que les Soviets ont installé depuis longtemps dans l’île de Sassano une base navale considérable et des nids de sous-marins qui surveillent la Méditerranée. On s’explique mal que les Soviets laissent là des dirigeants qui ne leur sont pas entièrement dévoués. Cela n’aurait qu’un intérêt limité si en même temps nous n’apprenions que des instructeurs chinois entraînent en Albanie un nombre important d’Algériens du F.L.N. On parle de plusieurs milliers. On peut se demander si ce n’est pas pour cela que Moscou, voulant éviter de se compromettre, laisse aux Chinois et aux Albanais le soin d’une besogne qui gênerait la politique de détente pratiquée jusqu’ici à l’égard du gouvernement de Washington. Simple hypothèse.

 

Bourguiba et l’Affaire Algérienne

Mais nous voyons par ailleurs se préciser l’action de Bourguiba qui, comme nous l’avions toujours dit, tient ou du moins, croit tenir la solution éventuelle du problème algérien. Il y a longtemps que Bourguiba voudrait se débarrasser de la lourde hypothèque du R.P.R.A. Il ne verrait pas sans inquiétude arriver en Tunisie les bandes entraînées et armées à Tirana. Les durs du F.L.N. en accord avec le Caire, pourraient grâce à leur force militaire l’évincer au profit de Salah ben Youssef son rival, actuellement auprès de Nasser. C’est aussi pourquoi Bourguiba vient de faire sa rentrée dans le Conseil de la Ligue Arabe et cherche à se réconcilier avec Nasser. C’est aussi la raison qui le pousse à venir à Paris pour essayer d’amorcer une négociation entre la France et le F.L.N. Il compte au surplus, en cas de succès, se faire payer ses bons offices par la remise de Bizerte et quelques autres avantages.

Réussira-t-il ? L’homme est astucieux et populaire dans son pays. Il a au sein du G.P.R.A. des alliés, mais aussi des ennemis. On voit par là le fil qui relie l’Albanie au problème algérien. Il y a plus. La solution que Bourguiba espère tenir en mains est maintenant suspendue à l’attitude de Nasser. A certains indices, dont cette sorte de réconciliation égypto-tunisienne n’est pas le moindre, on croit comprendre que les relations de Nasser et des Soviets ne sont pas aussi cordiales qu’auparavant, les Russes se font tirer l’oreille pour la construction du barrage d’Assouan dont ils se sont chargés. Nasser a répliqué en prenant, comme nous l’avons vu, ses distances dans l’affaire congolaise. Washington vient, en outre, de lui prêter 70 millions de dollars.

En fait de marchandage et de double jeu, les Russes ont là un adversaire à leur taille. Si nos vues sont justes – ce qui n’est pas garanti – le problème algérien serait un des pions de la lutte d’influence entre le communisme et l’arabisme. Pour tirer les marrons du feu dans une telle partie entre Orientaux, il faut avoir beaucoup d’adresse et surtout beaucoup de chance. Un pronostic serait en l’occurrence bien hasardeux.

 

Les Achats de Céréales de l’U.R.S.S. et de la Chine

La crise agricole en Russie et en Chine n’est pas un malheur pour tout le monde : le Canada vient de vendre à l’U.R.S.S. deux millions de quintaux de blé et autant à la Chine qui, par ailleurs, en achètera quelques 3 millions de quintaux de céréales diverses à l’Australie. On juge par là de l’ampleur du déficit chinois et de l’inquiétude des dirigeants qui devront verser plus de cent millions de dollars aux fournisseurs, en espèces et comptant, alors qu’ils manquent de devises pour leurs besoins d’équipement industriel. Pour l’Australie et le Canada, cette transaction inespérée va soulager leurs stocks dans une proportion considérable, mais pour les 700 millions de Chinois, cela ne fera pas une bien grosse ration.

 

Le Lancement du « Minute Man »

Deux autres points d’actualité méritent l’attention. On n’a pas assez remarqué le succès que les Américains ont remporté en lançant pour la première fois, dans des conditions satisfaisantes, la fusée « minute-man » qui, avec les « Polaris » éjectées par les sous-marins atomiques, vient compléter l’arsenal de l’éventuelle guerre presse-bouton. En effet, le « minute man » que l’on n’attendait pas avant un an, est une fusée à carburant solide d’une portée égale à celle de l’ « Atlas », de l’ordre de huit mille kilomètres, qui à la différence de cette dernière, peut être tirée à partir de rampes mobiles faciles à déplacer ou à dissimuler sous terre. Avec ces deux armes indétectables et à peu près invulnérables dans l’état actuel de la technique, les Américains sont assurés contre les effets d’une attaque surprise ; leur capacité de riposte immédiate demeurerait intacte. L’administration Eisenhower si critiquée pour ses faiblesses n’a pas mal travaillé dans ce domaine.

 

Kennedy et l’Europe

Un autre aspect de la politique américaine c’est, comme on s’y attendait, l’importance plutôt réduite que tient l’Europe dans ses plans. Kennedy a eu dans son message au Congrès et dans la conférence de presse, des mots assez secs sur l’Alliance européenne et n’a manifestement aucun empressement à recevoir les Chefs d’Etat européens : « L’unité de l’O.T.A.N., a-t-il dit, a été affaiblie par les rivalités économiques et partiellement érodée par les intérêts nationaux ». Il a parlé en outre de ces poussées de nationalisme en Europe qui sont hors de saison et rendent difficiles la coopération indispensable des nations du Monde libre. On devine sans peine qui est visé par ces propos.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1961-02-04 – Préludes

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Le Courrier d’Aix – 1961-02-04 – La Vie Internationale.

 

Préludes

 

Des dialogues commencent, d’autres se préparent pour dégeler les questions difficiles. Les précédents ont donné si peu de résultats que la prudence demeure.

 

La Confrontation des deux K.

L’opinion attend avec curiosité l’inévitable confrontation des deux « K », comme on les appelle. De part et d’autre, on fait étalage de bonnes intentions. Du côté soviétique en don d’avènement, Krouchtchev a libéré les deux officiers du RB 47 abattus l’an dernier. Stevenson, nouveau représentant des Etats-Unis à l’O.N.U., a souhaité une rencontre à la prochaine session de l’Assemblée internationale, des deux antagonistes. Là-dessus, les commentaires sont divisés. Pour les uns, l’U.R.S.S. serait susceptible de modifier sa politique. Elle a, là-dessus, de fortes raisons.

Les difficultés intérieures s’accumulent. La récolte a été, comme on sait, désastreuse, et Krouchtchev a entrepris une tournée agricole qui doit durer deux mois et a commencé par l’Ukraine, où le déficit a été particulièrement lourd. Côté industriel, les choses vont moins bien que les statistiques et les rapports ne l’indiquent ; les matières premières manquent, les Soviets achètent du cuivre au Chili et s’efforcent d’accélérer les livraisons d’usines commandées en Occident ; le programme de lancement d’engins spatiaux a été ralenti à la suite des échecs et des catastrophes que l’on sait. De gros engagements doivent être remplis tant à l’égard des satellites en difficulté que de Cuba et de l’Egypte. Tout cela commanderait aux Russes de poursuivre la détente et de renoncer à provoquer des crises à Berlin ou ailleurs pour obtenir de l’Occident de l’équipement et peut-être des crédits. Il y a à cela, des indices : l’accord commercial signé avec Bonn au prix de concessions verbales sur Berlin précisément, l’autre accord entre les deux Allemagnes de même nature, et ces jours-ci le langage plus modéré d’Ulbricht, qui reparle de confédérer les deux Allemagnes. Une autre école plus sceptique croit à une manœuvre tactique : les amabilités à l’adresse de Kennedy auraient pour objet d’endormir l’opinion, de ranimer des espérances pour discréditer ensuite le nouveau Président et surtout de prévenir un durcissement de la nouvelle équipe américaine obligée, pour se distinguer de l’administration Eisenhower, de pratiquer une politique plus dynamique.

Il est difficile de se prononcer : le seul fait c’est que de part et d’autre, on évite les expressions violentes qui ont marqué les précédents dialogues. Kennedy en particulier, veut s’abstenir de polémiques à l’égard du communisme et traiter les problèmes mondiaux de façon réaliste en enlevant à d’éventuelles initiatives tout caractère d’hostilité ; jouer une partie serrée sans faiblesse et aussi sans provoquer les passions. Ce qu’il faut éviter, ce sont les grands mots qui cachent l’impuissance ou la faiblesse. Ce n’est pas nous français qui l’en blâmeront, au contraire.

 

L’Aventure du Santa-Maria

Il faut bien parler de ce rocambolesque fait divers qu’est l’expédition du navire portugais, le « Santa-Maria ». Les implications politiques sont plus sérieuses que l’aventure elle-même, car elle s’insère dans un plan plus vaste qui a pour objectif l’élimination totale des empires coloniaux. La débâcle africaine préparée par les Anglais, précipitée par la France et qui a fait éclater la crise du Congo Belge, n’a laissé encore intact que l’empire portugais. Il suffit de regarder la carte pour comprendre que la chute de l’Angola à l’Ouest et du Mozambique à l’Est achèverait d’ébranler les dernières positions de l’Occident en Afrique. Les Rhodésies et l’Afrique du Sud pourraient difficilement résister à la décomposition progressive. Ce qui est grave, ce n’est pas l’équipée de Galvão devenu l’ennemi du président Salazar qu’il avait servi, ni la vindicte du général Delgado, candidat malchanceux aux élections portugaises. Le régime Salazar est solide : homme intègre et bienveillant, sa dictature ne répond nullement au portrait virulent de la propagande communiste. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de manquer de dynamisme et de n’avoir pas stimulé le pays pour l’adapter au rythme accéléré d’expansion des autres pays européens. Le peuple portugais ne lui est nullement hostile en son ensemble ; par contre, aussi bien les instigateurs révolutionnaires de l’Est que les victimes à l’Ouest de l’anticolonialisme s’irritent de voir demeurer dans son intégrité le dernier des empires d’Occident.

C’est là, en effet, un cas étrange : Lisbonne n’a rien perdu, rien abandonné, ni des possessions en Inde, Gao, ni en Chine, Macao ; ni en Indonésie, Timor ; ni en Afrique où elles s’étendent sur un cinquième du Continent noir. Tout est demeuré sans révolte ni même agitation sérieuse. On ne le lui pardonne pas et il était fatal, comme nous l’avons vu, que les autres places tombées, on s’acharne sur l’empire portugais. Ce qui complique la situation, c’est l’attitude d’un personnage encore énigmatique et avec qui l’on devra compter, le nouveau Président du Brésil, Janos Quadros. Il s’est ouvertement prononcé pour ses « amis » Galvão et Delgado, et lors de son voyage en Europe, a évité le Portugal.

La sauvegarde de l’empire portugais repose pour une large part sur une certaine solidarité morale entre le Portugal et son ancienne colonie, le Brésil, dont la langue est commune. Si le Brésil, comme il paraît, soutient les révoltés, la résistance sera difficile, d’autant que Salazar ne trouvera en dehors de l’Espagne aucun appui ni matériel, ni moral. La débâcle africaine sera menée à son terme au seul profit des totalitaires de l’Est.

 

Au Congo Belge

Au Congo, rien de décisif. On ne peut encore prédire qui rira le dernier. L’O.N.U. a étalé son impuissance. L’occupation des lumumbistes dans les provinces de Stanleyville et du Kivu n’est pas encore bien assurée et le gouvernement Tshombe au Katanga, cherche à se défendre en enrôlant une légion étrangère. En accord avec les Belges, il cherche à conserver les richesses communes. L’attitude des puissances : Etats-Unis, U.R.S.S. est encore flottante. Nasser qui s’était engagé pour Lumumba paraît hésiter à faire le jeu des Soviets. Les troupes du Ghana au service de l’O.N.U. se sont mutinées. Le chaos s’étend.

Les événements ne paraissent pas devoir évoluer rapidement. Dans cet immense pays agité de rivalités tribales, les jeux sont difficiles. Les étrangers ne sont jamais assurés de jouer la bonne carte. Personne ne semble pressé de rétablir l’ordre, ni les Soviets à qui l’anarchie profite, ni les Occidentaux qui redoutent un partage qui ferait des provinces lumumbistes un bastion du communisme au cœur de l’Afrique.

 

Laos et Chine

Il en est de même au Laos, où les Russes s’opposent discrètement aux Chinois qui ont trop affaire chez eux pour s’imposer.

En effet, le grand bond en avant de la Chine rouge marque le pas ; mieux, les dirigeants de Pékin font machine arrière, comme les Russes d’ailleurs, devant l’hostilité des masses rurales. Pour prévenir des révoltes plus étendues, ils vont restituer aux paysans leur lopin de terre et transformer les communes du peuple en coopératives du type kolkhozien. C’est du moins ce qui se dit. Mais la méfiance et les souffrances endurées rendent la conversion difficile. Après l’expérience des « cent fleurs », on ne croit plus aux libéralisations du régime. Il semble aussi qu’au sein même du Parti, les divergences s’accusent. La médecine a été trop forte pour le patient. Les Russes ne paraissent pas s’affliger des embarras de leurs rivaux. Ils s’opposeront à ce qu’ils s’effondrent, mais ne feront rien pour les tirer d’affaire.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1961-01-28 – Un Nouveau Terme

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-28 – La Vie Internationale.

 

Un Nouveau Terme

 

L’inauguration du nouveau Président des Etats-Unis et les adieux d’Eisenhower ont été l’occasion de discours sur l’avenir, et d’un bilan du récent passé.

 

La Richesse des Etats-Unis

Le Président sortant a bien défendu son œuvre et souligné particulièrement que le revenu moyen d’une famille américaine, y compris les noires, s’élève aujourd’hui à 5.260 dollars, soit 2.800.000 anciens francs, malgré le chômage, l’actuelle stagnation économique, les dépenses militaires qui atteindront 47 milliards, les dons à l’étranger 4 milliards. On doit reconnaître que la prospérité américaine peut faire rêver les autres peuples. Le revers de cette médaille est qu’un tel niveau de vie est un facteur d’isolement à la fois moral par l’envie qu’il suscite et matériel, parce qu’il rend difficile le maintien d’une libre concurrence avec les pays à niveau beaucoup plus bas. Tandis qu’Eisenhower s’est complu à défendre sa gestion, Kennedy n’a pas dissimulé la gravité des tâches qui l’attendent, et convié les Américains à tendre leurs énergies. On ne supporte pas le fardeau du monde en se contentant de jouir de ses propres biens, et des sacrifices sont inévitables.

 

Le Problème du Dollar

Ni l’un ni l’autre Président n’ont abordé le problème du Dollar, conséquence du haut niveau de vie des travailleurs et partant, du prix de revient élevé des produits américains. Personne n’a dit, pas plus ici qu’aux Etats-Unis, que les comptes que présentent les statistiques officielles sont trompeurs. Le déficit est beaucoup plus élevé qu’il ne paraît. En effet, si la balance commerciale des Etats-Unis est excédentaire, ce n’est que par artifice. Une large part des exportations n’est en effet qu’une subvention déguisée aux producteurs américains. D’abord les 4 milliards de dollars de dons, les dépenses des troupes américaines à l’étranger, et encore tous les crédits alloués par les organismes internationaux et les banques qui se traduisent en grande partie par des exportations de marchandises américaines qui ne sont pas payées par ceux qui les reçoivent et ne le seront sans doute jamais, en dollars du moins. Rien que pour la banque « Export-Import » cela fit en 1960, 890 millions de dollars. Ajoutons les exportations de capitaux des sociétés privées qui pour produire à meilleur compte, s’installent à l’étranger ou s’associent à des entreprises européennes. Il est difficile de faire une addition même approximative, mais à notre avis, le trou ne serait pas loin de 10 milliards de dollars sur lesquels 3 ou 4 à peine feraient retour avec un retard plus ou moins long. Cela est sérieux.

 

La Question du Prix de l’Or

Autre problème soigneusement tu, celui de l’or. Il est bon d’y revenir. Les Etats-Unis font une question de prestige, d’ailleurs absurde, du maintien du prix de l’or au taux fixé en 1933 alors que le dollar s’est dévalué entre temps de deux fois et demi en pouvoir d’achat, autrement dit qu’un dollar 1960 ne vaut que 40 cents de 1933. Ce décalage a eu pour effet de paralyser la production du métal et sauf quelques mines exceptionnellement riches d’Afrique du Sud, les autres ont fermé ou ne se maintiennent qu’à coup de subventions. La conséquence, c’est que le métal est devenu rare, à l’encontre de toutes les autres matières premières ; que l’extraction du Monde libre n’atteint annuellement qu’un milliard et deux ou trois cents millions de dollars dont un tiers va aux usages industriels.

Ce montant est devenu dérisoire en face de l’expansion du crédit et des besoins du commerce international. Qu’on le veuille ou non, il faudra choisir : ou bien retirer à l’or toute fonction monétaire dans le règlement des balances internationales, ou ajuster le prix du métal au niveau général des prix. L’une comme l’autre solution sont extrêmement difficiles à mettre en œuvre. D’un côté, comment, sans le recours à une valeur stable et indépendante des diverses monnaies, équilibrer les comptes des nations ? De l’autre, comment sans secousse psychologique aux conséquences imprévisibles, multiplier par 2 et ½  le prix actuel ?  Divers mécanismes très ingénieux ont été proposés par les économistes sans rencontrer grand succès. Il est probable que le problème sera esquivé, comme il l’est déjà et qu’on laissera aller les choses sans opter pour une solution. Cependant, les autorités financières s’en préoccupent et se réunissent sans qu’on sache ce qu’elles préconisent.

Cette histoire ressemble un peu à celle des loyers en France que l’on a laissés s’avilir par démagogie et qui ont ruiné le patrimoine immobilier obligeant l’Etat à se substituer aux particuliers pour construire au prix d’une inflation dont la monnaie a fait les frais.

 

Le Problème Algérien

L’évolution du problème algérien est suivie avec beaucoup d’attention à l’extérieur. Les bruits les plus divers s’entrecroisent. Peut-on faire le point ?

Depuis le voyage du Général de gaulle et les émeutes de Décembre, la situation a évolué de deux façons : d’une part une crise économique en Algérie du fait de l’arrêt des transactions, de  la fuite des capitaux et aussi des personnes, de la suspension des investissements privés de la Métropole malgré les avantages et garanties offertes par l’Etat ; le marasme a brusquement succédé à l’activité antérieure. D’autre part, sur le plan moral, la masse musulmane des grandes villes et maintenant des petites s’est mise en mouvement contre les Européens, enfin le terrorisme F.L.N. pour aviver les haines raciales s’amplifie. Une négociation est-elle possible dans ces conditions ? Nous ne pouvons que répéter ce que nous disions l’an passé, la négociation aura lieu sans doute, mais à la russe, c’est-à-dire en se prolongeant sans résultat, l’échec étant rejeté sur la France après de vaines rencontres. A moins de pressions extérieures assez fortes qui ne peuvent venir que de Tunis, on ne voit pas quel intérêt aurait le F.L.N. à chercher un accord. Le temps, comme on l’a vu, n’a cessé depuis deux ans de travailler en sa faveur. On l’y a beaucoup aidé, il faut bien le dire. Il ne peut que continuer de le faire. Au surplus, les progrès sociaux mis en œuvre par la France, les dépenses massives pour équiper l’Algérie et développer son industrie et son agriculture, sont à la longue un avantage énorme pour le F.L.N. qui, lorsqu’il prendra le pouvoir, trouvera des conditions beaucoup plus faciles qu’aujourd’hui, pour faire vivre le pays. Remarquons qu’aucun attentat n’a été commis dans les établissements industriels ni sur les installations pétrolières du Sahara. Nous espérons nous tromper. Il y a peut-être des facteurs qui dans cette affaire complexe où le monde entier, l’Est comme l’Ouest, est plus ou moins impliqué, nous échappent. Le raisonnement ne se fonde que sur des données incomplètes. Il est cependant difficile d’y contredire surtout si l’on tient compte de l’intérêt que la Russie et la Chine manifestent, sans s’en cacher, à maintenir cette plaie ouverte à notre flanc.

 

La Famine en Chine

Décidément à l’Est il y a du nouveau ou plutôt de l’ancien qui vient enfin au jour. Après les débats soviétiques sur la faillite de l’agriculture collectiviste, voici que les Chinois passent, à leur tour, aux aveux. Cela semble beaucoup plus grave pour Pékin que pour Moscou. D’abord parce que les Russes, comme nous l’a dit Krouchtchev, se débrouillent fort bien pour manger à leur faim. Ils volent l’Etat comme jadis leurs propriétaires. Il n’y a pas grand-chose de nouveau dans la condition du paysan russe. Il n’a fait que changer de maître et sert aussi mal l’un que l’autre.

En Chine, c’est la famine. Nous avons fait état ici des récits affreux des paysans échappés des Communes du peuple. Pékin est obligé de le reconnaître et va sévir. Le paysan chinois, lui, a vu sa condition radicalement changée. Elle était plus ou moins mauvaise sous l’Empire Céleste, mais très inégalement selon les régions, les vicissitudes du temps et le degré de rapacité des usuriers. Aujourd’hui, les campagnes comme les villes souffrent et la révolte peut éclater. Pékin admet que 10% de la population est hostile au régime, dont beaucoup de dirigeants à l’échelle locale et peut-être au sommet. La répression réussira-t-elle où la propagande a échoué ?

 

Les Réformes de l’Agriculture en U.R.S.S.

A noter que, contrairement à ce que nous pensions l’autre semaine, Krouchtchev n’a annoncé aucune des mesures brutales prévues. Il est probable que ses collaborateurs l’en ont dissuadé. Il était question d’enlever aux paysans le lopin de terre qu’ils cultivent en propre et de reprendre l’installation des agrovilles, c’est-à-dire de rassembler les paysans dans des cités où ils deviendraient ouvriers agricoles, bref de pousser la collectivisation à son terme. Il n’en est rien. On se contentera de réorganisations administratives, d’augmenter les crédits d’équipement à l’agriculture et de limoger quelques responsables. Toutes mesures qui ont pour objet, non d’irriter la paysannerie, mais de l’apaiser et de la rassurer. Le temps de Staline est révolu, ce qui est très significatif. Krouchtchev n’ose pas risquer l’impopularité. Une opinion, si vague qu’elle soit, est en mesure de se faire respecter du pouvoir. Ce n’est pas le cas en Chine, jusqu’ici du moins. Si les dirigeants échouent, ils peuvent perdre pied et ce grand corps retourner à l’anarchie, comme son histoire en offre maints exemples. La faim est mauvaise conseillère et ce ne sont pas les Russes qui ont du grain à offrir à leurs confrères de  l’Est.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1961-01-21 – Aveux et Subterfuges

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-21 – La Vie Internationale.

 

Aveux et Subterfuges

 

Le début de 1961 est incontestablement marqué par un renouveau d’optimisme quasi général dans le Monde libre, Angleterre et Belgique exceptés. Et particulièrement aux Etats-Unis où l’accession au pouvoir de John Kennedy suscite de grands espoirs, bien que pour l’heure, la faiblesse du Dollar, la montée rapide du chômage qui doit atteindre plus de cinq millions de travailleurs, la diminution des bénéfices des entreprises seraient en d’autres temps des facteurs de dépression. Ces espérances qui paraissent mal fondées traduisent peut-être un sentiment inconscient de confiance dans l’arrêt prochain de l’avance du communisme qui avait fait en 1960 des progrès inquiétants en Afrique noire, à Cuba et en Amérique latine. Ce reflux en est-il à ses premières vagues ? Il semblerait.

 

La Réunion du Comité Central Moscovite sur l’Agriculture

La réunion orageuse du Comité Central du Parti à Moscou consacré à la situation catastrophique de l’agriculture a frappé les esprits. On a été surpris, le mot est faible, de la publicité donnée par le Kremlin aux défectuosités du Système. Moscou s’en tenait jusqu’ici à des aveux mineurs sur des défaillances locales. Aujourd’hui, on étale devant le monde une gabegie étendue à l’ensemble du pays. Comment expliquer cette franchise ? Assurément pour préparer les masses rurales à des réformes de structure brutales qui vont bouleverser les situations des responsables et les habitudes des assujettis. On commencera par quelques procès spectaculaires contre quelques gros bonnets.

Autant qu’on en puisse juger d’après les mesures annoncées par Krouchtchev, ces transformations vont consister essentiellement dans la création d’un nouvel échelon bureaucratique qui s’interposera entre le Ministère de l’agriculture et les agents d’exécution. Il n’y a pas d’alternative en économie dirigée, puisque la liberté d’action en est exclue. Il faut inévitablement renforcer les contrôles et ceux-ci par la force des choses, s’ils redressent de ci de là quelques abus, paralysent davantage ce qui allait tant bien que mal. Après quarante-trois ans de régime aboutissant à ce complet échec, on ne peut, avec les mêmes méthodes, transformer une situation bien établie.

 

Nos Chiffres et ceux de Podgorny

Nos lecteurs n’ont pas dû être autrement frappés des révélations du Comité Central, car nous avons donné ici il y a moins d’un mois, des calculs sur les récoltes soviétiques que nous avons effectués nous-mêmes d’après les statistiques officielles qui concordent presque exactement avec les aveux des responsables. Nous avions estimé à 9 quintaux à l’hectare le rendement de 1960 en céréales, en Russie d’Europe ; or le camarade Podgorny a reconnu qu’en Ukraine, autrefois le grenier du monde, 10 millions 550 mille hectares avaient produit 92 millions de quintaux environ, soit une moyenne de 8,7 quintaux (à titre d’indication, la moyenne française a été de l’ordre de 23 quintaux), nous étions à peine au-dessus de la vérité. Cela dit, non pour vanter nos comptes mais pour montrer que, avec les moyens dont on dispose, on peut avec quelque exactitude mesurer la réalité soviétique dans la plupart des domaines économiques. Ce qui est curieux, c’est que Krouchtchev lui-même a paru surpris de ces chiffres qu’il estimait au double. Il a prétendu que la moitié de la récolte avait été volée par les Kolkhoziens eux-mêmes pour nourrir les bêtes qu’ils détiennent en propre, ce qui paraît invraisemblable dans une telle proportion. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous constatons qu’il n’est pas très au courant de ce qui se passe dans son propre pays.

Outre les révélations de Podgorny, d’autres sont tombées en cascade. Ici 3.300.000 moutons ont péri faute de fourrage. Là des Kolkhoses achetaient au marché le beurre qu’ils revendaient à l’Etat pour remplir la norme fixée ; partout des histoires de vols de récolte (1) sur une grande échelle, des malversations et des négligences de cette nature ; on va porter le fer rouge. Nous en attendons les résultats avec le plus grand scepticisme. Jusqu’ici, que ce soit en Chine ou chez les divers satellites, toutes les réformes ont fait long feu. M. Krouchtchev doit se demander quand il aura rattrapé les Etats-Unis, qui, eux, font les mêmes efforts sans plus de succès, pour réduire une production dont les excédents les encombrent. Les problèmes agricoles ne sont pas d’un maniement facile.

 

La Dévaluation du Rouble

Nous venons d’assister à un accès sans précédent de franchise soviétique, passons maintenant à un chef-d’œuvre de falsification non moins instructif. Il s’agit du Rouble : on sait qu’à partir du 1er janvier 1961, un nouveau rouble lourd est échangé contre dix roubles anciens. Le ministre des finances Garbuzov définit la réforme « comme un relèvement du cours du Rouble par rapport aux monnaies étrangères, le rouble lourd devenant la plus forte monnaie du monde, le dollar ne valant plus que 90 kopecks » ! Or ce que le Ministre s’est gardé de dire, c’est qu’en fixant la teneur en or du nouveau rouble à 0gr.98 environ, il a subrepticement dévalué l’ancien de 55%, pas moins.

En effet, il valait officiellement 25 cents soit un quart de dollar, le nouveau rouble valant dix anciens devrait correspondre à 2 dollars cinquante. Or, il n’en vaut officiellement que 1,10, soit 441/2% de la parité antérieure et voici comme Garbuzov célèbre cette opération («Pravda » du 15 novembre) : « Cette revalorisation du rouble, dit-il, traduit les formidables victoires économiques de notre nation remportées sous la direction du Comité Central de notre Parti communiste ». On croirait lire « L’Humanité » !

En fait, cet escamotage ne change rien à l’état de choses antérieur : ancien ou nouveau, le Rouble est encore au moins deux fois plus élevé que son pouvoir d’achat réel, qui n’est pas, à notre avis (qui n’est pas partagé par les experts qui ne tiennent pas compte de la qualité), de plus de 25 anciens francs, soit 250 pour le nouveau rouble.

 

Les Buts de l’Opération

L’opération des Soviets a eu un double but : à l’intérieur, de recenser les roubles en circulation et d’en identifier les détenteurs ; à l’extérieur, de rapprocher les prix soviétiques des prix mondiaux. En effet, les Soviets, lorsqu’ils vendent au prix mondial des matières premières, subissaient une perte énorme qui va de 50 à 700 pour cent selon les produits, le prix de revient soviétique calculé en roubles étant considérablement plus élevé que celui des pays capitalistes. L’or produit en Russie, par exemple, revient à 155 dollars l’once qu’ils vendent à Londres 35,80. L’étain vendu 800 livres la tonne leur en coûte près de 10.000 à l’ancienne parité ! Grâce à la dévaluation actuelle par contre, certains produits d’exportation, comme la fonte, le charbon, l’aluminium, seront voisins des prix mondiaux. D’autres même en dessous, comme le bois. Ce qui réduira la perte comptable de leur commerce extérieur sur les autres chapitres (2).

 

Le Sort de la Dette Publique en U.R.S.S.

Garbuzov se livre à une autre acrobatie. Il se vante de la modicité de la dette publique soviétique qui n’atteint, dit-il, que le dixième de celle des Etats-Unis qui est, comme on sait, de 290 milliards de dollars. Mais il oublie de rappeler à ses lecteurs qui, eux, s’en souviennent certainement, que l’U.R.S.S. par des emprunts forcés, a prélevé sur les travailleurs de 1950 à 1957, 215 milliards de roubles dont le gouvernement soviétique a, au printemps de 1957, suspendu le service et le remboursement jusqu’en 1977 ! Les fonds russes, chers à nos mémoires, ne valent pas plus en Russie qu’en France ; sans parler de la réforme monétaire de 1936 décrétée par Staline : amputation de 75% et celle de 1947 de 66%. A ce train-là, la dette publique s’allège allègrement ; encore une victoire socialiste certainement très appréciée par les bénéficiaires.

Il ne nous reste plus de place pour le Congo, le Laos et la Belgique, qu’on nous excuse ; au train où vont les choses, il ne sera pas trop tard pour en parler. Les affaires soviétiques sont si instructives !

 

                                                                                  CRITON

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(1)  Nous avons eu la curiosité de nous référer au numéro des « Izvestia » du 13 janvier, qui donne in-extenso le rapport de tous les responsables de l’agriculture, Podgorny compris. Les passages révélateurs de la situation en sont soigneusement écartés.

(2)   Une partie de ces indications sont empruntées à l’excellente étude de Lucien Laurat « Est-Ouest », 15 janvier 1961.

Criton – 1961-01-14 – Grèves et Bulletins de Vote

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-14 – La Vie Internationale.

 

Grèves et Bulletins de Vote

 

Une semaine chargée : le plébiscite en France, les troubles sociaux en Belgique, la rupture diplomatique des U.S.A. avec Cuba, la Conférence africaine de Casablanca, l’anarchie congolaise, le voyage d’Hammarskoeld en Union Sud-Africaine, de quoi remplir plusieurs chroniques.

 

Le Plébiscite Français

Le succès du Général de Gaulle au plébiscite du 8 janvier a été accueilli avec satisfaction à l’étranger où l’on était jusqu’ici septique sur son issue. On craignait, au cas d’un résultat douteux, une période de troubles analogues à ceux qui secouent la Belgique ; on loue le peuple français d’avoir, sans enthousiasme et peut-être sans conviction, souscrit à la survie de la V° République ; on estime surtout que mandat est donné au Président de liquider le problème algérien. Les Français, dit-on, se sont résignés à la perte de l’Algérie et nul ne peut mieux sauver ce qui peut l’être encore, au point où on a amené les choses, que celui qui s’est donné mission de le faire ; égoïstement, les étrangers pensent que le plus tôt sera le mieux, car la prolongation de la guerre d’Algérie peut les mettre en cause, et la paix avec. Pour Londres et Washington, un règlement rapide les tirerait d’un perpétuel embarras dans leurs relations avec les pays ex-coloniaux.

 

Les Grèves de Belgique

Les grèves en Belgique ont frappé l’imagination des observateurs parce que l’on n’attendait pas d’un pays aussi prospère qui a, d’après la Suisse et la Suède, le plus haut niveau de vie d’Europe, un soulèvement aussi brutal et quasi révolutionnaire, à propos d’une loi dite d’austérité qui, en y regardant de près, n’était pas de nature à modifier sensiblement le train d’existence des travailleurs et qui, au surplus, aurait pu être amendée par les voies parlementaires.

A mesure que les grèves se déroulent, on voit mieux qu’il s’agit d’un accès de psychose collective plutôt que d’un mouvement de revendication. Le peuple belge s’est senti humilié par la catastrophe du Congo, et surtout par la réprobation et les attaques qui de tous côtés, avec une injustice flagrante, sont venues salir et calomnier leur œuvre de civilisation au Congo dont ils étaient justement fiers. D’où une explosion de colère impuissante qui a éclaté, contre n’importe quoi, contre le Gouvernement d’abord qui n’avait pas suffisamment défendu l’honneur national, colère sans objet, comme en sont pris parfois les individus devant des malheurs immérités. Et comme toujours en pareil cas, ce sont de vieilles querelles, des rancunes en sommeil qui servent de prétexte aux brutalités : la rivalité des deux groupes ethniques Wallons et Flamands, l’anticléricalisme tenace en pays minier, les souvenirs amers de la dispute monarchique lors de l’abdication de Léopold III, les conséquences mal acceptées de la crise charbonnière, toute cette vase s’est levée des profondeurs de l’âme d’un peuple violent et vindicatif, en dépit de son goût de l’ordre et du travail. Comme toujours aussi, en pareil cas, les agitateurs professionnels ont jeté l’huile sur le feu. L’apaisement sera lent et difficile d’autant que de part et d’autre l’obstination est un défaut national. Il est probable cependant que le jour où l’on aura mesuré l’ampleur des dégâts et l’absurdité de la révolte, la sagesse et le calme revenus, ce sont les agitateurs qui feront les frais de l’aventure. Ils le sentent déjà et le parti socialiste est divisé sur la poursuite du mouvement. Comme il a été dans l’affaire congolaise le partisan de l’abandon, il se pourrait que la prochaine consultation électorale lui fasse perdre sensiblement de son crédit. Cela dépend des qualités d’homme d’Etat du premier Eyskens et de l’arbitrage du Roi qui reste assez populaire.

 

La Rupture des U.S.A. avec Cuba

L’administration Eisenhower, à quelques jours de l’expiration de son mandat, n’a pas hésité à rompre avec Fidel Castro. Il est probable, bien qu’officiellement rien n’en a été dit, que Kennedy a donné son accord. Le prétexte était suffisant : Castro avait enjoint Washington de réduire à onze personnes le personnel de l’Ambassade et avait invité le Conseil de Sécurité à discuter sa plainte contre les prétendus préparatifs d’invasion de l’île par les forces des Etats-Unis. L’accusation était si absurde que Zorine lui-même ne l’a que mollement soutenue. On perçoit d’ailleurs un certain embarras tant du côté communiste que des partisans de Castro.

Les extravagances du Chef ont été un peu loin. La situation économique et financière est tellement catastrophique, que le farouche Guevara, devenu grand argentier, s’en inquiète. Il est allé quérir du secours auprès de ses amis de Moscou et de Pékin, mais les promesses qui lui ont été faites ne l’ont pas rassuré. La charge des six millions de Cubains réduits à la misère est plutôt lourde pour l’Est, et les Soviets ont conseillé une entente avec la prochaine administration Kennedy. Il est douteux que ce dernier se montre plus conciliant qu’Eisenhower, si l’on s’en réfère à ses déclarations de candidat ; l’opinion des Etats-Unis est irritée et inquiète des provocations de Castro. De plus, le mouvement fidéliste perd de son crédit en Amérique latine ; plusieurs pays ont déjà rompu les relations diplomatiques avec Cuba, dont le Paraguay et le Pérou. Un pays aussi perméable à l’influence communiste que la Bolivie, parle d’en faire autant ; de même, la Colombie et le Venezuela. Les excès du Castrisme ont provoqué ce revirement et l’on pourrait en venir à mettre Cuba en quarantaine. La doctrine de Monroë, c’est-à-dire la non-ingérence de pays non américains, dans les affaires du continent demeure vive dans l’esprit de tous les peuples de l’hémisphère occidental, Canada excepté.

 

La Conférence de Casablanca

A Casablanca se sont réunis, sous l’égide de Mohammed V, Nasser, Sékou Touré, NKrumah, Modibo Keita, Ferhat Abbas et d’autres comparses. L’accord de rigueur a été laborieux comme on s’y attendait. Nasser se veut le leader de l’Afrique noire aussi bien qu’Arabe. Déçu par ses échecs de domination en Asie, il cherche une revanche en Afrique. Mais l’entente est difficile entre deux ambitieux et NKrumah veut demeurer le leader de l’Afrique noire ; on s’est entendu sans trop de peine sur le Congo pour soutenir Lumumba, mais NKrumah s’est opposé à une sécession des troupes de cette nouvelle alliance d’avec les forces de l’O.N.U. Il n’a pas voulu que son propre contingent appuie militairement le gouvernement de Gizenka à Stanleyville. La constitution future d’un commandement unique des troupes africaines reste platonique.

En outre, malgré les efforts de Ferhat Abbas, on n’a pas conclu à une rupture diplomatique avec la France. On ne s’est vraiment accordé que pour faire silence autour de Bourguiba, mais en secret il est probable que Nasser n’a pas caché son intention de le liquider en temps opportun. Bourguiba se sait menacé. Si Ferhat Abas et le F.L.N. reçoivent les armes modernes que les usines tchécoslovaques Skoda forgent à son intention, la rébellion algérienne sera assez forte en Tunisie pour renverser Bourguiba. D’où le désir de celui-ci de voir réglé le conflit algérien ; il est peut-être trop tard pour qu’il puisse s’opposer au renforcement du F.L.N., mais il est assez retors pour mettre ses hôtes algériens en difficulté.

C’est là une chance qui est loin d’être négligeable. Il faut espérer qu’on la saisira. Les dissensions entre les chefs du Maghreb ont toujours été dans l’histoire, le moyen pour les puissances étrangères de s’y maintenir.

 

“H ” en Afrique du Sud

Hammarskoeld, malgré les difficultés sans nombre et les chausse-trappe de ses ennemis, a repris sa tournée. A Léopoldville d’abord, où l’on ne sait rien de ses démarches, ensuite à Prétoria ce qui, en un sens, est plus délicat encore. Car on attend son rapport sur l’apartheid et le mandat sud-africain sur l’Ouest africain ex-allemand, pour renouveler l’assaut sur la politique de l’O.N.U. en Afrique. Il faut admirer le courage et le sang-froid de cet homme dans une pareille tourmente. Aucune tâche n’apparaît aujourd’hui plus périlleuse que la sienne.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1961-01-07 – Mystères et Réalités de l’Est

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-07 – La Vie Internationale.

 

Mystères et Réalités de l’Est

 

Le monde, en ce début d’année, s’interroge avant tout sur l’évolution des relations Est-Ouest et déjà, les faits contraires, les uns favorables, les autres inquiétants, apparaissent simultanément.

 

Les Accords Commerciaux Bonn-Moscou et Bonn-Pankow

La grosse surprise du 29 décembre fut la signature de l’accord commercial entre Bonn et Moscou suivie le lendemain du renouvellement de l’accord entre Bonn et Pankow. La difficulté qui paraissait insurmontable était l’inclusion de Berlin-Ouest dans les modalités d’application du traité comme partie intégrante de l’Allemagne occidentale au titre de la zone du Deutschemark. On ne sait exactement par quel artifice de protocole les deux parties se sont entendues. Le fait est qu’elles l’ont fait, ce qui prouve à tout le moins que l’U.R.S.S. a besoin de la République fédérale pour se fournir d’équipement industriel, et particulièrement de tubes pour ses oléoducs et gazoducs que les usines soviétiques sont incapables de produire en quantité suffisante. Secundo, que l’U.R.S.S. ne se soucie pas de suppléer Bonn dans la fourniture à la D.D.R. des marchandises que Pankow achète à l’autre Allemagne. Cela ne préjuge évidemment pas de l’attitude future de l’Est à l’égard du statut de Berlin, mais montre que l’atout commercial dont dispose Adenauer est d’un poids suffisant pour obliger les communistes à ne pas brusquer les choses. Les besoins de l’autre côté du rideau de fer sont énormes et les moyens inadéquats, surtout depuis que l’U.R.S.S. charge ses satellites d’équiper les pays dont elle cherche à faire ou à maintenir la conquête politique. Cuba est la dernière en date de ces charges, et non la moindre, mais il y a aussi l’Inde, l’Indonésie, le Nord-Vietnam, l’Egypto-Syrie et d’autres de moindre poids. Pour faire face à ces engagements croissants, s’ajoutant aux exigences du plan septennal déjà trop ambitieux, l’U.R.S.S. a besoin de se procurer en Occident une part de son équipement, ce qui est incompatible avec une politique trop agressive.

 

L’Albanie dans le Conflit Idéologique

L’énigme des relations entre Pékin et Moscou est non seulement impénétrable, mais encore les faits qui s’y rapportent sont autant de défis à notre logique ; qu’on en juge.

On sait que l’Albanie, cet Etat minuscule au bord de l’Adriatique, dépendait totalement de l’U.R.S.S. qui y a installé une base navale puissante. Or, dans la controverse idéologique entre pays communistes, l’Albanie s’est rangée du côté de Pékin contre Moscou ; on apprend que les russes ont suspendu les fournitures de blé à l’Albanie, 90.000 quintaux et qu’ils retirent les techniciens qui procédaient à l’industrialisation du pays. Ceux-ci seront ou sont déjà remplacés par des Chinois, et les quintaux de blé seront fournis par la Chine, qui d’ailleurs ne les ayant pas, les achète à l’Occident. Les Russes eux-mêmes sont obligés de s’approvisionner en blé canadien.

Ces nouvelles assez surprenantes sont confirmées de bonne source ; ou bien l’U.R.S.S. installe les Chinois en Méditerranée à des fins que nous n’osons formuler, ou bien les Chinois ont assez d’autorité dans le camp dit socialiste, pour s’annexer l’Albanie aux dépens de l’U.R.S.S. Il se pourrait encore que Tirana étant dans les plus mauvais termes avec Belgrade, sa voisine, les Soviets chargent la Chine de faire pression sur Tito qu’ils préfèrent ne pas contrecarrer eux-mêmes. Toutes ces hypothèses sont plausibles.

 

La Russie et l’Extrême-Orient

Même embarras en Extrême-Orient. Dans l’affaire du Laos, ce sont les Russes qui agissent et Pékin se contente de donner de la voix. Les Soviets viennent d’accorder à Ho Chi Minh des sommes importantes, on parle de 150 millions de roubles, pour l’équipement du Vietnam du Nord. On sait depuis longtemps déjà que Hanoï, pour desserrer l’étreinte chinoise, s’est rangé du côté soviétique ; l’influence russe l’emporte aujourd’hui. Au Laos même, la situation paraît alarmante, mais ne l’est peut-être pas autant qu’il semble.

Russes et Américains jouent en sens opposé, mais nous ne serions pas surpris que de part et d’autre, on cherche à trouver un compromis, plus ou moins provisoire, qui aboutirait à neutraliser le pays – hypothèse que nous donnons sans garantie et qui est contredite par les nouvelles, – mais nous ne pensons pas que Moscou veuille pousser à fond l’épreuve de force.

 

Les Difficultés du Bloc de l’Est

Il faut le répéter, au risque de faire hausser les épaules de tous ceux que le mythe communiste a envoûtés, la situation de la Russie comme de la Chine, loin de s’améliorer s’est considérablement détériorée en 1960 de l’aveu même de leurs dirigeants.

Le fait le plus gros est contenu dans les déclarations chinoises au sujet de la récolte 1960. Elle n’a pas atteint le tiers des  prévisions à cause – on l’a dit déjà en 1959 – des calamités naturelles telles que l’on n’en avait pas vu paraît-il en Chine depuis un siècle. Typhons successifs, inondations ici, sécheresse là, semailles qu’on a dû refaire jusqu’à six fois. La Chine a toujours subi des calamités de ce genre, et les renseignements de la météorologie n’en ont pas signalé de plus importantes ces années-ci qu’auparavant. Mais Pékin ne peut avouer que l’établissement des communes rurales, a désorganisé le labeur paysan au point de le rendre inefficace. La terre chinoise, cultivée comme un jardin, ne se prêtant pas à une exploitation collective, le résultat est là : la famine. Les réfugiés de Hong-Kong et de Macao rapportent des récits atroces, et dans les villes la pénurie est telle que les Chinois qui ont des relations dans le monde extérieur supplient qu’on leur envoie des colis, quitte à payer de lourds droits de douane. A Pékin même, la ration alimentaire est encore plus faible qu’en 1959.

 

En U.R.S.S.

En Russie également, la récolte de 1960 a été catastrophique, le ministre de l’agriculture a été limogé : les terres vierges ravagées par les vents, comme nous l’avons vu, abandonnées en partie par les déportés qui les cultivaient, ont donné une récolte dérisoire. Tout y est à refaire et Krouchtchev s’y emploie, car cet échec d’une œuvre qu’il a faite sienne malgré les avis contraires, risque de mettre son propre pouvoir en péril. Si l’on fait le calcul d’après les chiffres soviétiques, le rendement en céréales ne serait, en Russie d’Europe, que de 9 quintaux à l’hectare en moyenne et de 4 à peine pour la Russie d’Asie, moins qu’en 1913. Que les intempéries y soient pour quelque chose on l’admet volontiers, mais elles ne suffisent pas à expliquer de tels résultats.

 

Le Niveau de Vie Comparé

Dans un ordre d’idées différent, nous signalons une statistique récente sur le niveau de vie comparé en France et en U.R.S.S. d’après Salzberg. On y relève les chiffres suivants : pour un ouvrier, salarié moyen, gagnant en Russie 700 roubles par mois, en France 40.000 à 45.000 frs, un kilo de viande de 2ème qualité, exige en U.R.S.S. 4h40 de travail en France 1h33, 1kg de café 13h25 contre 4h15, 1kilo de sucre 2h50 contre 25 minutes, un complet d’homme 440 h. contre 94h15, et ainsi de suite, encore ces statistiques irréfutables ne tiennent-elles pas compte de la qualité des produits, bien inférieure en U.R.S.S. Si nous donnons ces chiffres récents, c’est pour montrer que l’écart entre les niveaux de vie des pays de l’Est, et de l’Occident loin de se combler, s’élargit plutôt. Mai qui est d’assez bonne foi pour le reconnaître ?

 

La Raison et les Tendances

Précisément dans cet ordre d’idées, un récent travail allemand nous donne beaucoup à réfléchir. Kurt Seeberger traite de la « domination des demi-cultivés », traduction approximative de « Die Herrs schaft der Halbbildung ». Le monde, selon l’auteur, serait dominé depuis que l’instruction s’est répandue, surtout depuis 1914, par un type d’homme dont les pensées ne sont en réalité que des impulsions (tricbe) enveloppées de logique, qui veut avoir raison et imposer sa façon de voir sans pouvoir ni vouloir en expliquer les fondements qui entend avoir une idée sans reconnaître ce que sont les conditions et les obligations de la pensée. Cette description qui s’applique aussi bien aux hommes de l’Allemagne hitlérienne qu’aux groupes récemment instruits des pays ex-coloniaux, pose un problème assez effrayant : l’instruction que l’on s’efforce de répandre ne sert-elle pas surtout à donner aux instincts de ces hommes d’apparence de la raison et la puissance dialectique capable de les imposer aux masses ?

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1960-12-31 – Bilan 1960

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Le Courrier d’Aix – 1960-12-31 – La Vie Internationale.

 

Bilan 1960

 

L’année 1960 qui s’achève peut être appelée négative. Elle a apporté au Monde libre plus de déceptions que de satisfactions. La France, en particulier, en a supporté largement sa part, mais elle n’est pas la seule. Les Etats-Unis, la Belgique, l’Angleterre ont eu à affronter des difficultés majeures.

 

Les Épreuves de 1960

Les épreuves de 1960 s’appellent, pour la France l’Algérie d’abord, la Guinée et le Soudan passés à l’ennemi, le Maroc en voie de le faire ; pour la Belgique, le Congo est aujourd’hui la crise sociale qui en est la conséquence directe. Pour les Etats-Unis, Cuba, cet adversaire dangereux à leur porte, la crise de la balance des paiements et du Dollar, la récession économique dont la fin n’est pas en vue. Pour l’Angleterre, l’aggravation profonde du déficit de la balance des comptes, beaucoup plus inquiétant que celui des Etats-Unis, car il n’a pas pour contre-partie une richesse inépuisable et un potentiel illimité de production. Il y a aussi le sérieux problème de l’Afrique centrale et australe, d’où l’Angleterre tire une part importante de ses approvisionnements et de ses revenus et que ronge l’agitation noire. Seule l’Allemagne continue sur sa lancée de prospérité, mais il y a Berlin qui sera le problème majeur de 1961.

 

Les Contreparties

A première vue, le tableau est assez sombre. Il y a cependant en contre-partie, des tâches claires.

Chez nous, le développement industriel, la stabilité financière heureusement à l’abri des initiatives du pouvoir et une expansion raisonnable des ressources, ce qui rend plus supportable d’autres déboires. Car si une crise économique s’ajoutait au reste, le moral de la nation n’y résisterait.

Aux Etats-Unis, une confiance mieux assurée dans la paix, grâce au redressement de l’équilibre militaire. La paix maintenue par la puissance atomique des sous-marins et des fusées Polaris, l’égalité retrouvée dans la course à la conquête de l’espace et d’une façon générale un robuste optimisme qui n’a pas été entamé et qui se porte avec confiance vers la nouvelle administration Kennedy.

Enfin, et peut-être surtout, l’apparition au sein du Bloc communiste, de fissures évidentes qui ne peuvent que s’élargir, la domination de l’U.R.S.S. étant de plus en plus mal supportée par les nationalismes toujours vivants, encouragés par ses progrès dans le reste du monde, attisés avec quelque imprudence par les Soviets eux-mêmes. L’indépendance acquise à grande allure par un grand nombre de peuples, ne peut être sans répercussion sur ceux qui demeurent asservis à l’impérialisme russe et chinois.

 

Les Perspectives

Cette énumération faite, on voit combien un pronostic pour 1961 est difficile. Beaucoup de points faibles, sans doute, mais il en est de part et d’autre. Une année difficile certainement, mais rien qui justifie un pessimisme radical. La part de l’imprévisible apparaît plus large que d’ordinaire.

 

La Réunion des Ministres du Marché Commun

La réunion à Bruxelles des Ministres du Marché Commun était attendue avec intérêt et même quelque inquiétude. L’Institution pourrait-elle surmonter les divergences entre ses partenaires ? A vrai dire, les problèmes débattus n’ont trouvé aucune solution, mais l’échec a été adroitement masqué si bien qu’à lire les comptes rendus de la presse spécialisée, on se trouve en présence d’appréciations absolument contraires. On s’est mis d’accord pour ne pas ajourner l’accélération du Marché Commun, et pour les produits industriels, les droits de douane seront abaissés entre les membres de 10%, pour certains produits agricoles de 5%. Geste plus spectaculaire qu’effectif, nous l’avons chiffré dans un précédent article. En outre, les contingentements des produits industriels seront supprimés avant le 31 décembre 1961, ce qui est plus sérieux. A remarquer toutefois que les Etats se réservent le droit de recourir à des « mesures de sauvegarde », nouveau nom de baptême des contingentements, tout comme les droits de douane, se nomment aujourd’hui « prélèvements ». Enfin, une première étape est décidée vers l’établissement d’un tarif extérieur commun qui serait en fait la naissance d’un marché commun authentique. Mais le tarif extérieur, tel qu’il semble résulter des délibérations d’hier, ne constitue qu’un pas insignifiant en pratique. De tout ce complexe, il ne faut retenir que l’abolition des contingentements qui, s’il est effectif fin 1961, ouvrirait dans une mesure appréciable les frontières. Ce n’est pas encore certain. En vérité, le Marché Commun, comme toutes les institutions internationales, à commencer par la C.E.C.A. est une administration qui entretient beaucoup de monde et tourne à peu près à vide. Mais sous le couvert de l’institution, des intérêts privés beaucoup plus efficaces se concertent et se groupent, ce qui faisait écrire à un journaliste compétent : le Marché Commun n’est nullement comme ses promoteurs l’entendaient, un stimulant à la concurrence pour élever la production et la productivité et diminuer les prix, mais bien au contraire un corporatisme systématique et l’arrangement des affaires en famille. Ce qui n’est pas, à notre avis, péjoratif car l’initiative privée en travaillant à son avantage sert le bien commun mieux qu’une administration et même si la concurrence, au sens classique et meurtrier du terme ne joue pas, l’émulation entre producteurs suffira à offrir au consommateur plus de produits et surtout meilleurs et même un peu moins chers. Nous le verrons à l’usage dès 1961.

 

La Tournée du Patriarche Alexis

Un des aspects les plus caractéristiques de la politique du communisme russe et sans doute le plus odieux, est l’utilisation à ses fins de la religion orthodoxe. Nous avons dit ici l’inquiétude ressentie par Moscou à la suite du voyage du Dr Fischer primat de l’Église anglicane, à Jérusalem où il eut des contacts avec les dignitaires des Eglises catholiques et orthodoxes d’Orient, suivis de sa visite au Saint-Père à Rome.

Comme au temps des Tsars, protecteurs de l’Église orthodoxe, Moscou a envoyé en tournée le Patriarche Alexis. Celui-ci a rencontré au Caire le patriarche Christophoros de l’Église grecque orthodoxe et à Alexandrie le Patriarche Cyrille, de l’Église Copte, qui groupe en Egypte et en Ethiopie plus de huit millions de fidèles. Comme à Damas, à Beyrouth et à Jérusalem où il était allé précédemment, le Patriarche Alexis a tenté, sans grand succès semble-t-il, de détourner ces sectes d’un rapprochement avec Rome, et pour appuyer son influence a promis ou donné de fortes sommes fournies par l’U.R.S.S. elle-même. Mais le voyage ne s’est pas achevé là, Alexis est allé au cœur même de l’orthodoxie, voir le patriarche Athënagoras à Istanbul, chef suprême de l’Église et enfin à Athènes, auprès du patriarche des Hellènes. Partout, il a affirmé que l’Église russe était libre et a même proposé la réunion d’un Concile œcuménique orthodoxe à Moscou pour faire pièce au Concile œcuménique préparé par Rome. On voit par là quelle importance Moscou accorde au rapprochement des Églises Chrétiennes et les sacrifices qu’on y est prêt à faire pour empêcher la formation d’un Bloc chrétien anti-communiste.

 

La Persécution Religieuse en U.R.S.S.

Mais dans le même temps, la persécution religieuse en Russie et la propagande pour l’Athéisme redoublent. Parmi les faits récents, on cite : l’interdiction d’entrer au séminaire avant l’accomplissement du service militaire et le lavage de cerveau qui l’accompagne, la fermeture du séminaire de Kiev, de plusieurs églises et couvents d’Ukraine. Par ailleurs, les calomnies et les poursuites judiciaires continuent contre les évêques accusés de malversations, de trafics de devises, d’ivrognerie, de concussion, que sais-je encore et la diffamation publique des ministres du culte et de ceux qui pratiquent la religion sous leur guide. Tout cela, les patriarches des Églises d’Orient ne l’ignorent pas et le patriarche Alexis aura eu l’accueil réservé que mérite sa sinistre mission.

 

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