Criton – 1961-02-04 – Préludes

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Le Courrier d’Aix – 1961-02-04 – La Vie Internationale.

 

Préludes

 

Des dialogues commencent, d’autres se préparent pour dégeler les questions difficiles. Les précédents ont donné si peu de résultats que la prudence demeure.

 

La Confrontation des deux K.

L’opinion attend avec curiosité l’inévitable confrontation des deux « K », comme on les appelle. De part et d’autre, on fait étalage de bonnes intentions. Du côté soviétique en don d’avènement, Krouchtchev a libéré les deux officiers du RB 47 abattus l’an dernier. Stevenson, nouveau représentant des Etats-Unis à l’O.N.U., a souhaité une rencontre à la prochaine session de l’Assemblée internationale, des deux antagonistes. Là-dessus, les commentaires sont divisés. Pour les uns, l’U.R.S.S. serait susceptible de modifier sa politique. Elle a, là-dessus, de fortes raisons.

Les difficultés intérieures s’accumulent. La récolte a été, comme on sait, désastreuse, et Krouchtchev a entrepris une tournée agricole qui doit durer deux mois et a commencé par l’Ukraine, où le déficit a été particulièrement lourd. Côté industriel, les choses vont moins bien que les statistiques et les rapports ne l’indiquent ; les matières premières manquent, les Soviets achètent du cuivre au Chili et s’efforcent d’accélérer les livraisons d’usines commandées en Occident ; le programme de lancement d’engins spatiaux a été ralenti à la suite des échecs et des catastrophes que l’on sait. De gros engagements doivent être remplis tant à l’égard des satellites en difficulté que de Cuba et de l’Egypte. Tout cela commanderait aux Russes de poursuivre la détente et de renoncer à provoquer des crises à Berlin ou ailleurs pour obtenir de l’Occident de l’équipement et peut-être des crédits. Il y a à cela, des indices : l’accord commercial signé avec Bonn au prix de concessions verbales sur Berlin précisément, l’autre accord entre les deux Allemagnes de même nature, et ces jours-ci le langage plus modéré d’Ulbricht, qui reparle de confédérer les deux Allemagnes. Une autre école plus sceptique croit à une manœuvre tactique : les amabilités à l’adresse de Kennedy auraient pour objet d’endormir l’opinion, de ranimer des espérances pour discréditer ensuite le nouveau Président et surtout de prévenir un durcissement de la nouvelle équipe américaine obligée, pour se distinguer de l’administration Eisenhower, de pratiquer une politique plus dynamique.

Il est difficile de se prononcer : le seul fait c’est que de part et d’autre, on évite les expressions violentes qui ont marqué les précédents dialogues. Kennedy en particulier, veut s’abstenir de polémiques à l’égard du communisme et traiter les problèmes mondiaux de façon réaliste en enlevant à d’éventuelles initiatives tout caractère d’hostilité ; jouer une partie serrée sans faiblesse et aussi sans provoquer les passions. Ce qu’il faut éviter, ce sont les grands mots qui cachent l’impuissance ou la faiblesse. Ce n’est pas nous français qui l’en blâmeront, au contraire.

 

L’Aventure du Santa-Maria

Il faut bien parler de ce rocambolesque fait divers qu’est l’expédition du navire portugais, le « Santa-Maria ». Les implications politiques sont plus sérieuses que l’aventure elle-même, car elle s’insère dans un plan plus vaste qui a pour objectif l’élimination totale des empires coloniaux. La débâcle africaine préparée par les Anglais, précipitée par la France et qui a fait éclater la crise du Congo Belge, n’a laissé encore intact que l’empire portugais. Il suffit de regarder la carte pour comprendre que la chute de l’Angola à l’Ouest et du Mozambique à l’Est achèverait d’ébranler les dernières positions de l’Occident en Afrique. Les Rhodésies et l’Afrique du Sud pourraient difficilement résister à la décomposition progressive. Ce qui est grave, ce n’est pas l’équipée de Galvão devenu l’ennemi du président Salazar qu’il avait servi, ni la vindicte du général Delgado, candidat malchanceux aux élections portugaises. Le régime Salazar est solide : homme intègre et bienveillant, sa dictature ne répond nullement au portrait virulent de la propagande communiste. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de manquer de dynamisme et de n’avoir pas stimulé le pays pour l’adapter au rythme accéléré d’expansion des autres pays européens. Le peuple portugais ne lui est nullement hostile en son ensemble ; par contre, aussi bien les instigateurs révolutionnaires de l’Est que les victimes à l’Ouest de l’anticolonialisme s’irritent de voir demeurer dans son intégrité le dernier des empires d’Occident.

C’est là, en effet, un cas étrange : Lisbonne n’a rien perdu, rien abandonné, ni des possessions en Inde, Gao, ni en Chine, Macao ; ni en Indonésie, Timor ; ni en Afrique où elles s’étendent sur un cinquième du Continent noir. Tout est demeuré sans révolte ni même agitation sérieuse. On ne le lui pardonne pas et il était fatal, comme nous l’avons vu, que les autres places tombées, on s’acharne sur l’empire portugais. Ce qui complique la situation, c’est l’attitude d’un personnage encore énigmatique et avec qui l’on devra compter, le nouveau Président du Brésil, Janos Quadros. Il s’est ouvertement prononcé pour ses « amis » Galvão et Delgado, et lors de son voyage en Europe, a évité le Portugal.

La sauvegarde de l’empire portugais repose pour une large part sur une certaine solidarité morale entre le Portugal et son ancienne colonie, le Brésil, dont la langue est commune. Si le Brésil, comme il paraît, soutient les révoltés, la résistance sera difficile, d’autant que Salazar ne trouvera en dehors de l’Espagne aucun appui ni matériel, ni moral. La débâcle africaine sera menée à son terme au seul profit des totalitaires de l’Est.

 

Au Congo Belge

Au Congo, rien de décisif. On ne peut encore prédire qui rira le dernier. L’O.N.U. a étalé son impuissance. L’occupation des lumumbistes dans les provinces de Stanleyville et du Kivu n’est pas encore bien assurée et le gouvernement Tshombe au Katanga, cherche à se défendre en enrôlant une légion étrangère. En accord avec les Belges, il cherche à conserver les richesses communes. L’attitude des puissances : Etats-Unis, U.R.S.S. est encore flottante. Nasser qui s’était engagé pour Lumumba paraît hésiter à faire le jeu des Soviets. Les troupes du Ghana au service de l’O.N.U. se sont mutinées. Le chaos s’étend.

Les événements ne paraissent pas devoir évoluer rapidement. Dans cet immense pays agité de rivalités tribales, les jeux sont difficiles. Les étrangers ne sont jamais assurés de jouer la bonne carte. Personne ne semble pressé de rétablir l’ordre, ni les Soviets à qui l’anarchie profite, ni les Occidentaux qui redoutent un partage qui ferait des provinces lumumbistes un bastion du communisme au cœur de l’Afrique.

 

Laos et Chine

Il en est de même au Laos, où les Russes s’opposent discrètement aux Chinois qui ont trop affaire chez eux pour s’imposer.

En effet, le grand bond en avant de la Chine rouge marque le pas ; mieux, les dirigeants de Pékin font machine arrière, comme les Russes d’ailleurs, devant l’hostilité des masses rurales. Pour prévenir des révoltes plus étendues, ils vont restituer aux paysans leur lopin de terre et transformer les communes du peuple en coopératives du type kolkhozien. C’est du moins ce qui se dit. Mais la méfiance et les souffrances endurées rendent la conversion difficile. Après l’expérience des « cent fleurs », on ne croit plus aux libéralisations du régime. Il semble aussi qu’au sein même du Parti, les divergences s’accusent. La médecine a été trop forte pour le patient. Les Russes ne paraissent pas s’affliger des embarras de leurs rivaux. Ils s’opposeront à ce qu’ils s’effondrent, mais ne feront rien pour les tirer d’affaire.

 

                                                                                  CRITON