Criton – 1961-01-07 – Mystères et Réalités de l’Est

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Le Courrier d’Aix – 1961-01-07 – La Vie Internationale.

 

Mystères et Réalités de l’Est

 

Le monde, en ce début d’année, s’interroge avant tout sur l’évolution des relations Est-Ouest et déjà, les faits contraires, les uns favorables, les autres inquiétants, apparaissent simultanément.

 

Les Accords Commerciaux Bonn-Moscou et Bonn-Pankow

La grosse surprise du 29 décembre fut la signature de l’accord commercial entre Bonn et Moscou suivie le lendemain du renouvellement de l’accord entre Bonn et Pankow. La difficulté qui paraissait insurmontable était l’inclusion de Berlin-Ouest dans les modalités d’application du traité comme partie intégrante de l’Allemagne occidentale au titre de la zone du Deutschemark. On ne sait exactement par quel artifice de protocole les deux parties se sont entendues. Le fait est qu’elles l’ont fait, ce qui prouve à tout le moins que l’U.R.S.S. a besoin de la République fédérale pour se fournir d’équipement industriel, et particulièrement de tubes pour ses oléoducs et gazoducs que les usines soviétiques sont incapables de produire en quantité suffisante. Secundo, que l’U.R.S.S. ne se soucie pas de suppléer Bonn dans la fourniture à la D.D.R. des marchandises que Pankow achète à l’autre Allemagne. Cela ne préjuge évidemment pas de l’attitude future de l’Est à l’égard du statut de Berlin, mais montre que l’atout commercial dont dispose Adenauer est d’un poids suffisant pour obliger les communistes à ne pas brusquer les choses. Les besoins de l’autre côté du rideau de fer sont énormes et les moyens inadéquats, surtout depuis que l’U.R.S.S. charge ses satellites d’équiper les pays dont elle cherche à faire ou à maintenir la conquête politique. Cuba est la dernière en date de ces charges, et non la moindre, mais il y a aussi l’Inde, l’Indonésie, le Nord-Vietnam, l’Egypto-Syrie et d’autres de moindre poids. Pour faire face à ces engagements croissants, s’ajoutant aux exigences du plan septennal déjà trop ambitieux, l’U.R.S.S. a besoin de se procurer en Occident une part de son équipement, ce qui est incompatible avec une politique trop agressive.

 

L’Albanie dans le Conflit Idéologique

L’énigme des relations entre Pékin et Moscou est non seulement impénétrable, mais encore les faits qui s’y rapportent sont autant de défis à notre logique ; qu’on en juge.

On sait que l’Albanie, cet Etat minuscule au bord de l’Adriatique, dépendait totalement de l’U.R.S.S. qui y a installé une base navale puissante. Or, dans la controverse idéologique entre pays communistes, l’Albanie s’est rangée du côté de Pékin contre Moscou ; on apprend que les russes ont suspendu les fournitures de blé à l’Albanie, 90.000 quintaux et qu’ils retirent les techniciens qui procédaient à l’industrialisation du pays. Ceux-ci seront ou sont déjà remplacés par des Chinois, et les quintaux de blé seront fournis par la Chine, qui d’ailleurs ne les ayant pas, les achète à l’Occident. Les Russes eux-mêmes sont obligés de s’approvisionner en blé canadien.

Ces nouvelles assez surprenantes sont confirmées de bonne source ; ou bien l’U.R.S.S. installe les Chinois en Méditerranée à des fins que nous n’osons formuler, ou bien les Chinois ont assez d’autorité dans le camp dit socialiste, pour s’annexer l’Albanie aux dépens de l’U.R.S.S. Il se pourrait encore que Tirana étant dans les plus mauvais termes avec Belgrade, sa voisine, les Soviets chargent la Chine de faire pression sur Tito qu’ils préfèrent ne pas contrecarrer eux-mêmes. Toutes ces hypothèses sont plausibles.

 

La Russie et l’Extrême-Orient

Même embarras en Extrême-Orient. Dans l’affaire du Laos, ce sont les Russes qui agissent et Pékin se contente de donner de la voix. Les Soviets viennent d’accorder à Ho Chi Minh des sommes importantes, on parle de 150 millions de roubles, pour l’équipement du Vietnam du Nord. On sait depuis longtemps déjà que Hanoï, pour desserrer l’étreinte chinoise, s’est rangé du côté soviétique ; l’influence russe l’emporte aujourd’hui. Au Laos même, la situation paraît alarmante, mais ne l’est peut-être pas autant qu’il semble.

Russes et Américains jouent en sens opposé, mais nous ne serions pas surpris que de part et d’autre, on cherche à trouver un compromis, plus ou moins provisoire, qui aboutirait à neutraliser le pays – hypothèse que nous donnons sans garantie et qui est contredite par les nouvelles, – mais nous ne pensons pas que Moscou veuille pousser à fond l’épreuve de force.

 

Les Difficultés du Bloc de l’Est

Il faut le répéter, au risque de faire hausser les épaules de tous ceux que le mythe communiste a envoûtés, la situation de la Russie comme de la Chine, loin de s’améliorer s’est considérablement détériorée en 1960 de l’aveu même de leurs dirigeants.

Le fait le plus gros est contenu dans les déclarations chinoises au sujet de la récolte 1960. Elle n’a pas atteint le tiers des  prévisions à cause – on l’a dit déjà en 1959 – des calamités naturelles telles que l’on n’en avait pas vu paraît-il en Chine depuis un siècle. Typhons successifs, inondations ici, sécheresse là, semailles qu’on a dû refaire jusqu’à six fois. La Chine a toujours subi des calamités de ce genre, et les renseignements de la météorologie n’en ont pas signalé de plus importantes ces années-ci qu’auparavant. Mais Pékin ne peut avouer que l’établissement des communes rurales, a désorganisé le labeur paysan au point de le rendre inefficace. La terre chinoise, cultivée comme un jardin, ne se prêtant pas à une exploitation collective, le résultat est là : la famine. Les réfugiés de Hong-Kong et de Macao rapportent des récits atroces, et dans les villes la pénurie est telle que les Chinois qui ont des relations dans le monde extérieur supplient qu’on leur envoie des colis, quitte à payer de lourds droits de douane. A Pékin même, la ration alimentaire est encore plus faible qu’en 1959.

 

En U.R.S.S.

En Russie également, la récolte de 1960 a été catastrophique, le ministre de l’agriculture a été limogé : les terres vierges ravagées par les vents, comme nous l’avons vu, abandonnées en partie par les déportés qui les cultivaient, ont donné une récolte dérisoire. Tout y est à refaire et Krouchtchev s’y emploie, car cet échec d’une œuvre qu’il a faite sienne malgré les avis contraires, risque de mettre son propre pouvoir en péril. Si l’on fait le calcul d’après les chiffres soviétiques, le rendement en céréales ne serait, en Russie d’Europe, que de 9 quintaux à l’hectare en moyenne et de 4 à peine pour la Russie d’Asie, moins qu’en 1913. Que les intempéries y soient pour quelque chose on l’admet volontiers, mais elles ne suffisent pas à expliquer de tels résultats.

 

Le Niveau de Vie Comparé

Dans un ordre d’idées différent, nous signalons une statistique récente sur le niveau de vie comparé en France et en U.R.S.S. d’après Salzberg. On y relève les chiffres suivants : pour un ouvrier, salarié moyen, gagnant en Russie 700 roubles par mois, en France 40.000 à 45.000 frs, un kilo de viande de 2ème qualité, exige en U.R.S.S. 4h40 de travail en France 1h33, 1kg de café 13h25 contre 4h15, 1kilo de sucre 2h50 contre 25 minutes, un complet d’homme 440 h. contre 94h15, et ainsi de suite, encore ces statistiques irréfutables ne tiennent-elles pas compte de la qualité des produits, bien inférieure en U.R.S.S. Si nous donnons ces chiffres récents, c’est pour montrer que l’écart entre les niveaux de vie des pays de l’Est, et de l’Occident loin de se combler, s’élargit plutôt. Mai qui est d’assez bonne foi pour le reconnaître ?

 

La Raison et les Tendances

Précisément dans cet ordre d’idées, un récent travail allemand nous donne beaucoup à réfléchir. Kurt Seeberger traite de la « domination des demi-cultivés », traduction approximative de « Die Herrs schaft der Halbbildung ». Le monde, selon l’auteur, serait dominé depuis que l’instruction s’est répandue, surtout depuis 1914, par un type d’homme dont les pensées ne sont en réalité que des impulsions (tricbe) enveloppées de logique, qui veut avoir raison et imposer sa façon de voir sans pouvoir ni vouloir en expliquer les fondements qui entend avoir une idée sans reconnaître ce que sont les conditions et les obligations de la pensée. Cette description qui s’applique aussi bien aux hommes de l’Allemagne hitlérienne qu’aux groupes récemment instruits des pays ex-coloniaux, pose un problème assez effrayant : l’instruction que l’on s’efforce de répandre ne sert-elle pas surtout à donner aux instincts de ces hommes d’apparence de la raison et la puissance dialectique capable de les imposer aux masses ?

 

                                                                                  CRITON