Criton – 1961-01-21 – Aveux et Subterfuges

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-21 – La Vie Internationale.

 

Aveux et Subterfuges

 

Le début de 1961 est incontestablement marqué par un renouveau d’optimisme quasi général dans le Monde libre, Angleterre et Belgique exceptés. Et particulièrement aux Etats-Unis où l’accession au pouvoir de John Kennedy suscite de grands espoirs, bien que pour l’heure, la faiblesse du Dollar, la montée rapide du chômage qui doit atteindre plus de cinq millions de travailleurs, la diminution des bénéfices des entreprises seraient en d’autres temps des facteurs de dépression. Ces espérances qui paraissent mal fondées traduisent peut-être un sentiment inconscient de confiance dans l’arrêt prochain de l’avance du communisme qui avait fait en 1960 des progrès inquiétants en Afrique noire, à Cuba et en Amérique latine. Ce reflux en est-il à ses premières vagues ? Il semblerait.

 

La Réunion du Comité Central Moscovite sur l’Agriculture

La réunion orageuse du Comité Central du Parti à Moscou consacré à la situation catastrophique de l’agriculture a frappé les esprits. On a été surpris, le mot est faible, de la publicité donnée par le Kremlin aux défectuosités du Système. Moscou s’en tenait jusqu’ici à des aveux mineurs sur des défaillances locales. Aujourd’hui, on étale devant le monde une gabegie étendue à l’ensemble du pays. Comment expliquer cette franchise ? Assurément pour préparer les masses rurales à des réformes de structure brutales qui vont bouleverser les situations des responsables et les habitudes des assujettis. On commencera par quelques procès spectaculaires contre quelques gros bonnets.

Autant qu’on en puisse juger d’après les mesures annoncées par Krouchtchev, ces transformations vont consister essentiellement dans la création d’un nouvel échelon bureaucratique qui s’interposera entre le Ministère de l’agriculture et les agents d’exécution. Il n’y a pas d’alternative en économie dirigée, puisque la liberté d’action en est exclue. Il faut inévitablement renforcer les contrôles et ceux-ci par la force des choses, s’ils redressent de ci de là quelques abus, paralysent davantage ce qui allait tant bien que mal. Après quarante-trois ans de régime aboutissant à ce complet échec, on ne peut, avec les mêmes méthodes, transformer une situation bien établie.

 

Nos Chiffres et ceux de Podgorny

Nos lecteurs n’ont pas dû être autrement frappés des révélations du Comité Central, car nous avons donné ici il y a moins d’un mois, des calculs sur les récoltes soviétiques que nous avons effectués nous-mêmes d’après les statistiques officielles qui concordent presque exactement avec les aveux des responsables. Nous avions estimé à 9 quintaux à l’hectare le rendement de 1960 en céréales, en Russie d’Europe ; or le camarade Podgorny a reconnu qu’en Ukraine, autrefois le grenier du monde, 10 millions 550 mille hectares avaient produit 92 millions de quintaux environ, soit une moyenne de 8,7 quintaux (à titre d’indication, la moyenne française a été de l’ordre de 23 quintaux), nous étions à peine au-dessus de la vérité. Cela dit, non pour vanter nos comptes mais pour montrer que, avec les moyens dont on dispose, on peut avec quelque exactitude mesurer la réalité soviétique dans la plupart des domaines économiques. Ce qui est curieux, c’est que Krouchtchev lui-même a paru surpris de ces chiffres qu’il estimait au double. Il a prétendu que la moitié de la récolte avait été volée par les Kolkhoziens eux-mêmes pour nourrir les bêtes qu’ils détiennent en propre, ce qui paraît invraisemblable dans une telle proportion. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous constatons qu’il n’est pas très au courant de ce qui se passe dans son propre pays.

Outre les révélations de Podgorny, d’autres sont tombées en cascade. Ici 3.300.000 moutons ont péri faute de fourrage. Là des Kolkhoses achetaient au marché le beurre qu’ils revendaient à l’Etat pour remplir la norme fixée ; partout des histoires de vols de récolte (1) sur une grande échelle, des malversations et des négligences de cette nature ; on va porter le fer rouge. Nous en attendons les résultats avec le plus grand scepticisme. Jusqu’ici, que ce soit en Chine ou chez les divers satellites, toutes les réformes ont fait long feu. M. Krouchtchev doit se demander quand il aura rattrapé les Etats-Unis, qui, eux, font les mêmes efforts sans plus de succès, pour réduire une production dont les excédents les encombrent. Les problèmes agricoles ne sont pas d’un maniement facile.

 

La Dévaluation du Rouble

Nous venons d’assister à un accès sans précédent de franchise soviétique, passons maintenant à un chef-d’œuvre de falsification non moins instructif. Il s’agit du Rouble : on sait qu’à partir du 1er janvier 1961, un nouveau rouble lourd est échangé contre dix roubles anciens. Le ministre des finances Garbuzov définit la réforme « comme un relèvement du cours du Rouble par rapport aux monnaies étrangères, le rouble lourd devenant la plus forte monnaie du monde, le dollar ne valant plus que 90 kopecks » ! Or ce que le Ministre s’est gardé de dire, c’est qu’en fixant la teneur en or du nouveau rouble à 0gr.98 environ, il a subrepticement dévalué l’ancien de 55%, pas moins.

En effet, il valait officiellement 25 cents soit un quart de dollar, le nouveau rouble valant dix anciens devrait correspondre à 2 dollars cinquante. Or, il n’en vaut officiellement que 1,10, soit 441/2% de la parité antérieure et voici comme Garbuzov célèbre cette opération («Pravda » du 15 novembre) : « Cette revalorisation du rouble, dit-il, traduit les formidables victoires économiques de notre nation remportées sous la direction du Comité Central de notre Parti communiste ». On croirait lire « L’Humanité » !

En fait, cet escamotage ne change rien à l’état de choses antérieur : ancien ou nouveau, le Rouble est encore au moins deux fois plus élevé que son pouvoir d’achat réel, qui n’est pas, à notre avis (qui n’est pas partagé par les experts qui ne tiennent pas compte de la qualité), de plus de 25 anciens francs, soit 250 pour le nouveau rouble.

 

Les Buts de l’Opération

L’opération des Soviets a eu un double but : à l’intérieur, de recenser les roubles en circulation et d’en identifier les détenteurs ; à l’extérieur, de rapprocher les prix soviétiques des prix mondiaux. En effet, les Soviets, lorsqu’ils vendent au prix mondial des matières premières, subissaient une perte énorme qui va de 50 à 700 pour cent selon les produits, le prix de revient soviétique calculé en roubles étant considérablement plus élevé que celui des pays capitalistes. L’or produit en Russie, par exemple, revient à 155 dollars l’once qu’ils vendent à Londres 35,80. L’étain vendu 800 livres la tonne leur en coûte près de 10.000 à l’ancienne parité ! Grâce à la dévaluation actuelle par contre, certains produits d’exportation, comme la fonte, le charbon, l’aluminium, seront voisins des prix mondiaux. D’autres même en dessous, comme le bois. Ce qui réduira la perte comptable de leur commerce extérieur sur les autres chapitres (2).

 

Le Sort de la Dette Publique en U.R.S.S.

Garbuzov se livre à une autre acrobatie. Il se vante de la modicité de la dette publique soviétique qui n’atteint, dit-il, que le dixième de celle des Etats-Unis qui est, comme on sait, de 290 milliards de dollars. Mais il oublie de rappeler à ses lecteurs qui, eux, s’en souviennent certainement, que l’U.R.S.S. par des emprunts forcés, a prélevé sur les travailleurs de 1950 à 1957, 215 milliards de roubles dont le gouvernement soviétique a, au printemps de 1957, suspendu le service et le remboursement jusqu’en 1977 ! Les fonds russes, chers à nos mémoires, ne valent pas plus en Russie qu’en France ; sans parler de la réforme monétaire de 1936 décrétée par Staline : amputation de 75% et celle de 1947 de 66%. A ce train-là, la dette publique s’allège allègrement ; encore une victoire socialiste certainement très appréciée par les bénéficiaires.

Il ne nous reste plus de place pour le Congo, le Laos et la Belgique, qu’on nous excuse ; au train où vont les choses, il ne sera pas trop tard pour en parler. Les affaires soviétiques sont si instructives !

 

                                                                                  CRITON

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(1)  Nous avons eu la curiosité de nous référer au numéro des « Izvestia » du 13 janvier, qui donne in-extenso le rapport de tous les responsables de l’agriculture, Podgorny compris. Les passages révélateurs de la situation en sont soigneusement écartés.

(2)   Une partie de ces indications sont empruntées à l’excellente étude de Lucien Laurat « Est-Ouest », 15 janvier 1961.