Criton – 1961-12-30 – Le Bilan de 1961

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Le Courrier d’Aix – 1961-12-30 – La Vie Internationale.

 

Le Bilan de 1961

 

Peu d’années ont marqué l’évolution du Monde plus ce que celle qui s’achève. Un événement domine : l’éclatement du bloc communiste ; mais aussi la fin du contrôle de l’O.N.U. par l’Occident aujourd’hui dominé par l’afflux des Afro-asiatiques et l’orientation encore indécise de la politique des Etats-Unis qui s’accommoderait, faute de mieux, d’un partage des zones d’influence avec l’U.R.S.S. Ajoutons deux épisodes majeurs : l’implantation du communisme à Cuba après l’échec du débarquement de Cochinos et le drame congolais dont l’issue est encore imprévisible.

Dans l’ordre économique, 1961 marque le déclin de la vague d’expansion qui durait depuis 6 ans et le début d’une crise de surproduction que 1962 devra affronter ; la fin également de la suprématie du dollar déjà mise en question à l’automne 1960 avec l’inévitable révision, en 1962, des questions monétaires qui en découlent.

Dans l’ordre moral, la contagion de la violence, l’affirmation des impérialismes anciens et nouveaux et l’affaiblissement progressif du droit international, l’invasion de Goa par Nehru, l’emprisonnement des diplomates français par Nasser, l’érection du mur de Berlin, sont autant de défis aux valeurs que l’on s’était jusqu’ici efforcé de maintenir.

Ce bilan sommaire pourrait nous amener à conclure que 1961 fut une sombre année et que 1962 s’ouvre sur des perspectives inquiétantes. Sans doute, les préoccupations et les difficultés qui s’annoncent ne portent guère à l’optimisme. Cependant si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que certaines échéances redoutables ont reculé sans qu’on s’en rende compte.

En effet, le péril majeur, celui d’une guerre nucléaire qui pèse depuis la fin de la suprématie américaine et pratiquement depuis octobre 1957, date du lancement du premier spoutnik par les Russes, ce péril-là peut être écarté depuis que les deux impérialismes de l’Est, celui de Moscou et celui de Pékin, ont jeté le masque et s’affrontent au grand jour après trois années de sourdes luttes. Une guerre qui ravagerait l’Union Soviétique la livrerait à l’assaut de la fourmilière chinoise. La Russie se trouve condamnée à la coexistence pacifique et si paradoxal que cela semble, l’Occident ne gagnerait rien à sa ruine. C’est cela qui bouleverse les perspectives. A vrai dire, cette situation nouvelle était prévisible ; dès 1958 les Russes s’en rendaient compte ; d’où leur hâte à peupler et à industrialiser la Sibérie orientale.

 

La Guerre Froide Continue

En apparence, cela ne changera rien aux relations Est-Ouest ; la guerre froide continuera probablement plus intense qu’auparavant, la course aux armements aussi. Les Russes multiplieront les points de friction, les polémiques anti-occidentales, la compétition économique et politique sur tous ces points du globe, en Europe et plus encore en Afrique et en Amérique latine. Ils ne nous laisseront aucun répit. Mais on pourra affronter ces incidents avec une relative sérénité, pourvu que les diplomaties ne se montrent pas trop maladroites en face d’un adversaire d’une grande habileté manœuvrière.

Mais pas plus à Berlin qu’ailleurs, les limites ne seront franchies.

 

Les Conséquences du Schisme Communiste

Un commentateur comparaît récemment l’éclatement du communisme international à un miroir cassé en un point, dont les fissures s’irradient en tous sens. En effet, la seconde déstalinisation est un événement capital dont les conséquences en profondeur se feront sentir longtemps, bien plus que la révolution hongroise de 1956. C’est l’idéologie qui est atteinte à un moment où déjà le contraste entre la prospérité occidentale et la pénurie à l’Est avait fait naître des doutes chez les plus obstinés sur la supériorité du régime collectiviste. Mais ce ne sont pas les faits, si évidents qu’ils soient, qui font perdre la foi, c’est le renversement des idoles. La confusion est déjà dans tous les états-majors des 81 partis frères. Entre la voie de Pékin et celle de Moscou, on discute où s’engager. Presque partout, on cherche à formuler une ligne propre. En Italie même, on se demande s’il n’est pas opportun de pactiser avec la démocratie. Le polycentrisme se propage à la manière yougoslave. Ceux qui sont sous la pression directe de Moscou suivent la ligne, mais du bout des lèvres, les autres, moins menacés, organisent leur propre politique. Et ce n’est qu’un début.

 

Les Russes Expulsés de Guinée

Le point d’appui le plus solide des Soviétiques en Afrique Noire était jusqu’ici la Guinée de Sékou Touré. Or celui-ci vient d’expulser l’ambassadeur russe Daniel Solod, l’accusant d’avoir tramé un complot contre son autorité. Déjà la Guinée avait eu des déboires avec la mission allemande de l’Est qui avait organisé un monopole commercial d’Etat qu’il fallut dissoudre. Mais le fond du problème n’est pas là ; au lendemain de l’indépendance, les populations noires croyaient que cela signifiait la vie facile et le moindre travail. Or les roitelets au pouvoir durent imposer l’effort et l’austérité. Le mécontentement et la déception ont été naturellement exploités par les extrémistes, les syndicalistes et les intellectuels que nous avions généreusement formés. D’où les grèves et l’agitation. Les communistes habitués à se servir des révolutionnaires ont appuyé ces éléments subversifs. Sékou Touré s’est vu débordé et a dû se débarrasser de ses conseillers pour survivre et la masse qui voyait d’un mauvais œil ces nouveaux blancs s’introduire parmi eux et exiger du travail, les voient partir sans regret. Les Américains, toujours empressés, négocient avec Sékou Touré la mise en valeur des gisements de bauxite et la construction du barrage du Konkouré.

 

Les Américains au Ghana

Même politique américaine auprès de l’autres marxiste noir, NKrumah du Ghana. Les Etats-Unis ont décidé de consacrer 200 millions de dollars à l’exécution du célèbre projet de barrage de la Haute-Volta, un des plus grands d’Afrique. Ses 700.000 kilowatts serviront à produire 210.000 tonnes d’aluminium par an, alors que la capacité mondiale de production d’aluminium dépasse du double la consommation actuelle. Ils espèrent ainsi éliminer l’influence russe. Leur persévérance après les exemples de Tito et de Nasser confine à la naïveté. D’abord ces prodigalités n’arrangeront pas la position du dollar. En outre, il vaudrait mieux laisser faire les Russes, comme en Guinée et attendre pour prendre la relève que les déceptions aient commencé et que les inconvénients matériels et politiques de l’aide soviétique se soient manifestés. Loin d’être reconnaissants de l’aide américaine, il est bien probable que la méfiance des indigènes se tournera contre les Américains et que ce seront les Russes qui un jour bénéficieront de cette hostilité. Les Etats-Unis ne semblent pas voir le danger que court l’Occident, et eux avant tout, d’installer en Afrique une grosse industrie qui va créer un prolétariat et apporter une concurrence de plus sur des marchés déjà saturés : ou bien ces industries ne seront pas rentables et ce sera une source de désordres, ou bien elles engendreront une guerre des prix dont l’industrie américaine sera la première à souffrir.

L’optimisme et le dynamisme américains sont certes une force, mais à les employer sans discernement on court au désastre. Rappelons à leur intention ce mot de M. Baumgartner, notre ministre des finances, aux Conseillers du Commerce extérieur : « en matière économique le problème est tout simplement de faire moins de bêtises que le voisin ».

                                                                              CRITON

Criton – 1961-12-23 – La Raison du plus Fort

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Le Courrier d’Aix – 1961-12-23 – La Vie Internationale.

 

La Raison du Plus Fort …

 

La tragédie du Katanga et l’invasion de Goa par l’Inde montrent à quel point l’usage de la violence est entrée dans les mœurs internationales ; ceux-là mêmes qui la condamnent n’hésitent pas à y recourir et s’en justifient.

 

L’Attaque de Goa par l’Inde

On n’attendait pas de M. Nehru, successeur et disciple de Gandhi, apôtre de la non-violence, qu’il décidât brusquement un coup de force contre les trois enclaves portugaises dans le territoire indien.

Il a sans doute fallu de fortes pressions pour que l’homme qui représentait dans le tiers-monde la sagesse politique, le respect de la coexistence pacifique et du droit international, prît une décision qui ruine son prestige. On lui reprochait sa passivité à l’égard de la Chine qui a occupé le territoire de Ladakh dix fois plus étendu que Goa, sans autre protestation que verbale. Les nationalistes indiens, l’armée et son ministre Krishna Menon manifestaient leur irritation à la veille des élections. Alors, l’invasion de Goa a servi d’exécutoire, et les faibles portugais ont payé pour la redoutable Chine rouge.

Mais cela n’explique pas tout. Brejnev est à la Nouvelle-Delhi depuis huit jours en visite officielle. N’est-ce pas lui qui a été chargé d’exiger l’expédition, en échange de la protection soviétique contre la Chine ? L’intérêt russe est de dépouiller Nehru de son auréole de pacifiste et de leader du tiers-monde, de refroidir ses relations avec l’Occident et de l’aligner aux autres afro-asiatiques. A preuve, l’appui bruyant de Zorine au Conseil de Sécurité, son veto à la résolution occidentale pour une solution négociée et la réaction tout opposée de Pékin qui voit dans l’expédition de Goa une diversion organisée par Nehru pour relever son autorité chancelante.

Au Laos, les pourparlers de conciliation se poursuivent. Malgré les efforts conjoints des Russes et des Américains, ce sont les trois princes qui ne sont pas pressés de s’entendre.

 

La Seconde Expédition de l’O.N.U. au Katanga

Il en va tout autrement du drame katangais. Le problème n’est pas partisan ; ce n’est pas parce que M. Tchombé est victime des troupes de l’O.N.U. qu’on est en droit de s’indigner de l’opération. Si Gizenka, communiste et également sécessionniste, avait été l’objet d’une expédition analogue, que les hôpitaux, les musées, les consulats de Stanleyville eussent été bombardés par les Casques bleus au lieu de ceux d’Elisabethville, le fond de la question demeurerait identique. Une institution internationale, chargée de sauvegarder la paix et d’apaiser les conflits, lance successivement deux expéditions militaires contre un gouvernement local qui se veut indépendant dans un pays qui n’a eu d’autre unité que celle conférée par les hasards de la colonisation ; gouvernement au surplus soutenu aussi bien par la population noire que blanche du territoire qu’il contrôle, en grande majorité tout au moins. Enfin, dans un pays où régnait l’ordre, l’O.N.U. a porté la guerre et tué nombre de civils, si bien qu’elle va se trouver obligée pour rétablir l’ordre qu’elle a détruit de jouer à son tour le rôle de colonisateur. Quand on ajoute que les instigateurs de l’opération ont été les Etats-Unis, que les mercenaires chargés de l’exécuter ont été des Irlandais et des Suédois, on se demande qui, parmi les nations civilisées peut encore parler au nom de la conscience humaine.

 

Les Raisons de l’Opération

La première opération, celle de septembre dernier, avait été une erreur. Elle avait abouti à l’échec que l’on sait, double raison pour ne pas la rééditer. Ne le dissimulons pas, celle qui vient de s’accomplir est moins un acte politique, qu’une simple vengeance. Ce sont les Irlandais, O’Brien et le général Mac Eoin qui avaient échoué et avaient accusé sans preuves sérieuses l’Angleterre d’avoir contribué à leur défaite. Ce sont aussi les Suédois qui, sans preuve non plus, accusaient Tchombé d’être responsable de la mort d’Hammarskoeld. N’oublions pas que M. Kennedy est irlandais d’origine, que son père, ex-ambassadeur à Londres, ne cachait pas ses sympathies pour les nationalistes irlandais. Enfin, que le frère de M. Hammarskoeld était l’agent d’un consortium suédois qui cherchait, dit-on, à se substituer au groupe belge qui exploite les mines du Katanga.

Voilà pourquoi l’O.N.U. par sa résolution du 24 novembre que nous avons longuement analysée ici, a décidé une seconde expédition pour venger la première. On se demande d’ailleurs (ce n’est pas nous qui le disons, mais un porte-parole officiel suédois, gêné sans doute des critiques adressées à son pays) pourquoi la France n’a pas mis son veto à cette résolution. En effet, c’était pour notre diplomatie, si ardente à faire de l’obstruction dans d’autres réunions internationales, l’occasion d’un geste sensé et juste : retenir l’O.N.U. dans une voie dangereuse et qui pourrait lui être fatale, si les institutions n’étaient pas plus fortes que les hommes.

Ce que nous disons-là n’est pas l’expression d’un point de vue personnel. L’opération contre Elisabethville a valu au gouvernement américain des critiques indignées, même dans son Parti démocrate et dans plusieurs des plus grands journaux américains, dont le « New-York Herald » et le « New-York Times ». Un comité de protestation s’est formé à travers le pays. Partout ailleurs du reste, dans les milieux politiques les plus divers, d’Angleterre, de France et d’Italie.

 

La Nouvelle Politique Américaine

Si nous insistons sur cet événement, c’est qu’il est un signe parmi d’autres d’un changement décisif de la scène internationale. D’abord, l’axe de la politique américaine n’est plus en Europe. Les Etats-Unis ne cherchent qu’à consolider le statu-quo pour n’avoir plus à s’en soucier, et l’Alliance Atlantique n’est plus pour eux qu’une position à tenir sur l’échiquier pour pouvoir se consacrer à d’autres objectifs. Le temps d’Eisenhower est révolu et c’est l’Angleterre qui fait les frais de cette nouvelle orientation. C’est d’ailleurs pourquoi elle cherche à s’intégrer au moindre prix……………. relâchée, pour ne pas dire plus. En outre, l’Europe en expansion est devenue pour les Etats-Unis un concurrent inquiétant dans la compétition économique. C’est l’Europe continentale qui par un singulier renversement des choses, tient en mains le sort du Dollar que les U.S.A. sont obligés de soutenir par des emprunts, en Suisse notamment.

 

Les Relations Russo-Américaines

D’autre part, l’éclatement du Bloc communiste est un événement capital de nature à transformer les relations russo-américaines. Les deux géants, comme l’on dit, ont désormais des intérêts communs qu’ils dissimulent, assez mal, par leurs polémiques.

 

L’Admission de Pékin repoussée à l’O.N.U.

Nous en avons donné quelques exemples déjà. Voici le dernier en date et le plus évident. Russes et Américains ont à l’O.N.U. barré la route à la Chine. On sait que chaque année la majorité de l’Assemblée hostile à l’admission de Pékin diminuait. Les U.S.A. étaient très inquiets cette année parce que beaucoup de pays se ralliaient à la thèse des deux Chines, c’est-à-dire proposaient de faire entrer Pékin sans exclure Formose. Cette fois, c’est Zorine qui est décidément un grand manœuvrier, qui s’est chargé de l’opération. Il a fait mettre aux voix une résolution très violente demandant l’admission de la Chine communiste et l’expulsion de la « clique de Chan-Kaï-Chek », obligeant les partisans des deux Chines, à voter contre. Si bien que le résultat a dépassé les espoirs des Américains. L’admission de Pékin n’a recueilli que 36 voix, 48 se prononçant contre et vingt s’abstenant ; à noter – ce qui en dit long sur les relations anglo-américaines – que l’Angleterre a voté pour.

Autre exemple. On sait que dans un récent discours, Fidel Castro s’est déclaré marxiste-léniniste, et a proclamé l’avoir toujours été. Pour le moment, la Chine et l’U.R.S.S. se disputent les faveurs de Fidel. Les Russes, contrairement à ce que l’on pouvait croire, ne sont pas satisfaits de la profession de foi du Cubain. Tandis que les fidélistes, à Porto-Rico, au Vénézuéla et en Colombie, faisaient au président Kennedy, ou cherchaient à lui faire, un accueil violemment hostile, les partis communistes ont reçu l’ordre de s’abstenir.

 

La France vend aux Soviets

Mercantilisme toujours : la France a enfin trouvé preneur pour ses stocks de viande : l’U.R.S.S. On lui a vendu 2 NF le kilo ce qui en coûte 4 au Trésor. Le malheur, c’est que ce ne sont pas les Moscovites qui profiteront de la bonne affaire car le Kremlin va leur revendre notre bifteck avec un petit impôt de l’ordre de 300 pour cent, de quoi fabriquer quelques mégatonnes de bombes H de plus. Au lieu de faire ce cadeau au Trésor de Krouchtchev, il nous semble que bien des familles nombreuses françaises auraient apprécié qu’on leur distribuât un bon de bifteck à moitié prix. Les Américains le font bien.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1961-12-16 – Les Nations Désunies

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Le Courrier d’Aix – 1961-12-16 – La Vie Internationale.

 

Les Nations Désunies

 

Ni d’un côté, ni de l’autre du rideau de fer, la situation ne s’éclaircit. Plus on discute et moins on s’accorde. A l’Est, le polycentrisme du communisme mondial s’accuse ; l’U.R.S.S. rompt les relations diplomatiques avec Tirana. A Moscou, au Congrès syndical mondial, le représentant italien du Parti communiste, Novella, propose des amendements hérétiques aux résolutions du mouvement, applaudi par ses collègues de Pologne et de Yougoslavie. Le Chinois, au contraire, critique leur modération. Pour ne pas enflammer les esprits, on clôture en toute hâte. Rome ne doit pas faire un fractionniste de plus.

 

La Politique Italienne

L’attitude des communistes italiens s’explique : la situation politique en Italie est tendue. La Démocratie Chrétienne, à la veille de son Congrès est partagée entre deux tendances, celle de Fanfani qui avec le secrétaire général Moro veut « l’ouverture à gauche », c’est-à-dire former un gouvernement excluant les droites et s’appuyant pour avoir une majorité sur les socialistes de gauche de Nenni. L’autre fraction du Parti, celle de Segni, Gonella et Pella s’y refuse ; une scission est possible. La politique extérieure de l’Italie est impliquée dans ces discussions. L’ouverture à gauche, c’est compter sur les votes du Parti nennien résolument neutraliste.

Depuis longtemps déjà, beaucoup de politiciens italiens songent à dégager leur pays d’une alliance occidentale trop étroite et cherchent une formule plus ou moins équivoque et au besoin réversible d’autonomie pour être, en cas de conflit, médiateur ou arbitre, à l’abri des coups. Les liens économiques de l’Italie avec les Soviets sont, comme nous l’avons vu, assez nombreux. Si l’ouverture à gauche réussit, les communistes seraient seuls dans l’opposition. Ils cherchent donc à prendre les distances d’avec Moscou pour ne pas perdre le contact avec Nenni, jusqu’ici leur allié et grâce à lui, influencer l’orientation de la politique italienne. La déstalinisation leur offre un excellent prétexte d’affirmer un communisme national cadrant avec les nouveaux courants nationalistes qui se reforment en Italie, grâce au développement exceptionnel de l’économie du pays. Dans ce risorgimento, un parti attaché aux directives d’une puissance étrangère ferait mauvaise figure devant l’électeur. L’attitude des Russes dans l’affaire est incertaine. Une tendance neutraliste en Italie fait leur affaire ; mais un nouveau schisme risque d’être contagieux.

 

La Crise de l’Alliance Atlantique

L’Alliance Atlantique traverse la crise la plus grave de son histoire. En France comme en Allemagne et peut-être sans l’avouer en Angleterre, on flaire quelque nouveau Yalta, c’est-à-dire un accord russo-américain au détriment de l’Europe. Joseph Alsop, publiciste américain très influent, qui revient d’Extrême-Orient, dit savoir,  à propos du Laos, que les ambassadeurs américains et soviétiques à Vientiane, ont travaillé de concert pour amener les trois princes laotiens à s’entendre pour un gouvernement neutraliste. Américains et Soviétiques à l’O.N.U. se sont mis d’accord pour constituer le comité chargé d’étudier la question du désarmement, ce qui évidemment n’engage à rien, mais fait quand même impression dans les couloirs du Palais de verre.

 

Au Congo Belge

Enfin et surtout, il y a le Congo. On a bien dit que Stevenson en votant les résolutions pratiquement dictées par Zorine avait passé la mesure et que Kennedy l’en avait blâmé. Si maladroits que soient les Américains, il est invraisemblable que sur une question aussi sérieuse, ils se soient laissé berner sans réagir. L’affaire est assez suspecte. La propagande russe, contre toute évidence, accuse les Etats-Unis de favoriser Tchombé, alors qu’ils font tout pour l’abattre, au risque de s’exposer à l’inimitié conjointe des Anglais, des Belges et des Français, ce qui est d’ailleurs chose faite. Cette attitude des Soviets est trop voyante pour ne pas cacher quelque chose.

Si les Américains avaient eu l’intention de faire le jeu de Moscou, ils ne s’y seraient pas pris autrement. En effet, en poussant l’O.N.U. à faire employer la force à Elisabethville, ils discréditent l’institution qu’ils prétendent soutenir et en cas d’échec, ou simplement si le sang continue  de couler,  l’O.N.U. pourrait bien se disloquer. Krouchtchev ne demande que cela. Si comme on voudrait l’espérer, on peut arrêter les hostilités à temps, Tchombé et Adoula devront trouver un compromis qui les laisse l’un et l’autre en place, et ce sera pour les U.S.A. un échec de plus. Tout se passe comme si le but de la politique américaine était de chasser de leurs positions politiques et économiques les bancs d’Afrique, y compris d’Afrique du Sud. Kennedy a été le seul homme d’Etat occidental à féliciter, et en quels termes chaleureux, le chef du Parti noir sud-africain, Luthuli, qui va à Oslo recevoir le Prix Nobel de la Paix.

On conçoit qu’Anglais, Belges, Français, Portugais et Espagnols, tous ceux qui ont des intérêts directs à défendre en Afrique et cherchent à établir une collaboration multiraciale, soient exaspérés par la politique américaine. Lord Home et M. Spaak se sont exprimés assez vivement là-dessus. Même Fulbert Youlou de Brazzaville et Tsiranana de Madagascar condamnent cette effusion de sang au Katanga, que rien ne justifie en droit, puisque contraire à la liberté de chaque peuple de choisir son gouvernement. Washington envoie au Katanga ses avions de transport et leur soutien actif finit par embarrasser le Secrétaire Général U. Thant et le directeur de la machine onusienne à Léopoldville, Linner, qui eux se sentent fourvoyés dans une affaire dangereuse. La presse américaine a peine à comprendre l’attitude de son gouvernement, à moins qu’il n’y ait entre Russes et Américains quelque accord mystérieux. Ce n’est pas sûr, bien entendu, mais si cela était, les choses n’iraient pas autrement.

 

La Question de Berlin

Et puis, il y a Berlin. Malgré les assurances catégoriques, l’attitude américaine reste ambigüe. Les Allemands ne s’y trompent pas. Une chose leur paraît claire : Russes et Américains sont d’accord pour perpétuer la division de l’Allemagne, les uns et les autres voient dans une Allemagne réunifiée, soit une menace militaire, soit un redoutable concurrent économique. Quant à Berlin, maintenant que le mur entre les deux zones est solidement bétonné, l’importance du problème est bien réduite. Même s’il reste libre, Berlin-Ouest aura beaucoup perdu de son rayonnement et pourrait bien aller vers un lent déclin, d’ores et déjà sensible. Un compromis sur la question, si les Russes le veulent, ne leur coûterait pas bien cher.

 

Les Discount Anglais à la Chine

On ne saurait trop dénoncer et déplorer le mercantilisme des pays occidentaux qui les pousse à vendre leurs meilleures réalisations industrielles aux ennemis qui les copient. Nous avons parlé de l’exposition française de Moscou, du dumping russe du pétrole par l’entremise de Mattei. Aujourd’hui, ce sont les Anglais qui vendent à la Chine six avions Vickers-Discount à réaction, sur lesquels sont montés les derniers modèles de radar qui figurent sur la liste des engins stratégiques dont l’exportation à l’Est est prohibée. Les Anglais se substituent aux Russes qui refusent à la Chine leurs appareils alors qu’ils cherchent activement à les vendre ailleurs. Les Américains sont naturellement fort irrités de la transaction. Autrefois, on accusait, non sans raison, les marchands de canons d’échanger entre eux, par-dessus la ligne de bataille, du matériel de guerre. Aujourd’hui, ce sont les Etats eux-mêmes qui rivalisent dans ce trafic. Advienne que pourra, pourvu que l’on exporte.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1961-12-09 – Détente Occulte

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Le Courrier d’Aix – 1961-12-09 – La Vie Internationale.

 

Détente Occulte

 

Confusion persistante, disions-nous l’autre jour ; une expression moins académique mais plus éloquente conviendrait mieux : pagaïe généralisée et cela aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. A l’O.N.U., imbroglio congolais ; à Bruxelles, l’insoluble problème agricole paralyse le Marché Commun ; à Londres, menace d’une dévaluation de la Livre comme préface à l’entrée plus que problématique de l’Angleterre dans l’Europe des Six. En France… Mais aussi dans le camp collectiviste, où la seconde déstalinisation met les partis frères sens dessus dessous. Le P.C. français accuse le P.C. italien de fractionnisme. Le monolithisme s’en va par morceaux, Moscou n’est plus la Mecque. Il y a Pékin et Tirana et aussi Belgrade, qui par suite de l’antagonisme russo-chinois n’est plus frappé d’exclusive. Quelque chose cependant se dégage, plus nettement que nous ne l’indiquions déjà, un modus vivendi entre l’U.R.S.S. et l’Occident paraît possible. Ce qui est curieux, c’est que les observateurs qualifiés qui tant de fois ont cru voir venir la « détente » et se sont trouvés déçus, se refusent à y croire maintenant que des signes positifs pour la première fois apparaissent.

 

Signes de Détente

Le plus significatif, c’est évidemment l’interview que le gendre de Krouchtchev est all cueillir à Washington de la bouche de Kennedy et dont le texte  a paru intégralement dans les « Izvestia » du 29 novembre. Elle occupe une page et demie du journal. C’est la première fois qu’un Président des Etats-Unis s’explique devant le public russe et que celui-ci est en mesure de peser ses arguments. L’événement, délibérément monté par Krouchtchev se passe de commentaire. Par ailleurs, notons le répit accordé à la Finlande, l’entretien avec le Ministre norvégien Lange que celui-ci a jugé satisfaisant, enfin le sursis octroyé à l’affaire de Berlin, autant de signes positifs. Sans doute, il y a tous les autres, en sens contraire : les explosions atomiques, les polémiques Zorine-Stevenson à l’O.N.U., les chicanes sur l’autoroute de Berlin, etc…

 

La Tactique et les Objectifs à Long Terme

N’oublions pas que la tactique russe veut que plus la politique de détente au fond sera cherchée, plus la propagande sera déchaînée contre l’Occident. Inversement, quand Moscou suivait la ligne dure, les sourires se faisaient plus fréquents. Il serait puéril de croire que la détente sera marquée par un relâchement de l’offensive du communisme contre le monde libre. La question est tout autre. L’intérêt de la Russie actuelle lui conseille une révision de sa politique extérieure et cela parce que maintenant la Chine a jeté le masque et lui conteste la direction du monde communiste.

Il y a là un événement que depuis trois ans déjà, nous considérions comme inévitable, alors que Krouchtchev lui-même ne semblait pas y croire quand il fit son voyage aux U.S.A. Devant cette rivalité ouverte, la Russie et les Etats-Unis ont un intérêt commun : contenir la Chine, empêcher le communisme chinois de réussir à construire une économie viable et par là même, de déborder ses frontières au Nord, comme au Sud. La preuve de cet intérêt commun, nous l’avons suivie au jour le jour au Laos et au Sud-Vietnam. Infiltrations, rivalités de princes, guérillas sans doute, mais d’invasion, point.

Si les Russes et les Chinois, d’accord, l’avaient voulu, personne ne pouvait les empêcher de s’emparer du Laos, du Vietnam, et du Cambodge, mais c’était donner à Pékin l’accès aux matières premières du Sud-Est asiatique, ce que les Soviets ne veulent pas. Cela n’empêchera pas Moscou et Pékin d’affirmer leur solidarité et leur fraternité éternelle et si par suite d’échecs trop répétés, le régime de Mao venait à être ébranlé, les Russes s’empresseraient de le défendre. Cela peut paraître subtil, parce que nous sommes en 1961 ; en réalité, c’est une politique du XIX° siècle qui se déroule, un jeu d’équilibre, de puissance du genre des querelles balkaniques ou de la succession de l’empire ottoman.

 

La Tournée de Krouchtchev au Kasakstan

Mais il y a peut-être autre chose, qui est une vue personnelle que nous soumettons comme telle à nos lecteurs. Krouchtchev comme on sait, vient de faire une tournée dans les provinces d’Asie pour étudier sur place le désastre de sa plus chère idée de paysan, la mise en valeur de l’immensité des terres vierges d’Asie, qui devaient être le grenier de l’Empire. Il a prononcé plusieurs grands discours que nous avons étudiés avec soin.

Il est allé aux Etats-Unis et dans sa tournée, il s’est surtout intéressé à l’agriculture. Il a même noué amitié avec un gros exploitant de l’Iowa. Il a vu ce qu’est une agriculture moderne, son efficacité presque effrayante, par l’abondance qu’elle peut produire. Il a pu voir de ses yeux un homme seul mener cent cinquante hectares de culture extensive, avec un rendement en blé de 17 quintaux à l’hectare. Or, que dit-il aux Kolkhoziens et aux Sovkhosiens du Kasakstan ? Retenons un chiffre entre cent. Dans un ensemble régional il y a 5.064 personnes occupées, dont 1.723 sont des spécialistes de l’agriculture ; la quasi-totalité de ces derniers sont exclusivement occupés d’administration : agronomes, zootechniciens, ingénieurs mécaniciens, vétérinaires et autant de simples bureaucrates. « Ces vétérinaires, dit Krouchtchev, vous pensez bien qu’il ne soignent pas le bétail, mais qu’ils élaborent des directives pour les soigner » (sic).

Tout le mal est là et il le sait : une nuée de fonctionnaires, un pour trois travailleurs, qui paralysent la production, plutôt qu’ils n’y contribuent. Il a parlé également des vols et des livraisons dérisoires à l’Etat : de 1 à 3 quintaux à l’hectare selon les régions. Cette inefficience du système, on peut même dire cette caricature de l’étatisme que Krouchtchev décrit fort bien, tient à la fois du tempérament russe et du régime. Avec cela on ne rattrapera jamais l’Amérique…

Force sera donc pour mettre de l’ordre dans ce gâchis, de s’octroyer une longue pause, que l’on camouflera par des offensives diplomatiques répétées, mais sans autre conséquence.

 

L’Interview de Mattei

« Le Monde » a publié récemment une interview du célèbre Mattei, le maître du trust d’Etat des pétroles italiens. C’est lui qui importe le pétrole russe que l’Italie paye la moitié du prix que les Soviets exigent de leurs satellites. C’est ce pétrole bon marché qu’il compte introduire en Suisse et en Allemagne, par le pipeline qu’il fait construire à partir de Gênes. Ce pipeline est en concurrence avec celui que la France et les grandes sociétés internationales lancent de Marseille à Karlsruhe. C’est à qui arrivera premier et enlèvera la clientèle. En attendant le pipeline français est interdit au trust Mattei et l’autre le sera à ses concurrents.

A entendre de pareils hommes, conclut mélancoliquement « Le Monde », on comprend que le Marché Commun de l’énergie n’est pas pour demain. Que l’Europe unie ne soit qu’un mythe, les gens avertis n’en ont jamais douté. Mais que pour des motifs mercantiles on sape le peu de concorde économique qu’on a eu tant de mal à mettre sur pied, cela passe la mesure. Dans ses propos, M. Mattei qui ne se cache pas de « conseiller » le F.L.N. est délibérément cynique ; l’intérêt de l’Italie avant tout. L’Etatisme tout puissant est malfaisant dans tous les domaines et dans tous les pays. Si les intérêts privés n’avaient pas collaboré en Europe depuis cinq ans, l’expansion qui s’est faite sous le signe du Marché Commun en serait restée sur le papier des traités ou du N ème plan.

                                                             CRITON   

 

 

Criton – 1961-12-02- Paradoxes de ce Temps

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Le Courrier d’Aix – 1961-12-02 – La Vie Internationale.

 

Paradoxes de ce Temps

 

Le Congo au Conseil de Sécurité

La réunion du Conseil de Sécurité sur le Congo fera date dans l’histoire des Nations-Unies. Les Etats-Unis, promoteurs de l’Institution, y ont perdu tout pouvoir et avec eux les Puissances Occidentales, l’Angleterre et la France. Résignées, elles ont voté ou laissé voter, sans user de leur veto, toutes les résolutions imposées par les Afro-Asiatiques. Et le maître du débat a été Zorine, le représentant de l’U.R.S.S. qui, lui, a opposé son veto aux amendements américains qui ne lui plaisaient pas. L’affaire veut qu’on s’y arrête.

 

Les Vetos Soviétiques

L’invraisemblable, pourtant exact, c’est que les Russes qui ont donné au nouveau Secrétaire birman, Thant, des directions impératives pour mener l’action de l’O.N.U. ne contribuent pas pour un dollar à une opération qui en a coûté déjà treize millions et en coûtera bien davantage, et qu’à l’exception de la France qui s’y est refusée, ce sont les Occidentaux qui soldent la facture pour 90%.

Il y a mieux : Zorine a opposé son veto à un amendement américain qui « réprouve toute action armée contre les forces et le personnel de l’O.N.U. et contre le Gouvernement de la République du Congo (Léopoldville) », ce qui revient en clair à ne pas condamner les meurtres récemment commis par les bandes armées et en particulier l’assassinat des treize aviateurs italiens.

Second veto soviétique : contre l’amendement américain qui « autorise le Secrétaire Général à prendre des mesures pour empêcher les actions militaires contre l’O.N.U. ou le Gouvernement congolais par des avions ou autres engins de guerre introduits soit au Katanga, soit dans toute autre région du Congo », autrement dit, si l’U.R.S.S. envoie des avions ou du matériel à Stanleyville, l’O.N.U. doit laisser faire.

Troisième veto russe, contre un autre amendement américain qui « priait le Secrétaire Général de procéder à la réorganisation d’unités armées et de personnel militaire congolais », autrement dit, que l’O.N.U. s’abstienne de donner à Léopoldville les moyens militaires d’imposer son autorité. On voit où l’U.R.S.S. veut en venir.

Il n’y a qu’une résolution qui a recueilli l’unanimité – sauf la France et l’Angleterre qui se sont abstenues – celle qui autorise l’O.N.U. à utiliser la force pour expulser les mercenaires et conseillers politiques ne dépendant pas du gouvernement de Léopoldville, autrement dit, de rallumer pour cette fin, la guerre civile et de recommencer l’opération malheureuse de l’O.N.U. contre le Katanga.

Et le délégué des U.S.A., M. Stevenson, a voté tout cela, et nous en passons, faute de place « sans enthousiasme » a-t-il dit. On le comprend.

Il convient d’ajouter toutefois que M. Thant, le Secrétaire Général, a eu la sagesse de faire remarquer que la résolution votée était une chose et son exécution une autre et qu’il pourrait être obligé avant de chasser par la force les mercenaires du Katanga, de donner la priorité à des situations urgentes, comme celles de Luluabourg, d’Albertville et de Kindu, où les forces de l’O.N.U. ont été massacrées par des troupes indisciplinées, remarque qui a mis Zorine en fureur, enjoignant au Secrétaire d’appliquer les résolutions à la lettre.

On ne sait ce qui sortira de ce débat. Rien, espérons-le. On attend les réactions du gouvernement italien qui a envoyé en enquête le Ministre Andreotti à Kindu. L’opinion et la presse italienne sont particulièrement irritées, on le conçoit. L’Italie retirera-t-elle son contingent ? On ne le sait car il serait grave que les Occidentaux ne laissent au Congo que des forces afro-asiatiques. On ignore également si M. Kennedy est satisfait de l’action, si l’on peut dire, de son représentant Stevenson. Il y a tellement d’intrigues et d’intérêts aux prises dans ce malheureux Congo, qu’il est difficile de mettre à jour le dessous des cartes. Les Anglais ont fait de leur mieux pour empêcher l’anarchie de gagner le Katanga, mais les riches gisements qui sont encore exploités par les Belges, ont suscité tant de convoitises. Le mercantilisme de l’Occident est bien capable d’y sacrifier même ses intérêts politiques les plus évidents.

 

Kekkonen rend visite à Krouchtchev

Le Président finlandais Kekkonen a eu à Novosibirsk l’entretien prévu avec Krouchtchev et il a obtenu un sursis. Les consultations militaires, comme on les nomme à Moscou, n’auront lieu que plus tard, mais il y a une condition : que l’opposition finlandaise du social-démocrate Tanner renonce à désigner un candidat contre Kekkonen aux élections, ce qui a été fait immédiatement : ledit candidat Honka  s’est retiré. Il est probable que Kekkonen a été chargé d’une autre mission, de faire pression sur la Suède et aussi sur le Danemark et la Norvège, pour les détourner de toute collaboration avec Bonn et si possible de neutraliser ces deux derniers pays. Cependant, M. Lange, le ministre norvégien était à Moscou et a eu avec Gromyko et Mikoïan un entretien plutôt orageux. La Norvège ne semble pas vouloir se laisser menacer par Moscou et restera dans l’O.T.A.N malgré une certaine opposition à l’intérieur du pays.

 

La Tournée des Terres Vierges

Il est possible que le geste relativement apaisant de Krouchtchev lui soit dicté par ses propres difficultés. On pouvait craindre qu’elles ne le poussent à l’agressivité. Le contraire est également possible. Après ses violentes algarades avec les responsables de l’agriculture dans la région des terres vierges, son dernier discours a été remarquablement conciliant. Il a dû sentir qu’il serait imprudent de s’en prendre à des gens qui ont la vie dure et ne peuvent rien contre la nature et aussi contre la passivité des travailleurs. Figurez-vous que ceux-ci ont adressé à Krouchtchev des revendications de salaires tout comme dans nos démocraties bourgeoises et que notre homme leur a répondu avec un bon sens digne du plus authentique capitaliste . Jugez-en :

« La productivité, leur a-t-il dit, doit toujours dépasser les augmentations de salaires… Si le montant des salaires est plus élevé que celui des marchandises produites, vous aurez beaucoup d’argent, mais vous ne pourrez plus acheter de la viande et du lait dans les magasins, parce que l’écart augmenterait entre le pouvoir d’achat et les marchandises disponibles ; le seul qui gagnerait à l’affaire, serait le spéculateur (entendez le marché noir) ». Bravo, M. Krouchtchev.

Ce sont les mieux payés qui se plaignent, en l’espèce les conducteurs de tracteurs : Krouchtchev leur a fait valoir que les médecins qui les soignent et les instituteurs qui enseignent leurs enfants, sont plus mal payés qu’eux. Il a cependant reconnu que leurs doléances devraient être examinées et satisfaites si possible dans la mesure des fonds disponibles. Un vrai discours de ministre des finances.

 

Le Fléau de l’Abondance

Et pendant ce temps, dans notre vieille Europe, et particulièrement chez nous, on cherche des solutions au mal inverse : celui de l’abondance. La viande que nous payons si cher s’accumule dans les frigos et l’Etat qui la paye 400 frs le kilo vif, cherche désespérément des clients qui en veuillent à 180. De même le fleuve blanc, le lait, coule en vain et ses dérivés s’accumulent. On avait espéré que cette surproduction trouverait preneur chez nos voisins qui ont la chance d’en pouvoir importer. Mais ils sont eux-mêmes, l’Allemagne en particulier, assaillis d’offres de clients qui en échange achètent leurs produits industriels. Le Marché Commun risque de ne pas survivre à cette épreuve et les prochains débats des Six sur ce point vont être décisifs. M. Erhard, le ministre allemand de l’économie, vient de promettre que l’Allemagne ne laissera pas par sa faute sombrer l’organisation européenne. Le propos a été accueilli avec une grande satisfaction. Mais se traduira-t-il dans les faits ? On se le demande. Il y a tant d’intérêts à soumettre et à convaincre au-delà du Rhin, comme ailleurs.

 

                                                                                                CRITON

 

Criton – 1961-11-25 – Confusion Persistante

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Le Courrier d’Aix – 1961-11-25 – La Vie Internationale.

 

Confusion Persistante

 

Confusion persistante, tel est le caractère que la grande presse accorde aux problèmes actuels. Que ce soit le Congo belge, la pression russe sur la Finlande, les pourparlers Kroutchtchev-Kroll sur Berlin, sans omettre les débats à l’O.N.U., rien n’est clair. La raison fondamentale de ces équivoques c’est que les acteurs n’arrivent pas à concilier leurs plans extérieurs avec les exigences internes.  Il y a les faits qui exigeraient certaines attitudes et les pressions politiques qui empêchent qu’on les reconnaisse. On en trouverait un fameux exemple chez nous en ce moment.

 

Tito et les U.S.A.

Commençons par le point sur lequel on peut être précis : la crise des relations de Tito avec les Etats-Unis. Il y a déjà longtemps, depuis que l’affaire albanaise prenait tournure, nous signalions le rapprochement de Tito avec Moscou. A la tribune du XXII° Congrès, il est toujours le déviationniste, le renégat qui sert de cible idéologique et d’avertissements aux autres qu’on ne veut pas nommer. Mais en fait, les vues de Tito –il l’a avoué d’ailleurs- ne s’éloignent de celles du Kremlin que pour la forme et dans le détail, sur Berlin et les deux Allemagnes, elles concordent.

Les américains qui avaient envoyé à Belgrade un homme de premier plan, Kennan, sont déçus de son échec. Depuis longtemps d’ailleurs, l’opinion aux Etats-Unis s’irritait de voir prodiguer depuis treize ans des dollars pour édifier le communisme en Yougoslavie. La mesure paraît enfin comble et Washington se refuse à envoyer gratis les quelques deux millions de quintaux de blé dont la sécheresse et le mauvais vouloir des paysans plus ou moins collectivisés, ont privé le pays cette année. On n’en est pas, comme le prédit aimablement le voisin albanais à ses concitoyens, à manger de l’herbe cet hiver, mais les Yougoslaves en auraient été réduits à plusieurs reprises à cette extrémité, si les U.S.A. n’avaient déversé là-bas leurs surplus. En échange, ils comptaient que le neutralisme de Tito serait à égale distance des deux blocs. Mais en toute circonstance, il a appuyé les thèses moscovites, que ce soit sur Berlin ou le Congo.

La partie va être serrée. Qui l’emportera des besoins économiques ou de la stratégie politique ? Les finances yougoslaves ne sont pas brillantes ; l’industrie, malgré quelques constructions spectaculaires, manque d’équilibre, l’agriculture ne progresse pas. Beaucoup d’échecs masqués par une propagande spécieuse qui finit par s’éloigner trop de la réalité, pour qu’on la prenne au sérieux.

 

L’Affaire Kroll

Les amateurs de grand jeu diplomatique doivent être ravis de l’affaire Kroll. Kroll est l’ambassadeur d’Adenauer à Moscou. Homme de tempérament et d’imagination hardie qui semble plaire à Krouchtchev. Ils ont eu ensemble des tête-à-tête prolongés et Kroll aurait, selon des indiscrétions calculées, proposé un règlement de Berlin, assez différent du plan officiel du Chancelier. Emotion feinte ou non, à Bonn, on récuse le plan Kroll et on rappelle d’urgence l’ambassadeur ; un porte-parole officiel annonce sa destitution. Et, pas du tout : Kroll s’entretient avec Adenauer qui le renvoie à Moscou poursuivre le dialogue. Adenauer va s’expliquer sur l’affaire avec Kennedy. Le vieux renard aurait-il voulu ressusciter le spectre de Rapallo pour secouer l’apathie de Londres et de Washington et les ramener à l’intransigeance ou bien ne veut-il pas désavouer un homme, capable de s’entendre avec Krouchtchev ? Cette entente apparente n’est-elle pas aussi une feinte d’un côté ou de l’autre, ou même des deux ? Cruelle énigme. En fin de compte cela ne changera pas grand ’chose.

 

Au Pays des Pogroms

On aura beau renverser les statues, la vieille Russie blanche ou rouge ne change guère d’âme ; elle reste le pays des Pogroms. Un grand procès s’est déroulé à Léningrad, un autre à Moscou, contre les représentants de la communauté Juive. Petchersky a été condamné à douze ans de prison, ses adjoints à sept et à quatre. L’affaire a soulevé une grande émotion en Israël et provoqué un débat au Parlement. Embarrassée par la publicité donnée à l’affaire dans le monde entier, « La Pravda » a, comme toujours, mis sur le compte de l’espionnage les persécutions antisémites. Les 250.000 Juifs de Léningrad, les 500.000 de Moscou, tremblent une fois de plus.

 

La Crise Russo-Finlandaise

Les Finlandais aussi. Le Président Kekkonen avait crû gagner du temps en dissolvant le parlement et fixant les élections à Février. Du même coup, il assurait sa réélection. Mais les Russes ne se sont pas laissé convaincre. Kekkonen va en Sibérie discuter avec Krouchtchev des nouvelles exigences russes à l’endroit de la Finlande. S’agit-il d’un retour à l’occupation militaire des bases précédemment abandonnées ou de l’entrée des communistes dans le Gouvernement finlandais ? De toute façon, celui-ci devra s’incliner, heureux de pouvoir conserver un peu de cette neutralité chèrement acquise sur leurs sinistres voisins.

 

Krouchtchev au Kazakstan

Une fois de plus, on se demande si toutes ces manifestations agressives de l’U.R.S.S. ne sont pas des diversions à une situation intérieure tendue. Krouchtchev est allé visiter les terres vierges qui sont en passe de le redevenir ; la récolte de 1961 a été la plus faible jusqu’ici : 5 quintaux à l’hectare en moyenne. « C’est du sabotage » a dit K.

Ce qui nous a frappé en écoutant le dialogue retransmis par la radio, entre le Maître du Kremlin et les responsables de l’agriculture, c’est que ceux-ci lui tenaient tête et n’étaient pas loin de lui dire que c’était sa faute à lui, de s’entêter à cultiver des régions qui ne peuvent l’être. On sentait parfois de l’irritation de  part et d’autre, plus du tout la servilité de l’esclave envers le maître habituelle dans les pays communistes. Qu’en faut-il conclure ? Est-ce l’aube de la démocratie, ou le crépuscule de Krouchtchev ?

 

L’Anarchie Congolaise

Rira bien qui rira le dernier, avait dit celui-ci en parlant du Congo ex-belge. L’heure, hélas, n’est pas à rire. Le massacre des treize aviateurs italiens, doit-il être attribué à l’anarchie ou à une provocation calculée de Gizenga qui après avoir semblé s’accorder avec le Gouvernement de Léopoldville, est rentré dans son pays où il a ramené la terreur ? Cette malheureuse affaire a tout au moins fait éclater l’injustice et l’hypocrisie qu’il y avait à mettre en cause les quelques militaires belges ou autres qui demeurent au service de Tchombé comme boucs-émissaires des malheurs du Congo. De son côté, le nouveau Secrétaire Général de l’O.N.U., Thant, est embarrassé pour continuer la mission de l’Institution faute d’effectifs et de fonds. Comme il advient ailleurs, il est plus difficile de s’en aller que de demeurer. L’O.N.U. continuera tant bien que mal l’opération si maladroitement menée. Elle y laissera un peu plus de son prestige, s’il lui en reste encore .                                              

                                                                       CRITON

 

Criton – 1961-11-18 – Nouveaux Horizons

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Le Courrier d’Aix – 1961-11-18 – La Vie Internationale.

 

Nouveaux Horizons

 

En U.R.S.S.

La déstalinisation bat son plein. On démolit les statues ; on débaptise les villes ; tandis que le XXII° Congrès, avec son mirifique programme, a fixé le tableau de la Russie de 1980. Krouchtchev a bien justifié l’adage : en U.R.S.S., l’avenir est connu d’avance, il n’y a que le passé qui change. Les historiens officiels ont la tâche plus ardue que les planificateurs qui, eux, ne risquent rien. Ils ont vingt ans devant eux. Tout cela est fort bien, mais ne va pas sans remous.

 

La Polémique

D’un côté la polémique du parti albanais contre le déviationniste Krouchtchev s’étale en termes violents. Sera-t-il expulsé du Pacte de Varsovie ?  Les Chinois soutiennent l’Albanie et avec eux plus ou moins tous les partis communistes non européens, à l’exception notable de Cuba. Communisme blanc et communisme de couleur s’affrontent. A noter que seule en Europe, l’Albanie est en majorité un pays musulman, que ses maîtres Hodja et Chehu sont des musulmans. Cela compte. A rapprocher d’un autre fait : le seul représentant musulman au Présidium et au Secrétariat du Parti, c’est-à-dire dans le gouvernement soviétique, Mukhitdinov, a été éliminé de l’un et l’autre organisme, et Krouchtchev est en ce moment en tournée dans les provinces musulmanes de l’U.R.S.S., à Samarkand, en particulier, où le nationalisme est encore très vif : les 25 millions de musulmans asiatiques de l’Empire soviétique n’ont plus aucune participation à la direction suprême. Ce sont des sujets et traités comme tels. La démocratie populaire a de ces mystères !

 

Les Réactions

La seconde déstalinisation et l’affaire albanaise ont déconcerté les partis frères ; la super bombe aidant, ils ont quelque embarras à justifier les actes de Moscou, et derrière les portes soigneusement closes, on perçoit les éclats de voix des militants. Mais cela n’a guère d’importance. Ils en ont vu d’autres et en verront encore. Ce qui est plus sérieux, ce sont les réactions à l’intérieur même de la Russie, car c’est là que les conséquences de la déstalinisation seront décisives. On peut déjà essayer de s’orienter.

 

Les Courants de la Société Soviétique

La société soviétique actuelle comprend trois classes essentielles : les « Apparatchiks », c’est-à-dire tous les privilégiés qui dirigent le pays en dehors de la quinzaine de têtes qui, elle, constitue le gouvernement proprement dit. Ceux-là sont tout dévoués au maître du jour dont ils tiennent leur pouvoir et l’approuvent quoi qu’il fasse, quitte à le renier instantanément s’il lâche la barre et à encenser son successeur.

Au-dessous s’est formé une classe moyenne qui, depuis la mort de Staline s’est rapidement développée et commence à constituer une opinion ; intellectuels de toute espèce, chefs d’entreprises, praticiens, officiers subalternes, etc…  Cette classe est nettement libérale, autant qu’on peut l’être là-bas, et c’est sur elle que Krouchtchev s’appuie. Elle a souffert sous Staline. Elle aspire au bien-être. Elle approuve la coexistence pacifique et la détente.

Enfin, il y a la masse, l’immense masse des « sans visage » comme on les appelle en russe, en majorité paysans. Ceux-là, avec leur tournure d’esprit mystique, leur patriotisme ardent et chauvin ont toujours adoré le maître comme un dieu, fut-il cruel. Staline avait succédé au Tsar comme leur père. On le craignait et le vénérait à la fois. Détrôner cette icône est grave. Pour ceux-là, la première déstalinisation avait passé inaperçue. La seconde les atteint. On enlève les portraits. On change le nom des villes et des rues. Ils ne comprendront pas et la foi simple et quasi inconsciente dans le régime, dans l’avenir qu’il promet, sera mise en doute. Le maître du Kremlin ne s’en soucie guère, ils ne comptent pas ; il pourrait bien se tromper. Il y a enfin une autre résistance, celle des vieux bolcheviks, qui ont milité et combattu pendant la guerre sous Staline et que Molotov représente bien. Krouchtchev a essayé de les faire parler en sa faveur. Le succès a été de pure forme.

Si donc on met ensemble le schisme politique qui résulte de l’affaire albanaise et de la lutte sourde entre Pékin et Moscou, et d’autre part, les tendances divergentes de ce qu’on peut appeler l’opinion, on peut conclure que le monolithisme du camp oriental est mort et sans doute définitivement, que Krouchtchev l’emporte ou non, car la partie n’est pas jouée.

 

Le Rôle Nouveau du Japon

A l’autre bout du monde, au Japon, un autre mouvement se dessine qui pourrait aussi prendre une importance historique. Depuis la défaite de 1945, le Japon ne jouait plus de rôle notable dans la politique internationale. Sa puissance militaire était négligeable, et sa reconstruction économique son unique souci. Cela est en passe de changer. En effet, après les événements du Laos et du Sud-Vietnam, les Américains ont compris qu’ils ne pouvaient pas grand-chose, que l’Asie était perdue pour le Monde libre et que la rivalité sino-russe ne suffisait plus à arrêter l’invasion lente et progressive du communisme. Au surplus, l’homme blanc, qu’il soit russe ou américain, est trop suspecté pour rallier les masses. En désespoir de cause, les Américains songent au contre-poids que le Japon pourrait constituer.

 

Les Sud-Coréens à Tokyo

Un fait significatif qui n’a même pas été signalé par la presse : le Chef de la nouvelle Junte militaire, qui a pris le pouvoir en Corée du Sud est allé à Tokyo. Il vient de s’y arrêter à nouveau avant d’aller à Washington. La Corée, ancienne colonie japonaise était jusqu’ici violemment hostile à l’ancien occupant. Syngman Rhee était encore plus anti-japonais qu’anti-communiste. Maintenant, un rapprochement se précise que les Etats-Unis ont vivement sollicité. C’est le premier signe d’un retour du Japon sur le continent asiatique. Cette évolution a été grandement facilitée par l’explosion des bombes atomiques russes. Les partis hostiles aux Etats-Unis, au Japon, ont changé d’attitude. Les dirigeants nippons en profitent, et la possibilité de jouer à nouveau un rôle en Asie les tente. On dit même que les Etats-Unis songeraient à les faire participer à la défense du Sud-Vietnam. C’est évidemment anticiper mais n’est pas impossible. L’équilibre des forces a ses exigences et l’intérêt commun du Japon et des Etats-Unis, aussi bien politique qu’économique, est de conjuguer leurs efforts pour conserver une partie de l’Asie à leur influence et à leurs marchés. Nous ne sommes qu’aux premières lueurs de cette nouvelle conjonction. On en reparlera, à coup sûr.

 

Pourquoi nous Travaillons

Sur un tout autre plan, on discute aujourd’hui du sens à donner à notre civilisation, et partant à notre effort. Des canons ou du beurre, disait-on autrefois et aujourd’hui encore le camp de l’Est met les canons avant le beurre. En Occident, et surtout aux U.S.A. on a abondance des deux. La question s’est déplacée ; l’alternative est ou bien la civilisation du « gadget » comme on l’appelle avec dédain, ou la civilisation « sociale » où les investissements sont orientés en priorité sur les services publics, le logement, l’éducation et l’hygiène. De fait, aux Etats-Unis, on consacre plus de capitaux au superflu qu’à l’essentiel. Il ne faudrait cependant pas oublier que le superflu et même l’inutile est plus cher à l’homme que le nécessaire, plus encore chez les primitifs que chez les évolués. Le superflu s’incorpore peu à peu au nécessaire et c’est lui qui, dans une société où règne l’abondance, constitue l’attrait et l’agrément de la vie. Le progrès, si progrès il y a, a besoin de l’un et de l’autre. Qu’en pensez-vous ?

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1961-11-11 – Politique et Economie

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Le Courrier d’Aix – 1961-11-11 – La Vie Internationale.

Politique et Economie

 

Après les débats mouvementés du XXII° congrès et l’explosion de la superbombe de 57 Mégatonnes, nous espérions que Moscou nous laisserait souffler. Point du tout. La tactique de Krouchtchev, comme celle de l’illustre détrôné Staline, est de varier les points d’offensive et de tenir ses adversaires en constante alerte.

 

La Finlande

C’est du côté de la Finlande que les Soviets portent leurs coups. Sous prétexte d’une menace de l’Allemagne Fédérale, qui n’y a jamais songé, d’attaquer l’U.R.S.S à travers la Finlande, ils demandent à celle-ci, en vertu de leur pacte d’alliance, de rouvrir la question des bases en Baltique.

L’invitation n’est pas claire, mais on voit où elle tend. Kekkonen, le Président finlandais se trouvait aux U.S.A., cette visite n’était pas sans rapport avec l’évolution du Marché Commun auquel, si la Grande-Bretagne y accède, les autres Scandinaves devront de façon ou d’autre s’associer ; et la Finlande qui avait déjà des liens économiques avec eux depuis l’établissement de la zone de libre-échange, espérait faire par leur intermédiaire un pas de plus dans le vaste ensemble commercial international qu’on voudrait constituer.

Moscou supporte mal que la Finlande ne soit pas un satellite qu’elle cherche par tous les moyens à affirmer sa neutralité et il est à craindre qu’elle ne reçoive un coup de semonce, sinon pour s’aligner, du moins pour limiter encore ses liens avec le monde libre. Par delà la Finlande qui leur sert de rempart contre un contact trop direct avec les Russes, les Scandinaves se sentent menacés, surtout la Suède dont la neutralité demeure fragile. Les Soviets veulent détacher le groupe scandinave de ses obligations envers l’Occident. Si la Finlande cessait d’être neutre, il serait obligé, soit de le devenir à son tour, soit au contraire de demander à l’O.T.A.N. de nouveaux appuis. Pour le Danemark et la Norvège, cela ne changerait pas grand’-chose. Pour la Suède ce serait une décision historique à laquelle on conçoit difficilement qu’elle se résolve.

On ne peut  encore savoir s’il s’agit du côté russe d’une simple diversion ou d’un plan plus étendu visant le flanc nord de l’Alliance Atlantique. Actuellement en U.R.S .S. les problèmes intérieurs paraissent prépondérants.

 

La Crise Politique en Allemagne Fédérale

L’Allemagne fédérale accusée de noirs desseins a cependant d’autres soucis. Malgré sa demi défaite  électorale, Adenauer s’accroche au pouvoir et pour y demeurer, a dû se plier aux exigences du parti libéral pour former une coalition qui s’annonce orageuse. Ce qu’il voulait éviter, c’est que cette coalition libérale démo-chrétienne se fasse sans lui et sous la direction du Dr Ehard dont les vues tant en matière intérieure qu’extérieure, sont proches de celles du chef du parti libéral, Mende. La politique de l’Allemagne fédérale aurait alors subi sinon un changement du moins une orientation différente sur deux points : une politique économique moins sociale et plus expansionniste, une politique extérieure moins européenne et plus atlantique. Ehrard et les libéraux n’ont jamais été très chauds partisans du Marché Commun, favorables au contraire à un marché aussi ouvert et étendu que possible avec l’Angleterre et les Etats-Unis. Quant à la petite Europe politique des Six, ils l’auraient volontiers laissée se diluer peu à peu dans de vagues consultations sans conditions contraignantes. Cela Adenauer ne le veut pas. Car il estime que la survie de l’Allemagne ne peut être assurée que soudée au Continent, parce que c’est la seule garantie qu’elle ait qu’elle ne sera pas sacrifiée dans un marchandage éventuel entre l’Est et l’Ouest. Il n’a sans doute pas tort. On l’accuse d’obstination sénile et son prestige en souffre, mais il a, de la position difficile de son pays, une vue beaucoup plus large que ceux qui veulent le supplanter.

 

La Révision de la Politique Economique des U.S.A.

Malgré les éclats du duel Est-Ouest, ce sont peut-être les problèmes économiques qui sont aujourd’hui les plus importants. En effet, les Etats-Unis, après avoir peu à peu et non sans déchirement, abandonné leur doctrine isolationniste en politique extérieure se demandent si l’heure n’a pas sonné de renoncer à l’isolationnisme économique. Il ne s’agit pas là de doctrine car en principe, les  Américains ont été contraints à se protéger de la concurrence étrangère, parce que leur niveau de vie trop élevé par rapport aux autres nations industrielles et partant la cherté de leur main-d’œuvre trois fois plus payée qu’en Europe, les obligeaient à maintenir des barrières sous peine de voir péricliter leurs entreprises. D’autre part, celles-ci pour rester concurrentielles, émigraient en Europe en y fondant des filiales ce qui entraînait et une aggravation du chômage à l’intérieur et une sortie de capitaux qui étaient une des causes de la crise du dollar et des pertes d’or de l’an dernier.

Le mouvement n’est d’ailleurs pas définitivement arrêté et la reprise économique manifeste au début de 1961, donne déjà des signes d’essoufflement. La crise peut se rouvrir. Aussi le Gouvernement Kennedy lance une vaste campagne contre le nationalisme économique, c’est-à-dire pour ouvrir les portes des Etats-Unis à la concurrence étrangère. Cette campagne n’est qu’une amorce, car elle va se heurter à de farouches oppositions au Congrès. Il s’agit en effet ni plus ni moins que d’une association commerciale avec le Marché Commun élargie à l’Angleterre et sans doute au Commonwealth britannique. L’opération ne se fera pas du jour au lendemain. Pour le moment, il faut essayer de convaincre les entreprises américaines de sa nécessité. Certaines le conçoivent et l’approuvent. D’autres y voient leur condamnation à mort. C’est dire à quel point une nouvelle orientation de ce genre est grave. Il est déjà très hardi de la part de Kennedy de l’avoir formulée. Le débat sera passionné et nous le suivrons avec d’autant plus d’intérêt que la France devra en tenir compte.

 

Le Voyage de Dean Rusk au Japon

Ce n’est pas seulement le progrès économique de l’Europe qui met les Etats-Unis en position difficile, mais aussi le Japon. L’expansion industrielle du pays dépasse en effet tous les records enregistrés, même par l’Allemagne. Les prévisions du gouvernement nippon estimaient possible un doublement du revenu national en dix ans, ce qui est déjà énorme. Or, au rythme actuel, ce serait fait en six. Voilà qui, s’il était quelque peu économiste, ferait réfléchir Krouchtchev. Car son fameux plan de vingt ans, si chimérique qu’il soit, ne dépasse pas le niveau que le Japon, pays capitaliste, réalise, lui, effectivement. Cela d’ailleurs ne va pas sans douleur et s’accompagne d’une surchauffe comparable, quoique différente par ses effets à celle dont l’Allemagne fédérale s’est inquiétée et qui l’a obligée à réévaluer le Mark. Du fait de l’expansion industrielle, les importations se sont tellement accrues que le déficit de la balance commerciale a vidé les réserves de la banque centrale et le Japon doit faire appel aux banques américaines pour obtenir les crédits nécessaires. C’est ce qui explique le voyage du Secrétaire d’Etat Rusk à Tokyo, accompagné d’une équipe de ministres et d’experts, ce qui est exceptionnel.

Les Etats-Unis une fois de plus, vont au secours de leurs plus dangereux concurrents, mais ils ne peuvent se passer de leur concours politique. Ce sera donnant, donnant. On va sans doute normaliser la situation en donnant à l’expansion japonaise le coup de frein qui s’impose. Mais à long terme, ce nouveau géant fera la vie dure aux vieux pays industriels.

 

Les Risques de Crise

Il faudra, tôt ou tard, et le plus tôt serait le mieux, harmoniser ces croissances inquiétantes. Mais comment ? Le défaut du système de libre entreprise est de produire trop et d’anticiper sur les besoins qui ont leurs caprices et ne se développent pas à volonté. Cette surcapacité de production, aussi bien industrielle qu’agricole est un phénomène actuellement inquiétant et qui se traduit par des dumpings dommageables aux économies respectives. C’est à qui déverse tantôt du blé ou du beurre, tantôt des plastiques à n’importe quel prix sur le marché du voisin. Si la planification dont on fait tant étalage devait servir, c’est bien plutôt à modérer l’expansion qu’à la stimuler. Sans quoi les plans feront culbute dans une crise qui, elle, ne préviendra pas.

 

                                                                              CRITON

 

 

Criton – 1961-11-04 – La Seconde Déstalinisation

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Le Courrier d’Aix – 1961-11-04 – La Vie Internationale.

 

LA  SECONDE DESTALINISATION

 

Staline, le père des peuples, fidèle continuateur de Lénine, disparaît du Panthéon soviétique. Et les foules qui défilaient devant sa momie ne verront plus qu’une place vide. Ainsi en a décidé à l’unanimité, comme toujours, le XXII° Congrès du Parti.

 

La Seconde Déstalinisation

Cette seconde phase de la déstalinisation, – la première date de 1956 – aura-t-elle les mêmes conséquences que la première ? Différentes sans nul doute, mais aussi étendues. 1956 avait marqué l’ère des révoltes chez les satellites : l’Octobre polonais, la révolution hongroise de Novembre. Aujourd’hui, c’est à l’intérieur de la Russie que quelque chose change. Dans un curieux discours qui contrastait avec les litanies des autres, le célèbre écrivain Cholokov a parlé au Congrès, non de l’aube du paradis communiste, mais des temps difficiles à venir. Il s’est étendu sur l’indiscipline des jeunes hommes de lettres. C’est le développement de ces courants perturbateurs que l’ère nouvelle devra affronter.

 

La Lettre de Molotov au Comité Central

Si les révélations des crimes de Staline par Krouchtchev, parfaitement connus d’ailleurs, étaient plus ou moins attendues, ce qui a surpris, c’est la publication par Satjukow, rédacteur en chef de la « Pravda », d’une lettre récente de Molotov aux membres du Comité Central ; c’est un réquisitoire contre la politique de Krouchtchev, désigné comme déviationniste, traître à la pensée de  Lénine et au parti, etc.. Pour l’avoir écrite, car il semble bien que ladite lettre n’est pas un faux fabriqué pour la circonstance, il est clair que Molotov savait qu’il n’était pas seul de son avis et qu’il avait dans les hautes sphères de la hiérarchie du parti, plus d’un complice. Encore tout cela est-il querelle de personnes. Mais, Molotov exprime également l’idée fondamentale, qui est dans l’esprit de beaucoup de délégués du Congrès, qu’ils soient pour ou contre Krouchtchev ; la décadence attendue du capitalisme ne s’est pas produite et la révolution non plus. Tout au contraire, les pays d’Occident européens et –ne l’oublions pas- le Japon, ont connu depuis dix ans un développement et une prospérité extraordinaires que les Russes n’ignorent pas. Ainsi, en pratiquant une politique de coexistence et de rivalité pacifiques, il est fort douteux que le communisme s’impose.

Molotov le dit clairement, tout comme les Chinois : seule une guerre, en brisant les progrès des pays capitalistes pourra assurer le triomphe de la doctrine. Renoncer à fomenter la révolution dans ces mêmes pays, ouvrir plus ou moins les frontières à leurs expositions et à leurs touristes, c’est contaminer les masses soviétiques et les faire douter de la supériorité du régime.

Autrement dit, sans révolutions intérieures et, comme elles apparaissent peu probables, sans guerre nucléaire, la suprématie du communisme est compromise et les plans du XXII° Congrès, un mirage. Molotov qui connaît le monde extérieur et qui est à Vienne, ne se fait pas d’illusion là-dessus et beaucoup, sinon tous les responsables du Gosplan en U.R.S.S., le savent aussi bien que le peuple qui voit son ravitaillement toujours déficient. Le dilemme est là. Ou bien la guerre ou bien une lente évolution vers une démocratie plus ou moins socialiste avec les risques de désagrégation qu’ils comportent dans un empire de soixante peuples d’origine et de mœurs différentes.

 

Comparaison avec la Période 1905-1914

Ce qui frappe dans la pensée de Molotov et ses partisans, c’est qu’elle nous reporte aux années 1905-1914, où l’autorité du Tsar se trouvant affaiblie par les courants démocratiques et aussi révolutionnaires, il s’est précipité vers la guerre, ou tout au moins n’a rien fait pour l’éviter, parce qu’il croyait y voir une issue à une situation inextricable. Pour l’heure, l’histoire ne se répètera pas parce que le souvenir des souffrances de la dernière guerre est trop vif chez le peuple russe et que la très grande majorité – y compris les savants et même les militaires – des responsables soviétiques approuvent la politique de Krouchtchev, même s’ils doutent de son succès.

 

L’Asie du Sud-Est

Un point sombre cependant : l’Indochine. Les Soviets ont fait leur possible pour barrer la route aux Chinois, et l’on sait que comme au Laos, ils s’arrangent pour noyer le poisson, c’est-à-dire éviter de régler le problème, tout en laissant aux trois factions laotiennes le soin de le faire durer en l’état. Mais on a vu au XXII° Congrès que les délégués du Nord-Vietnam, Ho Chi Min, et de la Corée du Nord, Kir il Sun, se sont ralliés – prudemment – mais assez nettement à Pékin et c’est Pékin qui fournit les armes aux guérillas Viet Cong contre Ngo Din Diem. La Chine aurait même pris pied, semble-t-il, au Cambodge. Pékin peut amener les choses au point de provoquer une intervention américaine et Moscou, dans ce cas, devrait soutenir Pékin, ce qui nous vaudrait une crise difficile à contenir. Les risques ne sont pas moins grands pour les Russes que pour les Américains.

 

Les Elections en Grèce

Les élections grecques qui viennent d’avoir lieu illustrent à leur manière les critiques de Molotov : le parti d’extrême-gauche animé par les communistes a perdu un terrain considérable, même en faisant la part des pressions officielles. Le recul est certain. Les menaces adressées récemment  à la Grèce par Moscou ont eu l’effet de détourner les masses de ses partisans. Là non plus la révolution communiste n’est pas pour demain.

 

La Lutte contre l’Inflation en Angleterre et en France

Reprenons-nous à parler des problèmes économiques que les grands événements politiques nous avaient fait négliger. Les difficultés de ce côté dans les grands pays d’Occident demeurent les mêmes, le problème crucial étant toujours de freiner l’inflation et de conjurer la course des salaires et des prix.

En Angleterre, le Gouvernement revient aux moyens classiques et tente à nouveau le remède de l’austérité : blocage des salaires, réduction de la consommation intérieure par l’impôt et les restrictions de crédit, stimulants à l’exportation. Le succès ne peut venir que si les parties intéressées s’accordent, Gouvernement, patronat et syndicats. Pour cela, MacMillan tente d’établir un plan de développement auquel les Anglais, libéraux par tempérament, s’étaient jusqu’ici refusés. Reste à savoir si grâce au plan, les revendications pourront se limiter. Les exemples, au dehors, ne sont guère encourageants.

On s’intéresse, du même coup, à la situation en France dont les Anglais voudraient s’inspirer. Le postulat de la politique française, depuis 1958, c’est que si l’expansion est suffisamment rapide, elle fait obstacle à la hausse des prix et permet de relever les salaires sans mettre en danger la monnaie. Cette donnée est logique puisque la production devançant la consommation et le progrès technique aidant, la demande est toujours satisfaite et les prix, par conséquent n’ont pas de raison de monter. Malheureusement, entre la théorie et la réalité il y a un pas. Malgré l’expansion continue, la flambée des prix, jusqu’ici contenue, reprend ; parce que le niveau des prix dépend d’une foule de facteurs humains, qui touchent à la psychologie collective, toujours changeants et imprévisibles. L’expansion n’est pas une panacée. Elle peut agir aussi bien en sens contraire et pousser à l’inflation, au lieu de l’étouffer.

A note avis, en France et cela est vrai aussi de l’Angleterre, la stabilité des prix dépend plus que de toute autre chose, de la confiance qu’on accorde à l’autorité qui les contrôle. Dès qu’on sent qu’elle s’abandonne, ou qu’elle n’a plus le pouvoir de réagir, on retourne à la pente fatale. Le problème de l’inflation ne peut être résolu par des équations. On commence même à douter qu’il puisse l’être jamais, quoiqu’on fasse.

 

                                                                              CRITON

 

 

Criton – 1961-10-28 – Schisme à Moscou

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Le Courrier d’Aix – 1961-10-28-  La Vie Internationale.

 

Schisme à Moscou

 

 Ce XXIIème Congrès du Parti communiste à Moscou qu’on croyait dédié à la gloire de Krouchtchev a fait éclater les dissensions qu’on n’ignorait pas, mais que personne ne s’attendait à voir s’étaler en plein forum devant six mille délégués.

Le schisme idéologique du communisme est donc aujourd’hui public ; le mot est d’ailleurs prononcé au congrès même ; on s’étonne que tant de spécialistes dits kremlinologues se soient obstinés depuis deux ans que les preuves s’accumulent de cette rivalité interne, à s’accrocher au dogme du monolithisme communiste. Nous n’avons pas manqué au cours de ces chroniques, de suivre pas à pas les progrès de la fissure. Ils étaient évidents. Ce que nous nous demandons, c’est ce que peuvent penser les citoyens de l’U.R.S.S. intelligents et avertis, en apprenant par les voies officielles du journal, que les hommes qui les ont successivement gouvernés étaient des tyrans, des assassins, des traîtres, des saboteurs, des agents de l’impérialisme, des ennemis du peuple, toutes expressions qui figurent en ce moment dans les déclarations des membres du parti fidèles à Krouchtchev. Comment n’en peuvent-ils pas conclure que ces mêmes accusateurs vont être un jour prochain flétris des mêmes crimes par d’autres qui ne vaudront pas mieux?

 

L’Affaire Albanaise

C’est l’Albanie qui fait les frais des rivalités internes du mouvement. Nous ne regrettons pas d’avoir ici à plusieurs reprises mis en lumière l’importance de ce minuscule satellite. L’énigme albanaise n’en est pas pour autant résolue. Comme le dit le communiqué de Tirana « nous ne sommes pas seuls » contre Krouchtchev, sous-entendu, car si nous l’étions il y a longtemps que notre sort serait réglé.

Nous nous étonnions, en effet, que l’Albanie qui est le seul accès russe à la Méditerranée, et qui abritait la puissante base de sous-marins de Sasseno, ait pu impunément chasser les Soviets et les remplacer par les Chinois. C’est que les Chinois de Pékin non plus ne sont pas seuls dans la lutte. Ils ont à Moscou même des alliés dont personne jusqu’ici n’a révélé les noms.

 

La Querelle des Anti-Parti

La preuve, c’est le brusque réveil de l’affaire anti-parti, vieille de quatre ans et qu’on croyait enterrée depuis la disgrâce de Malenkov, Molotov, Kaganovitch et consorts. Le premier  est présumé mort, les autres ont été éloignés dans des postes insignifiants, ou mis à la retraite, et l’on ne s’expliquait pas que ces gens inoffensifs et oubliés comme Vorochilov et Boulgnine méritent qu’on s’acharne à nouveau sur eux. De même que derrière l’Albanie c’est Pékin qui est visé, de même derrière ces vieux dignitaires, c’en sont d’autres sans doute plus dangereux et agissants.

En réalité, le motif du duel Moscou-Pékin est simple. Les Chinois aux prises avec les difficultés que l’on sait, n’ont reçu des Russes aucune aide. Au contraire, ceux-ci ont profité de la détresse des Chinois pour réduire leurs livraisons et même exiger le remboursement de prêts antérieurs, si bien que les échanges entre les deux pays sont tombés au tiers du chiffre des années 1957-1959. Pendant ce temps, les Chinois pour atténuer la famine, rassemblaient tout ce qui pouvait leur procurer des devises fortes pour acheter du blé au Canada et en Australie.

 

Les Prétextes Idéologiques

Les prétextes idéologiques au schisme sont d’ailleurs minces pour ne pas dire futiles. Il s’agit, dit-on, du culte de la personnalité, c’est-à-dire celui qu’avait instauré feu Staline. Or, il suffit d’ouvrir « Les Izvestia » pour lire de la première à la dernière page les discours de Krouchtchev qu’encadrent une photographie du grand homme, tellement embellie d’ailleurs, qu’on hésite à le reconnaître. Dans l’art de la retouche, les photographes de Moscou sont aussi habiles que leurs patrons. Quant à l’enseignement de Lénine sur lequel les deux partis se querellent, on en peut tirer ce que l’on veut taire.

Cela ne trompe personne, surtout pas les délégués au XXIIème Congrès. En effet, un petit incident nous a paru particulièrement significatif : après le rapport fleuve de Krouchtchev, on a, comme d’usage, mis son approbation aux voix. Tout le monde, bien entendu, était pour. Mais le scrutateur de service a déclaré que, comme il était un peu myope, il demandait qu’on lui fît savoir s’il n’y avait pas quelques voix contre. Et tous les délégués de s’esclaffer. La remarque n’était cependant pas si naïve qu’il semble.

 

Commentaires

Tous les commentateurs sont prudents et perplexes. Est-ce la politique intérieure ou extérieure de l’U.R.S.S. qui est en jeu ? Quels intérêts s’opposent, quelles personnes ? Ce qui est sûr, c’est que la lutte commence pour la direction de la machine communiste. Les développements seront longs et pour l’heure imprévisibles.

Deux points paraissent sûrs : le parti chinois et ses alliés soviétiques sont hostiles à la décentralisation et à toute détente intérieure et extérieure. Ils veulent renforcer l’autorité et revenir si besoin est aux méthodes terroristes de Staline. En politique extérieure, les Chinois voudraient pousser l’U.R.S.S. à la guerre contre les Etats-Unis, affaiblir ainsi la Russie pour s’emparer de ses dépouilles et remplacer le communisme bourgeois de l’actuelle soviétie par un communisme révolutionnaire où la prépondérance appartiendrait aux peuples de couleur et particulièrement aux jaunes. S’ils l’emportent, la tension internationale ne fera que s’aggraver. Si au contraire, Krouchtchev sort vainqueur, il sera obligé de manager l’Occident  tout en faisant en apparence le contraire pour désarmer ses opposants. Les alertes se multiplieront, mais n’iront pas plus loin.

Il est bien hasardeux de faire des pronostics, mais pour notre part, nous n’avons pas l’impression que Krouchtchev soit menacé pour le moment. La situation intérieure de l’U.R.S.S. est trop difficile pour qu’une autre équipe impose au peuple de nouveaux sacrifices et de nouvelles déceptions. Même si cela se produisait, il y aurait une période de flottement plus ou moins longue pendant laquelle toute aventure extérieure serait exclue. Comme l’a dit Chou en Laï dans son discours : “toute dissension entre nous ne peut que réjouir et servir nos ennemis”. C’est  bien comme cela que nous l’entendons. Pendant qu’ils se disputent !

Tout le reste de l’actualité est bien peu en regard de ce grand duel oriental. Elle ne manque cependant pas d’intérêt.

 

Les Elections en Turquie

D’abord les élections turques. Fait rare en Orient, elles ont été une surprise ; ce qui prouve que la liberté de vote a été respectée. Le parti de la justice opposé à la junte militaire du Général Gursel a rejoint et parfois dépassé, au Sénat en particulier, le nombre de voix du parti républicain soutenu par le Général et l’ancien président Inonu. On a dit que c’était la revanche des pendus. L’exécution brutale de Mendérès et de ses collaborateurs avait indigné l’opinion internationale et  le pays même avait été éprouvé. Mais le mobile de cette revanche électorale est plus profond et remonte à Ataturk lui-même ; la masse paysanne avait suivi Mendérès parce qu’il avait rétabli les usages et remis en faveur la religion musulmane. Le vote d’hier est surtout dirigé contre le modernisme et la laïcité et les réformes sociales poursuivies par les militaires et certains milieux bourgeois et progressistes. Les deux tendances sont aujourd’hui de forces à peu près égales, ce qui rendra l’équilibre politique difficile. Mais le sentiment national est vivant et la frontière avec l’U.R.S.S. n’est pas loin, ce qui ne permet pas à l’anarchie de désagréger l’Etat. L’Union nationale se refera.

 

La Fin de la Révolte en Angola

La rébellion angolaise est terminée, le Président Salazar du moins l’affirme et le silence des insurgés prouve qu’il n’est pas loin d’avoir raison ; le bilan de cette guerre aux confins du Congo est lourd de pertes matérielles et humaines. La courageuse armée portugaise a réussi où de plus puissantes qu’elle ont échoué. Tout n’est pas réglé là-bas, il s’en faut et la rébellion a trop d’appuis extérieurs pour abandonner la partie. Mais elle a perdu tout appui à l’intérieur du pays où elle n’en avait d’ailleurs jamais eu beaucoup et il lui faudra du temps pour se reconstituer. Le dernier empire colonial du monde occidental est toujours debout. Ce fait commanderait trop de réflexions, mieux vaut se taire.

 

Le Socialisme Arabe

La colère de Nasser après la perte de la Syrie, s’est tournée vers les quelques riches propriétaires et anciens ministres de la monarchie de Farouk qui demeuraient encore dans le pays. Spoliations, emprisonnements, cela s’appelle la troisième révolution. Nasser veut faire son « Socialisme arabe » comme il dit. Mais la ruine des riches n’a jamais enrichi une nation. C’est toujours le contraire. Les Fellahs du Nil, toujours aussi misérables, et qui sont vingt-cinq millions sur une bande étroite de terre, n’en seront pas mieux nourris, même si on leur sert une nouvelle idéologie. D’autres en ont fait l’expérience.

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