Criton – 1961-01-28 – Un Nouveau Terme

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-28 – La Vie Internationale.

 

Un Nouveau Terme

 

L’inauguration du nouveau Président des Etats-Unis et les adieux d’Eisenhower ont été l’occasion de discours sur l’avenir, et d’un bilan du récent passé.

 

La Richesse des Etats-Unis

Le Président sortant a bien défendu son œuvre et souligné particulièrement que le revenu moyen d’une famille américaine, y compris les noires, s’élève aujourd’hui à 5.260 dollars, soit 2.800.000 anciens francs, malgré le chômage, l’actuelle stagnation économique, les dépenses militaires qui atteindront 47 milliards, les dons à l’étranger 4 milliards. On doit reconnaître que la prospérité américaine peut faire rêver les autres peuples. Le revers de cette médaille est qu’un tel niveau de vie est un facteur d’isolement à la fois moral par l’envie qu’il suscite et matériel, parce qu’il rend difficile le maintien d’une libre concurrence avec les pays à niveau beaucoup plus bas. Tandis qu’Eisenhower s’est complu à défendre sa gestion, Kennedy n’a pas dissimulé la gravité des tâches qui l’attendent, et convié les Américains à tendre leurs énergies. On ne supporte pas le fardeau du monde en se contentant de jouir de ses propres biens, et des sacrifices sont inévitables.

 

Le Problème du Dollar

Ni l’un ni l’autre Président n’ont abordé le problème du Dollar, conséquence du haut niveau de vie des travailleurs et partant, du prix de revient élevé des produits américains. Personne n’a dit, pas plus ici qu’aux Etats-Unis, que les comptes que présentent les statistiques officielles sont trompeurs. Le déficit est beaucoup plus élevé qu’il ne paraît. En effet, si la balance commerciale des Etats-Unis est excédentaire, ce n’est que par artifice. Une large part des exportations n’est en effet qu’une subvention déguisée aux producteurs américains. D’abord les 4 milliards de dollars de dons, les dépenses des troupes américaines à l’étranger, et encore tous les crédits alloués par les organismes internationaux et les banques qui se traduisent en grande partie par des exportations de marchandises américaines qui ne sont pas payées par ceux qui les reçoivent et ne le seront sans doute jamais, en dollars du moins. Rien que pour la banque « Export-Import » cela fit en 1960, 890 millions de dollars. Ajoutons les exportations de capitaux des sociétés privées qui pour produire à meilleur compte, s’installent à l’étranger ou s’associent à des entreprises européennes. Il est difficile de faire une addition même approximative, mais à notre avis, le trou ne serait pas loin de 10 milliards de dollars sur lesquels 3 ou 4 à peine feraient retour avec un retard plus ou moins long. Cela est sérieux.

 

La Question du Prix de l’Or

Autre problème soigneusement tu, celui de l’or. Il est bon d’y revenir. Les Etats-Unis font une question de prestige, d’ailleurs absurde, du maintien du prix de l’or au taux fixé en 1933 alors que le dollar s’est dévalué entre temps de deux fois et demi en pouvoir d’achat, autrement dit qu’un dollar 1960 ne vaut que 40 cents de 1933. Ce décalage a eu pour effet de paralyser la production du métal et sauf quelques mines exceptionnellement riches d’Afrique du Sud, les autres ont fermé ou ne se maintiennent qu’à coup de subventions. La conséquence, c’est que le métal est devenu rare, à l’encontre de toutes les autres matières premières ; que l’extraction du Monde libre n’atteint annuellement qu’un milliard et deux ou trois cents millions de dollars dont un tiers va aux usages industriels.

Ce montant est devenu dérisoire en face de l’expansion du crédit et des besoins du commerce international. Qu’on le veuille ou non, il faudra choisir : ou bien retirer à l’or toute fonction monétaire dans le règlement des balances internationales, ou ajuster le prix du métal au niveau général des prix. L’une comme l’autre solution sont extrêmement difficiles à mettre en œuvre. D’un côté, comment, sans le recours à une valeur stable et indépendante des diverses monnaies, équilibrer les comptes des nations ? De l’autre, comment sans secousse psychologique aux conséquences imprévisibles, multiplier par 2 et ½  le prix actuel ?  Divers mécanismes très ingénieux ont été proposés par les économistes sans rencontrer grand succès. Il est probable que le problème sera esquivé, comme il l’est déjà et qu’on laissera aller les choses sans opter pour une solution. Cependant, les autorités financières s’en préoccupent et se réunissent sans qu’on sache ce qu’elles préconisent.

Cette histoire ressemble un peu à celle des loyers en France que l’on a laissés s’avilir par démagogie et qui ont ruiné le patrimoine immobilier obligeant l’Etat à se substituer aux particuliers pour construire au prix d’une inflation dont la monnaie a fait les frais.

 

Le Problème Algérien

L’évolution du problème algérien est suivie avec beaucoup d’attention à l’extérieur. Les bruits les plus divers s’entrecroisent. Peut-on faire le point ?

Depuis le voyage du Général de gaulle et les émeutes de Décembre, la situation a évolué de deux façons : d’une part une crise économique en Algérie du fait de l’arrêt des transactions, de  la fuite des capitaux et aussi des personnes, de la suspension des investissements privés de la Métropole malgré les avantages et garanties offertes par l’Etat ; le marasme a brusquement succédé à l’activité antérieure. D’autre part, sur le plan moral, la masse musulmane des grandes villes et maintenant des petites s’est mise en mouvement contre les Européens, enfin le terrorisme F.L.N. pour aviver les haines raciales s’amplifie. Une négociation est-elle possible dans ces conditions ? Nous ne pouvons que répéter ce que nous disions l’an passé, la négociation aura lieu sans doute, mais à la russe, c’est-à-dire en se prolongeant sans résultat, l’échec étant rejeté sur la France après de vaines rencontres. A moins de pressions extérieures assez fortes qui ne peuvent venir que de Tunis, on ne voit pas quel intérêt aurait le F.L.N. à chercher un accord. Le temps, comme on l’a vu, n’a cessé depuis deux ans de travailler en sa faveur. On l’y a beaucoup aidé, il faut bien le dire. Il ne peut que continuer de le faire. Au surplus, les progrès sociaux mis en œuvre par la France, les dépenses massives pour équiper l’Algérie et développer son industrie et son agriculture, sont à la longue un avantage énorme pour le F.L.N. qui, lorsqu’il prendra le pouvoir, trouvera des conditions beaucoup plus faciles qu’aujourd’hui, pour faire vivre le pays. Remarquons qu’aucun attentat n’a été commis dans les établissements industriels ni sur les installations pétrolières du Sahara. Nous espérons nous tromper. Il y a peut-être des facteurs qui dans cette affaire complexe où le monde entier, l’Est comme l’Ouest, est plus ou moins impliqué, nous échappent. Le raisonnement ne se fonde que sur des données incomplètes. Il est cependant difficile d’y contredire surtout si l’on tient compte de l’intérêt que la Russie et la Chine manifestent, sans s’en cacher, à maintenir cette plaie ouverte à notre flanc.

 

La Famine en Chine

Décidément à l’Est il y a du nouveau ou plutôt de l’ancien qui vient enfin au jour. Après les débats soviétiques sur la faillite de l’agriculture collectiviste, voici que les Chinois passent, à leur tour, aux aveux. Cela semble beaucoup plus grave pour Pékin que pour Moscou. D’abord parce que les Russes, comme nous l’a dit Krouchtchev, se débrouillent fort bien pour manger à leur faim. Ils volent l’Etat comme jadis leurs propriétaires. Il n’y a pas grand-chose de nouveau dans la condition du paysan russe. Il n’a fait que changer de maître et sert aussi mal l’un que l’autre.

En Chine, c’est la famine. Nous avons fait état ici des récits affreux des paysans échappés des Communes du peuple. Pékin est obligé de le reconnaître et va sévir. Le paysan chinois, lui, a vu sa condition radicalement changée. Elle était plus ou moins mauvaise sous l’Empire Céleste, mais très inégalement selon les régions, les vicissitudes du temps et le degré de rapacité des usuriers. Aujourd’hui, les campagnes comme les villes souffrent et la révolte peut éclater. Pékin admet que 10% de la population est hostile au régime, dont beaucoup de dirigeants à l’échelle locale et peut-être au sommet. La répression réussira-t-elle où la propagande a échoué ?

 

Les Réformes de l’Agriculture en U.R.S.S.

A noter que, contrairement à ce que nous pensions l’autre semaine, Krouchtchev n’a annoncé aucune des mesures brutales prévues. Il est probable que ses collaborateurs l’en ont dissuadé. Il était question d’enlever aux paysans le lopin de terre qu’ils cultivent en propre et de reprendre l’installation des agrovilles, c’est-à-dire de rassembler les paysans dans des cités où ils deviendraient ouvriers agricoles, bref de pousser la collectivisation à son terme. Il n’en est rien. On se contentera de réorganisations administratives, d’augmenter les crédits d’équipement à l’agriculture et de limoger quelques responsables. Toutes mesures qui ont pour objet, non d’irriter la paysannerie, mais de l’apaiser et de la rassurer. Le temps de Staline est révolu, ce qui est très significatif. Krouchtchev n’ose pas risquer l’impopularité. Une opinion, si vague qu’elle soit, est en mesure de se faire respecter du pouvoir. Ce n’est pas le cas en Chine, jusqu’ici du moins. Si les dirigeants échouent, ils peuvent perdre pied et ce grand corps retourner à l’anarchie, comme son histoire en offre maints exemples. La faim est mauvaise conseillère et ce ne sont pas les Russes qui ont du grain à offrir à leurs confrères de  l’Est.

 

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