Criton – 1961-02-11 – Quelle Énigme

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Le Courrier d’Aix – 1961-02-11 – La Vie Internationale.

 

Quelle Énigme

 

Le président Kennedy est parti en trombe selon son caractère, ce que le peuple américain attendait de lui. Les messages au Congrès, les conférences de presse se succèdent. Après avoir tracé un sombre dessin du présent, il s’engage comme il dit vers une « nouvelle frontière ».

 

Les Plans de Redressement Économique aux U.S.A.

En y regardant de près, les moyens qu’il présente pour ranimer l’économie n’ont rien d’inattendu, ni même d’original. De grands travaux publics, une large extension des secours de chômage, des rentes pour les vieillards, des distributions de vivres aux moins fortunés, des crédits à intérêt réduit pour les investissements à long terme, des stimulants et des garanties aux exportations et une hausse du salaire minimum, rien là d’inédit. L’inévitable contre-partie, c’est l’accroissement des dépenses publiques, le déficit budgétaire et au moins au début une certains inflation. L’effet de cette politique sur l’ensemble de l’économie sera favorable dans la mesure où elle provoque un choc psychologique. Les Américains par leur optimisme naturel sont sensibles aux stimulants ; nul ne doute que le programme Kennedy ne réveille l’esprit d’entreprise. Reste à savoir si les conditions présentes de l’économie mondiale récompenseront les efforts pour une production accrue.

 

L’Essoufflement de l’Économie Européenne

En fait, elle donne plutôt des signes d’essoufflement. On considère généralement la cadence de l’industrie automobile comme la cire de l’activité générale. Or la sortie de véhicules neufs en janvier dernier a diminué par rapport à l’an passé aux Etats-Unis de 16 à 60% selon les fabricants. En Europe, il en est de même. Les firmes britanniques travaillent au ralenti et licencient du personnel. En Allemagne, l’entreprise Borgward est en faillite et doit être renflouée par la ville de Brême. En France, les signes de fléchissement ne manquent pas. Par ailleurs, l’autre vieux critère, le bâtiment, plafonne. En Allemagne, la reconstruction est terminée et les besoins sont près d’être satisfaits ; de même aux Etats-Unis. Ailleurs, les crédits et la main-d’œuvre disponible limitent les possibilités d’ouvrir de nouveaux chantiers. Il est hors de doute que la progression trop rapide, la surchauffe de ces deux dernières années exige un palier. La concurrence internationale va, de ce fait, devenir très âpre dans bien des secteurs, ce qui n’est pas pour favoriser les exportations américaines. Nous avons souvenir d’avoir entendu en France l’ « hymne à la production » qui s’est traduit par la crise de 1929-1933. Il ne faut pas trop présumer de l’efficacité des stimulants artificiels.

 

Un Problème Difficile

Nous sommes depuis quelques temps déjà aux prises avec une question fort importante qui nous met dans un grand embarras. Mais nous nous devons de soumettre les faits à la sagacité de nos lecteurs.

 

L’Albanie et les Soviets

Il s’agit de l’Albanie : ce petit pays au bord de l’Adriatique est, comme on sait, un adepte à 100% du communisme. Mieux, il est tenu à l’écart du groupe européen des satellites de Moscou par son dogmatisme intransigeant et a suivi la ligne de Pékin au Congrès d’octobre. Récemment, le vice-président du Conseil Koleka est allé à Pékin et a signé avec Chou en Laï une série d’accords. Nous avons signalé précédemment que ce n’est plus l’U.R.S.S. mais la Chine qui ravitaille l’Albanie, et les techniciens russes ont été remplacés par des Chinois. Cette situation est d’autant plus étrange que les Soviets ont installé depuis longtemps dans l’île de Sassano une base navale considérable et des nids de sous-marins qui surveillent la Méditerranée. On s’explique mal que les Soviets laissent là des dirigeants qui ne leur sont pas entièrement dévoués. Cela n’aurait qu’un intérêt limité si en même temps nous n’apprenions que des instructeurs chinois entraînent en Albanie un nombre important d’Algériens du F.L.N. On parle de plusieurs milliers. On peut se demander si ce n’est pas pour cela que Moscou, voulant éviter de se compromettre, laisse aux Chinois et aux Albanais le soin d’une besogne qui gênerait la politique de détente pratiquée jusqu’ici à l’égard du gouvernement de Washington. Simple hypothèse.

 

Bourguiba et l’Affaire Algérienne

Mais nous voyons par ailleurs se préciser l’action de Bourguiba qui, comme nous l’avions toujours dit, tient ou du moins, croit tenir la solution éventuelle du problème algérien. Il y a longtemps que Bourguiba voudrait se débarrasser de la lourde hypothèque du R.P.R.A. Il ne verrait pas sans inquiétude arriver en Tunisie les bandes entraînées et armées à Tirana. Les durs du F.L.N. en accord avec le Caire, pourraient grâce à leur force militaire l’évincer au profit de Salah ben Youssef son rival, actuellement auprès de Nasser. C’est aussi pourquoi Bourguiba vient de faire sa rentrée dans le Conseil de la Ligue Arabe et cherche à se réconcilier avec Nasser. C’est aussi la raison qui le pousse à venir à Paris pour essayer d’amorcer une négociation entre la France et le F.L.N. Il compte au surplus, en cas de succès, se faire payer ses bons offices par la remise de Bizerte et quelques autres avantages.

Réussira-t-il ? L’homme est astucieux et populaire dans son pays. Il a au sein du G.P.R.A. des alliés, mais aussi des ennemis. On voit par là le fil qui relie l’Albanie au problème algérien. Il y a plus. La solution que Bourguiba espère tenir en mains est maintenant suspendue à l’attitude de Nasser. A certains indices, dont cette sorte de réconciliation égypto-tunisienne n’est pas le moindre, on croit comprendre que les relations de Nasser et des Soviets ne sont pas aussi cordiales qu’auparavant, les Russes se font tirer l’oreille pour la construction du barrage d’Assouan dont ils se sont chargés. Nasser a répliqué en prenant, comme nous l’avons vu, ses distances dans l’affaire congolaise. Washington vient, en outre, de lui prêter 70 millions de dollars.

En fait de marchandage et de double jeu, les Russes ont là un adversaire à leur taille. Si nos vues sont justes – ce qui n’est pas garanti – le problème algérien serait un des pions de la lutte d’influence entre le communisme et l’arabisme. Pour tirer les marrons du feu dans une telle partie entre Orientaux, il faut avoir beaucoup d’adresse et surtout beaucoup de chance. Un pronostic serait en l’occurrence bien hasardeux.

 

Les Achats de Céréales de l’U.R.S.S. et de la Chine

La crise agricole en Russie et en Chine n’est pas un malheur pour tout le monde : le Canada vient de vendre à l’U.R.S.S. deux millions de quintaux de blé et autant à la Chine qui, par ailleurs, en achètera quelques 3 millions de quintaux de céréales diverses à l’Australie. On juge par là de l’ampleur du déficit chinois et de l’inquiétude des dirigeants qui devront verser plus de cent millions de dollars aux fournisseurs, en espèces et comptant, alors qu’ils manquent de devises pour leurs besoins d’équipement industriel. Pour l’Australie et le Canada, cette transaction inespérée va soulager leurs stocks dans une proportion considérable, mais pour les 700 millions de Chinois, cela ne fera pas une bien grosse ration.

 

Le Lancement du « Minute Man »

Deux autres points d’actualité méritent l’attention. On n’a pas assez remarqué le succès que les Américains ont remporté en lançant pour la première fois, dans des conditions satisfaisantes, la fusée « minute-man » qui, avec les « Polaris » éjectées par les sous-marins atomiques, vient compléter l’arsenal de l’éventuelle guerre presse-bouton. En effet, le « minute man » que l’on n’attendait pas avant un an, est une fusée à carburant solide d’une portée égale à celle de l’ « Atlas », de l’ordre de huit mille kilomètres, qui à la différence de cette dernière, peut être tirée à partir de rampes mobiles faciles à déplacer ou à dissimuler sous terre. Avec ces deux armes indétectables et à peu près invulnérables dans l’état actuel de la technique, les Américains sont assurés contre les effets d’une attaque surprise ; leur capacité de riposte immédiate demeurerait intacte. L’administration Eisenhower si critiquée pour ses faiblesses n’a pas mal travaillé dans ce domaine.

 

Kennedy et l’Europe

Un autre aspect de la politique américaine c’est, comme on s’y attendait, l’importance plutôt réduite que tient l’Europe dans ses plans. Kennedy a eu dans son message au Congrès et dans la conférence de presse, des mots assez secs sur l’Alliance européenne et n’a manifestement aucun empressement à recevoir les Chefs d’Etat européens : « L’unité de l’O.T.A.N., a-t-il dit, a été affaiblie par les rivalités économiques et partiellement érodée par les intérêts nationaux ». Il a parlé en outre de ces poussées de nationalisme en Europe qui sont hors de saison et rendent difficiles la coopération indispensable des nations du Monde libre. On devine sans peine qui est visé par ces propos.

 

                                                                                  CRITON