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Le Courrier d’Aix – 1961-02-25 – La Vie Internationale.
Printemps Précoce
Printemps précoce aussi en politique. Une intense fermentation soulève les grands débats. Tout n’aboutira pas à du nouveau, mais beaucoup de problèmes ne demeureront pas en l’état.
La Situation au Congo
Le Congo d’abord. L’hystérie collective surexcitée par la conjonction du communisme et du panafricanisme a passé la mesure. Les Congolais, comme on pouvait s’y attendre ne suivent pas, même les héritiers présomptifs du leader défunt s’inquiètent de l’anarchie dont ils sont l’un après l’autre victimes ; deux d’entre eux débordés par leurs troupes respectives – car ils s’étaient inopinément trouvés adversaires – ont demandé protection à l’O.N.U., Gizenka lui-même, que les extrémistes afro-asiatiques, Moscou et Pékin, s’étaient hâtés de reconnaître comme le maître légitime du Congo, n’est pas assuré du pouvoir. Il a lui aussi son général, Lundula, qui fut le supérieur de l’autre, Mobutu, et l’on parle d’une entente entre les deux militaires noirs pour rétablir l’ordre.
Nasser, une fois de plus, fait machine arrière, soit qu’il se trouve mieux renseigné sur la situation à Stanleyville et qu’il veuille éviter un échec, soit aussi que les ambitions de Moscou et de Pékin l’aient inquiété, ce qui est plus probable. Les noirs africains, en majorité, ne souhaitent pas l’intervention des Grands et entendent régler entre eux leurs affaires.
Moscou contre l’O.N.U.
L’offensive violente de Moscou contre l’O.N.U., à travers la personne d’Hammarskoeld est vouée à l’échec. Faut-il répéter que les faibles Etats, qui n’ont d’autre ambition que de se protéger de celle des voisins, ne peuvent compter que sur l’O.N.U. pour les défendre. Ils savent que les Américains ne se feraient pas tuer pour eux et ils ne tiennent pas davantage à devenir un champ de bataille.
L’erreur de Krouchtchev est d’avoir dévoilé son jeu en attaquant le Secrétaire général de front, de vouloir le remplacer par un triumvirat, Occidentaux-Neutralistes-Communistes, dont l’impuissance eut été manifeste. Ce n’était rien moins qu’une destruction de l’organisation comme l’a dit Stevenson. Et là-dessus, tous les petits pays sont d’accord à quelques exceptions près, l’O.N.U : demeurera au Congo. Elle n’y fera pas grand-chose, mais elle empêchera que d’autres s’en mêlent.
Si les Congolais, de guerre lasse, arrivent à s’entendre sur une formule fédérative très lâche qui laisse à chaque province son autonomie et ses chefs, Moscou et Le Caire, aussi bien que Conakry, Rabat ou Bamako devront se résigner. C’est ce qui pour le moment paraît en vue. De là à dire que les jeux sont faits, il y a malheureusement une large marge.
Moscou et Pékin
Un autre problème, plus important à long terme, évolue. La fissure entre Moscou et Pékin s’élargit. Chaque jour apporte de nouveaux détails sur les orageux débats des derniers congrès. Comme prévu, la discorde ne fait que s’approfondir et elle paraît bien sans retour possible.
Les Occidentaux vont-ils en tirer parti ? On parle d’une invitation de Chou en Laï à Londres. Les Etats-Unis préparent le terrain pour une admission de la Chine communiste à l’O.N.U. malgré l’opposition tenace du « China lobby » au Congrès de Washington. Mais c’est surtout le Japon qui peut profiter de l’affaire et déjà, on établit des plans à Tokyo pour de larges échanges commerciaux avec la Chine. Pékin ne dit pas non. La situation de la Chine continentale est trop grave pour que les gouvernants n’essaient pas toutes les planches de salut. Une terrible épidémie de béribéri due à la famine fait, dans le Sud, des centaines de milliers de victimes. On exécute des responsables locaux pour leur excès de zèle dans l’organisation des communes du peuple ; par ailleurs, les techniciens russes, indispensables, sont partis et les livraisons de l’U.R.S.S. se font attendre. La plupart des satellites européens qui avaient des commandes chinoises travaillent en priorité pour Cuba, la Guinée, le Mali, le Maroc et la R.A.U.
Moscou a calculé qu’on risquait peu à laisser la Chine s’adresser à l’Occident et qu’il valait mieux employer ses ressources à se faire des clients en Afrique et aux Caraïbes que d’aider Pékin à devenir une puissance industrielle. Les Soviets ne sont pas généreux par nature : ce qui n’est pas immédiatement payant est sacrifié sans explication et pour l’heure, ils savent bien que la Chine ne peut se détacher du Bloc communiste. Mais à la longue, on ne sait jamais ….
L’Échec de l’Europe des Six
En Europe aussi, la situation se modifie. L’Europe des Six, politique aussi bien qu’économique, a bel et bien été torpillée à Paris par M. Luns, le premier hollandais, évidemment manœuvré par l’Angleterre. Les Allemands et même le chancelier Adenauer jusqu’ici fervent européen, n’en paraît plus alarmé. Il va à Londres voir MacMillan et c’est, à n’en pas douter, pour ouvrir la porte de la bergerie européenne au lion britannique. Les Anglais, comme toujours, ont été patients, obstinés, violents parfois pour empêcher la formation d’une alliance continentale dominée par les Français avec les Allemands. On peut dire aujourd’hui sans risque qu’ils ont gagné.
C’est là un échec majeur pour la politique française, qui en a tellement accumulé depuis deux ans, qu’on n’en est guère surpris. On aurait peut-être pu faire l’Europe, mais alors réelle, c’est-à-dire confédérale. L’Europe des patries n’avait aucune chance. On va tenter maintenant d’accorder les deux Europes, celle des Six et celle des Sept, on ne sait trop comment d’ailleurs. On harmonisera, si possible, les tarifs douaniers et on arrangera des réunions politiques à Treize ou davantage, où l’Angleterre sera présente et où par conséquent, il ne se passera rien de sérieux.
Ajoutons que le « deus ex machina » de ce tournant a été et demeure le Vice-Chancelier Erhard qui, comme nous l’avons vu, n’a jamais caché son hostilité à la petite Europe et qui a soutenu le point de vue de Londres avec opiniâtreté contre Adenauer ; Erhard avait l’appui des industriels allemands, ce qui compte. Ce qui a effrayé Adenauer, c’est la crainte de se voir entraîner dans le sillage de Paris, à mécontenter les U.S.A. La survie de l’Allemagne fédérale dépend trop de Washington pour qu’on risque de desserrer les liens avec l’Amérique. C’est la crise de l’O.T.A.N. entretenue par Paris, qui a fait pencher la balance.
Dans ce contexte, il faut noter qu’on reparle d’une entrevue Adenauer-Krouchtchev. Smirnov est venu en hâte à Bonn apporter au Chancelier un message de son maître ; après les ouvertures d’Adenauer à la Pologne, infructueuses d’ailleurs, on se demande ce que Moscou veut tenter. Mystère.
La Décolonisation Anglaise
Il faut peut-être parler du voyage de la Reine d’Angleterre en Inde et au Pakistan. Sauf quelques incidents mineurs, le voyage fut triomphal. Il y avait dans la foule indienne plus que de la curiosité. Les Anglais s’en félicitent. On ne peut que reconnaître impartialement qu’ils ont décolonisé avec prudence et même, comme au Kenya et en Rhodésie du Nord aujourd’hui, su résister aux passions déchaînées pour une indépendance qui n’était pas mûre. Ils n’ont cédé que contraints, mais, sauf au Ghana, et encore, sans se faire d’ennemis jurés de leurs anciens protégés. Ils se sont même réconciliés, semble-t-il, avec Nasser. Ils n’ont pas, dans un geste pathétique, jeté l’indépendance à la figure de leurs protégés et ceux-ci ne le leur ont pas rendu par un soufflet.
CRITON