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Le Courrier d’Aix – 1961-02-18 – La Vie Internationale.
De l’Espace à la Terre
Les intéressants événements de la semaine ont été dépassés par le lancement de la fusée russe sur Vénus. Au moment où l’on pensait que les Soviets avaient, dans ce domaine, rencontré de lourds obstacles, où, de leur côté, les Américains avaient marqué des points importants, l’avance prise par les savants de Moscou dans la propulsion d’engins lourds, reparaît. Cela représente d’énormes efforts, des sacrifices financiers considérables, au détriment d’autres secteurs, mais l’effet psychologique prime tout. On ne peut nier qu’il ait été pleinement atteint.
Pour ce qui est de l’équilibre militaire entre les deux Puissances, il ne semble pas que le nouveau projectile y modifie quelque chose, mais cela accentue encore la supériorité de l’une et l’autre sur les tiers, et ridiculise toutes les forces de frappe conçues ailleurs. C’est bien sur cet aspect que la politique de Kennedy se concentre. Il a réuni ses « kremlinologues » pour décider de la tactique à suivre dans ce duel géant. Le reste n’est qu’épisodes.
Le Voyage de Brejnev
Pour l’heure, c’est en Afrique qu’il se joue. Le président Brejnev est allé à Rabat puis à Conakry ; cette visite d’un personnage plus honorifique qu’influent, n’aurait eu que l’importance d’un lever de rideau si l’incident aérien qui a mis aux prises l’Iliouchine qui le portait et la chasse française, n’avait fourni un magnifique thème de propagande à servir aux dirigeants africains. Le besoin ne s’en faisait guère sentir. S’il s’est agi de notre côté d’un mouvement d’humeur il a été particulièrement maladroit.
Les Conférences de Paris
Par ailleurs, cette semaine a marqué la reprise des colloques et des visites : Adenauer à Paris et la Conférence des Ministres des six pays du Marché Commun. Nous ne commentons guère ce genre de conciliabules qui font partie des usages mais ne mènent à rien. Depuis la guerre, on compterait sur les doigts les entrevues d’hommes d’Etat qui ont abouti à des décisions appréciables. S’il n’y avait que ces tête-à-tête pour faire avancer le cours de l’histoire, on resterait au statu quo. Tout ce qui vient de l’initiative des gouvernements dans l’ordre international est marqué de stérilité. Chacun plaide son dossier, guetté par son opinion publique et comme il n’y a pas de juge pour décider, on se sépare sur des politesses.
Ce fut, à peine, le cas à la dernière assemblée à Paris. Il s’agissait de s’entendre simplement sur le principe d’une confédération européenne sur le plan politique : objectif bien modeste, on en conviendra, puisqu’on devait décider de créer des commissions permanentes et de tenir des consultations régulières entre Chefs de gouvernement pour coordonner, si possible, les objectifs politiques. Ce sont les Hollandais qui ont fait échouer ce modeste accord. Les Hollandais sont plus que les autres liés à l’Angleterre, et c’est sans doute sous l’influence de celle-ci que le projet de Confédération de la petite Europe a culbuté. On en reparlera, mais pour tous ceux, dont nous ne sommes pas, qui ont pu croire que l’Europe des Six deviendrait quelque chose de concret, la déception est certainement pénible.
Pour tirer les hommes d’Etat de leur ornière, il faudrait ou un puissant mouvement d’opinion ou une forte coalition d’intérêts. Or l’opinion est là-dessus peu sensible, et les grands et surtout les petits intérêts, hostiles dans l’ensemble. Ce n’est même pas l’Europe des patries, mais l’Europe de toujours avec ses rivalités et ses nationalismes anachroniques. La politique française y est pour beaucoup, mais celle des autres n’y est pas étrangère. Au demeurant, disons aux Européens convaincus que si regrettable que ce soit, l’affaire elle n’a qu’une importance limitée. Sur le plan politique s’entend, ce qui reste d’Europe ne pèse pas lourd, unie ou non.
La Suisse et le Marché Commun
Ce qui nous donne l’occasion de revenir sur le mythe du Marché Commun à propos d’un article d’un spécialiste suisse Charles Iffland. On sait que la Suisse adversaire le plus acharné du Marché Commun a adhéré à l’association rivale des Sept, montée par l’Angleterre. La Suisse se voyait lésée dans ses échanges par les tarifs discriminatoires que s’accordaient les Six. Or en 1960, les exportations suisses vers la zone de libre-échange, la sienne, ont baissé de 15,6 à 14.9%. Au contraire, celle vers le Marché Commun sont passées de 38,2% à 41,7%. Or ce sont les exportations qui, en théorie, auraient dû souffrir. Quant aux importations, Iffland calcule que si la Suisse adhérait au Marché Commun, dont elle reçoit déjà 61% de ses matières premières, le coût du reste serait de 46 millions de francs suisses au lieu de 45 actuellement et l’auteur de recommander que la Suisse change de camp, la perte insignifiante ci-dessus devant être plus que compensée par les avantages qu’elle y trouverait.
Le Marché Commun et les Tiers
Ce qui est vrai de la Suisse, l’est également de l’Angleterre, qui a vu ses échanges augmenter avec les Six, malgré la proclamation du Marché Commun. En fait, comme nous l’avons montré, les discriminations que se sont accordées les Six sont tellement légères qu’elles n’ont pratiquement aucune influence. C’est une tempête dans un verre d’eau diplomatique, que cette querelle des deux Europes économiques. Les ententes que l’éventualité d’un véritable Marché Commun ont suscité entre industriels, font une réalité de ce qui du côté international n’est qu’un pur protocole, et cela se traduit par une extension des échanges dans les six pays, autant à leur bénéfice qu’à celui des autres. Une fois de plus les gouvernements n’ont fait que sonner la cloche. Les particuliers ont pris leur profit.
La Rivalité Russo-Chinoise
Un document fort important est parvenu aux services de renseignements britanniques sur les vicissitudes de la querelle, dite idéologique, qui se poursuit depuis un an entre l’U.R.S.S. et la Chine de Pékin. Nous ne pouvons en donner ici l’analyse. Il confirme en tous points ce que nous avons décrit de l’affaire, si longtemps contestée par certains spécialistes. On se demande même si le document n’a pas été une fuite organisée par l’U.R.S.S. elle-même. Derrière la façade si fréquemment recrépie de l’unité du Bloc communiste transparaît la rivalité farouche de deux puissances dont l’une, l’U.R.S.S., organise méthodiquement sa domination sur le monde par étapes, sans s’embarrasser des considérations doctrinales, flattant les monarchies comme les dictatures, que ce soit Nasser, Mohammed V, Sékou Touré, ou Fidel Castro ; ou même les démocraties, si elles sont maniables comme celles de l’Inde ou du Brésil aujourd’hui, et l’autre, la Chine, qui espère grâce à un conflit nucléaire s’imposer sur les ruines de la race blanche.
Les Russes sont les plus forts et entendent le faire sentir. Ils ont retiré leurs techniciens de Chine, refusé à Chou en Laï la bombe atomique, décliné la demande d’un commandement naval unique dans le Pacifique qui les auraient exposés à un conflit avec les U.S.A. sur Formose, enfin contrecarré les Chinois en Inde, en Indonésie et encore actuellement au Laos. Quant à une aide pour tirer les Chinois de la famine, pas question. Les Soviets ont pourtant assez d’or pour acheter tous les surplus alimentaires disponibles dans le monde. La tournée de Brejnev, et bientôt celle de Krouchtchev en Afrique du Nord et en Afrique noire, a parmi ses objectifs de montrer que c’est l’U.R.S.S. qui commande, et non Pékin. Ce qui n’empêchera pas les uns et les autres de se jurer fraternité.
La Fin de Lumumba
La mort de Lumumba a donné le signal d’une manifestation à grand spectacle organisée tant par les communistes que par les neutralistes. Moscou, bien entendu, s’est particulièrement distingué. On a vu descendre dans la rue les habituels manifestants de service, jeter des projectiles sur l’ambassade belge et accessoirement la française pour faire d’une pierre deux coups. On se devrait, si l’Occident en avait le courage, rappeler au sieur Krouchtchev qu’il a fait assassiner Imre Nagy, et, ce qui est pire, après lui avoir délivré un sauf-conduit pour le faire sortir de l’ambassade yougoslave où il était réfugié, le fit mener quelque part en Roumanie, où après les sévices habituels, on finit par l’exécuter ainsi que le général Malleterre, héros authentique celui-là, de la Révolution hongroise de 1956, et d’autres.
Lumumba n’était nullement de la même trempe. Employé des postes indélicat, condamné pour vol, agitateur, ou plutôt excitateur, il grisait les foules noires et les portait à tous les excès. Malade mental, plutôt que figure politique, il avait surtout apparence de sorcier et c’est à ce titre qu’il s’était rendu redoutable aux tribus rivales de la sienne. Ce sont ceux-là qui l’ont supprimé.
Une remarque à cet égard : le meurtre rituel et toutes les formes d’exécution ou de mutilation, en relation avec des croyances, n’ont rien de commun pour les primitifs avec ce qui est pour nous un crime. Qu’il ne coïncide plus avec notre idéologie de la personne humaine, sans doute, mais il ne faudrait pas juger les actes d’autres races avec les critères de notre philosophie morale. Lumumba mort sera pour la propagande communiste et panafricaine un symbole d’une grande utilité, mais pour les noirs eux-mêmes, sa fin consacre, au contraire sa déconsidération. Son caractère de sorcier aurait dû le préserver de ses ennemis. Tout cela est évidemment difficile à comprendre, l’homme n’est pas partout le même. On l’oublie de plus en plus.
CRITON