Criton – 1963-04-27 -Krouchtchev en Difficulté

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Le Courrier d’Aix – 1963-04-27 – La Vie Internationale.

 

Krouchtchev en Difficulté

Depuis le recul à Cuba en octobre, la situation de Krouchtchev est difficile. Des rumeurs circulent : Molotov reprendrait du crédit ; Krouchtchev abandonnerait le pouvoir l’an prochain pour ses soixante-dix ans. Frol Kozlov lui succèderait. Pas plus qu’au temps des tsars, on ne sait grand-chose sur les luttes d’influence qui se jouent, ni sur quoi elles portent. Le fait accompli surprend le monde. Pour l’heure il y a la situation économique qui ne suit pas le plan, les courants libéraux malaisés à réprimer, et surtout la querelle idéologique avec Pékin.

Là-dessus, quoi qu’on en ait dit, aucune détente n’apparaît. Une preuve suffit : nous lisons dans les « Izvestia », daté du 15 avril, un télégramme adressé par Brejnev et Krouchtchev à Tito, le félicitant de la promulgation de la nouvelle constitution yougoslave : « importante étape dans la vie de votre nation qui édifie le socialisme » et l’assurant « de la collaboration et de l’amitié indestructible entre les peuples soviétiques et yougoslaves ». Formule traditionnelle, certes, mais qui montre, à l’occasion d’un événement qui n’appelait pas une telle démonstration, que les Russes ne cèdent pas aux pressions chinoises pour les détacher du renégat Tito.

D’ailleurs, la presse albanaise et chinoise a repris ses attaques contre le « révisionnisme », et la rencontre proposée par Moscou à Mao attend toujours une réponse. Les Chinois n’ont aucun intérêt à reculer et les Soviets ne le peuvent pas, malgré toutes les difficultés que le schisme suscite en Russie et  à l’intérieur des Partis communistes. Les deux impérialismes sont aux prises et rien, à notre avis, pas même un changement de personne à la tête du Kremlin, n’en pourra modifier le cours. Il s’inscrit dans l’histoire.

 

La Rivalité Russo-Chinoise en Asie du Sud

La tragi-comédie du Laos, l’illustre bien. Malgré l’Accord de Genève et les trêves militaires successives, la poussée du Patet Laos appuyée par Pékin continue par secousses suivies de pause. C’est la tactique chinoise. Veut-on obliger les Américains à intervenir, comme au Sud Vietnam et compromettre Moscou aux yeux des Asiatiques si les Russes ne s’y opposent pas ? Il semble. Mais la lutte d’influence en Asie du Sud ne se limite pas là, l’Indonésie est un autre enjeu : le maréchal Malinovski vient de faire une visite à Soekarno. L’accueil a, paraît-il, manqué de chaleur. Aussitôt, le Président de la Chine en personne Liu-Shaoqi a succédé au Russe à Djakarta, et la population l’a fêté officiellement. Il se rend de là en Birmanie, autre point sensible.

Jusqu’ici ces neutralistes jouaient de la rivalité russo-américaine, aujourd’hui c’est une rivalité sino-russe. Le profit n’est sans doute pas aussi substantiel, mais nullement négligeable car les Chinois n’hésitent pas à imposer les plus grands sacrifices au peuple pour soutenir leur influence extérieure. La lutte s’étend même à Cuba : Fidel Castro va visiter Moscou, sans doute pour obtenir une aide accrue, sinon Pékin l’attend, et même – car Nasser ne néglige rien – Ali Sabri, le numéro deux de la R.A.U. nouvelle née, va présenter ses hommages à Mao. On comprend que ce duel qui prend une allure planétaire mette le Kremlin dans un extrême embarras et que les adversaires de Krouchtchev saisissent l’occasion de l’accuser de rompre l’unité du communisme …

 

Les Exilés Cubains Rompent avec Kennedy

Ils l’accusent de collusion avec les Américains. Comme le conflit russo-chinois, les rapports U.R.S.S.-U.S.A. ont suivi une ligne sinueuse et souvent déconcertante. Mais dans l’ensemble, les relations se sont progressivement tendues d’un côté, et rapprochées de l’autre. Le dernier épisode, c’est la rupture du chef des exilés cubains Miro Cardona avec la Maison Blanche. Kennedy est accusé d’abandonner leur cause et de manquer à la promesse d’en finir au besoin par les armes avec Castro.

Il est certain que le Président des U.S.A. a passablement louvoyé dans l’affaire. Actuellement, il ne veut rien faire qui mette Krouchtchev dans l’embarras et préfère le laisser en tête à tête avec Fidel, espérant peut-être que celui-ci, déçu par ses alliés communistes, cherchera un jour un compromis avec Washington. Le personnage a ses humeurs et rien n’est à exclure. Mais pour l’heure, l’essentiel est de barrer la route aux Chinois dans le Sud-Est asiatique, et Russes et Américains ont besoin les uns des autres.

Autre signe : Tito vient d’adresser à Kennedy un message chaleureux pour le remercier de son aide. Le rapprochement avec le Kremlin ne paraît nullement avoir refroidi les relations entre Washington et Belgrade. Tout cela, pour l’Américain moyen ou le fidèle militant communiste, n’est pas facile à comprendre.

 

Kennedy et Nasser

Il y a mieux, c’est le soutien constant apporté, aussi bien par le gouvernement Eisenhower que par celui de Kennedy, à Nasser et, comme pour Tito, en dépit de tous les mécomptes. Washington se félicite de la naissance de la nouvelle R.A.U. et ne cache pas que l’heure est proche où le roi Hussein de Jordanie devra s’exiler et même Ibn Saoud abandonner son trône. On n’a pas démenti à Washington que le Gouvernement américain aurait demandé à Israël d’observer la neutralité au cas où la Jordanie passerait sous le contrôle de Nasser, quitte à fournir à Israël des armes supplémentaires pour maintenir l’équilibre des forces dans la région. On a dit à ce propos : pourvu qu’elles soient anticommunistes, et elles le sont à souhait, les Américains soutiennent toutes les dictatures arabes. Leur politique n’est pas aussi simple. Ils considèrent que les monarchies arabes ont fait leur temps et qu’il serait vain de les soutenir. Ce serait s’attirer l’inimitié des masses, les rejeter vers Moscou ou Pékin, pour s’incliner un jour ou l’autre devant les faits. En appuyant le mouvement d’unité arabe, on peut dans une certaine mesure en contrôler le développement et sauvegarder l’essentiel, Israël et les pétroles. Israël, en dissuadant Nasser d’une entreprise militaire aléatoire, les pétroles, en faisant valoir qu’ils n’ont d’autre débouché que l’Occident, et qu’au cas où ils seraient perdus, le Monde libre a des sources de remplacement, si bien que quel que soit le maître des puits d’Arabie, il devra en vendre le produit à ses acheteurs habituels.

Les Anglais suivent cette politique à contrecœur et même avec angoisse, car pour eux, et aussi pour nous, les pétroles arabes ont une importance primordiale, vitale même, qu’ils n’ont pas pour les Américains. Si Nasser étend son autorité sur l’Arabie Saoudite et sur Koweit, ce seront en fait les Américains qui dicteront à l’Angleterre sa politique pétrolière. Sans leur appui, en effet, Britanniques et Français seraient évincés du Golfe Persique, l’Iran excepté.

Les Etats-Unis voient plus loin : si les Travaillistes viennent au pouvoir à Londres l’an prochain, il ne sera pas mauvais d’avoir en main ce gros atout pour les tenir et du même coup, la France serait un peu plus docile. Et puis, il y a par-delà un argument idéologique. Les Etats-Unis veulent se montrer partout les champions de la libération des peuples et les adversaires des structures féodales, même si ces peuples sont en définitive plus opprimés qu’auparavant. Enfin, ils savent que l’unité arabe n’est qu’un mirage ou un épisode éphémère et qu’il y aura assez de rivalités entre factions pour conserver une large liberté de manœuvre. L’essentiel est de paraître y souscrire, et surtout d’être sur place. Depuis Suez 1956, ils s’y sont maintenus et y resteront. Il leur a fallu et il leur faudra bien souvent changer leurs plans et prendre de difficiles virages, comme nous l’avons vu récemment au Yémen et en Arabie Saoudite. Les fausses manœuvres et les chausse-trappes les guettent. Ils seront payés d’ingratitude et d’invectives de toutes parts. Ils en ont l’habitude.

 

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Criton – 1963-04-20 – “Pax in Terris”

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Le Courrier d’Aix – 1963-04-20 – La Vie Internationale.

 

L’Encyclique « Pax in Terris »

Si les événements n’ont pas manqué en cette période pascale, l’Encyclique pontificale « Pax in Terris » les domine, partout accueillie avec respect et faveur, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. C’était bien là son objet : ne dire aux hommes que ce qui peut les unir, rassembler en quelques paragraphes les aspirations, non seulement de la chrétienté, mais de toutes les âmes. Il ne faudrait cependant pas conclure de cette approbation unanime que ce document n’exclut rien et ne condamne personne. Au contraire : l’accent est mis  sur la personne humaine et sur ses droits, ceux précisément que les régimes totalitaires ne cessent de brimer : le droit de libre expression entre autres, que les écrivains soviétiques se voient en ce moment refuser. Si le Kremlin applaudit, c’est qu’en se réservant, il s’opposerait au sentiment de la conscience universelle qui trouve dans l’enseignement pontifical ce que tout homme de bonne volonté reconnaît juste et souhaitable.

 

Le « Pragmatisme » de Jean XXIII

On a parlé à propos de l’Encyclique de pragmatisme. Il est exact, en effet, que dans la recherche des moyens d’assurer la paix, le Souverain Pontife n’indique que les voies pratiques, celles dont la réalisation est à portée. Il ne parle pas de désarmement universel et immédiat comme les Russes ou les partisans de la non-violence, mais des étapes mesurables qui y peuvent conduire sans que des obstacles insurmontables n’empêchent des progrès modestes mais concrets. De même pour ce qui concerne les Droits de l’Homme, Jean XXIII approuve la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’O.N.U. « comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ».

De même dans les rapports entre chrétiens et non-chrétiens, le Pape n’exclut ni les rencontres ni la coopération, sous quelque forme que ce soit, qui peuvent maintenir la paix. Il l’a montré en recevant Adjoubei. Il ne s’agit pas là de fermer les yeux sur l’erreur ou d’absoudre le crime, mais d’empêcher que ne se dresse dans l’ordre moral un autre rideau de fer. Enfin et surtout, l’Encyclique préconise la constitution d’une autorité mondiale qui régirait les rapports entre toutes les nations, c’est-à-dire quelque chose de plus que l’O.N.U., mais de moins qu’un gouvernement supranational qui s’imposerait à tous les Etats.

Là encore, nous restons dans le domaine du possible, c’est l’originalité de cette Encyclique : d’une part rassembler en quelques formules ce que personne ne peut refuser de souhaiter et de l’autre, montrer les voies accessibles pour réaliser ces aspirations.

 

La Responsabilité Spirituelle du Monde

Il y a plus : le Pape prend pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise la responsabilité spirituelle de la famille humaine,  sans distinction de croyance. Dans un monde rétréci où les distances s’abolissent où les communications des esprits sont instantanées, il est indispensable de ne retenir pour les unir que les principes moraux universellement reconnus pour fondamentaux, sans s’arrêter aux nuances confessionnelles qui risquent, une fois de plus, de les empêcher de se comprendre. C’est là une évolution manifeste, une orientation grosse de conséquences prise avec beaucoup de hardiesse, qui fait murmurer certains, mais dont le retentissement est grand, par-delà les frontières du catholicisme.

 

La Nouvelle R.A.U.

D’union il en a été question au Caire, mais cette fois politique et militaire. La République Arabe unie de Nasser, brisée par la sécession syrienne, revit, tout au moins sur le papier ou mieux sur le drapeau qui sera commun à l’Egypte, à la Syrie et à l’Irak, et à laquelle se joindra le Yémen et peut-être d’autres ; Nasser en sera le chef, Le Caire la capitale. Il n’y aura qu’une politique étrangère, une armée sous commandement unique, une seule constitution et un parlement. Trop beau pour passer dans les faits, disent les sceptiques, et il est difficile de ne pas l’être. Que de rivalités, de restrictions mentales se cachent sous cette apparente unanimité.

 

Les Aspirations du Monde Arabe

Il y a cependant, par-delà, une aspiration qui dépasse la personne de Nasser et qui si tout cela devenait autre chose que symbolique, l’étoufferait peut-être. Le Monde arabe cherche à retrouver une conscience commune et les moyens de l’affirmer. C’est le sens du mot de résurrection qu’emploient ses doctrinaires ; l’Islam arabe chassé d’Europe en 1492 peu à peu dominé par les Turcs qui avaient en 1453 pris Constantinople, domination à laquelle se substitua celle des Chrétiens et qui ne disparut définitivement qu’en1919. Aujourd’hui, depuis l’indépendance algérienne, ce Monde se dit « libéré ». Il cherche sa voie, une voie qui soit à la fois traditionnelle et moderne, religieuse et sociale.

 

Les Socialismes Arabes

Un socialisme arabe cherche à se définir : soit un socialisme d’inspiration spirituelle fait plutôt de solidarité et de fraternité que d’égalité ; soit un socialisme autoritaire à structure militaire plus nationaliste que social ; soit un socialisme philosophique d’inspiration européenne axé sur la justice sociale ; soit enfin un socialisme teinté de collectivisme comme le voit le F.L.N.

A l’étude, on s’aperçoit combien ce vocable de socialisme arabe recouvre de nuances et même d’oppositions fondamentales. Des Etats plus ou moins définis, ayant, pendant des siècles, subi des dominations étrangères diverses, peuvent-ils d’un seul élan s’imposer des structures communes ? Ils voudraient le croire, ils s’exaltent à l’affirmer, mais l’enthousiasme passé, qu’en restera-t-il ? Nasser triomphe, dit-on, mais lui-même en est-il sûr ? Et puis il y a Israël, à la fois un ciment et un obstacle, fragile et puissant, et les Américains et les Anglais qui n’ont pas fini, dans cette région qui leur est essentielle, de jouer des rivalités et de freiner les ambitions.

 

L’Accord sur le Yémen

On vient de le voir au Yémen. Nasser y avait engagé 25.000 hommes. Il s’y ruinait, sans succès décisif. Les Etats-Unis l’ont laissé faire et quand il n’en pouvait plus ont imposé leur solution. Nasser reçoit satisfaction : l’Émir El Bad s’exile. L’Arabie Saoudite et la Jordanie ne le soutiendront plus. Le maréchal Sellal reste le maître de Sanaa. Mais les troupes égyptiennes évacueront le pays. Aden et Ryad ne seront plus menacés. Que se passera-t-il, quand les soldats du Caire seront partis ? C’est à Washington qu’on peut le demander.

 

Les Élections Canadiennes

Les Américains ont obtenu aux élections canadiennes un succès réconfortant. L’ami des Kennedy Lester Pearson, chef du Parti libéral l’emporte au détriment des trois autres en lice. Le Premier ministre sortant Diefenbaker avait axé sa campagne sur un nationalisme anti-yankee croyant s’assurer la victoire en flattant les passions chauvines des Canadiens, inquiets de l’influence de leur puissant voisin. Pearson avait loyalement condamné cette tendance. Il s’est déclaré attaché à la participation nucléaire avec les U.S.A. à laquelle Diefenbaker s’opposait et à la collaboration indispensable de leurs capitaux au développement de l’économie nationale. L’élection a suivi et même les séparatistes francophones du Québec ont perdu du terrain. Il est vrai que les Libéraux leur ont promis une plus large part dans les affaires du pays. Nul doute qu’ils tiendront parole.

 

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Criton – 1963-04-06 – Monopole Atomique et Suprématie du Dollar

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Le Courrier d’Aix – 1963-04-06 – La Vie Internationale

 

La Visite d’Harold Wilson à Washington

On attache beaucoup d’importance à Washington au voyage qu’entreprend Harold Wilson, le nouveau chef du Parti travailliste anglais. Les Conservateurs viennent de subir trois défaites successives dans les élections partielles, si lourdes qu’on n’a plus de doute à Londres sur l’issue de la prochaine consultation électorale. L’échéance, quelle qu’elle soit, est trop proche pour qu’un redressement Tory soit possible.

Les Américains en prennent leur parti, d’autant plus volontiers qu’ils ont eu tant de déceptions avec les leaders conservateurs, que l’Europe socialiste qui prend forme leur paraît, à tout prendre, plus favorable à leurs intérêts. Ils entretiennent déjà de bonnes relations avec Spaak en Belgique avec Fanfani qui vient de faire à Washington une visite très bien accueillie. Willy Brandt, maire de Berlin, y a fait plusieurs voyages également prometteurs. Reste le cauchemar français dont ils espèrent que l’usure du temps, et un patient isolement diplomatique leur permettront de venir à bout.

 

Monopole Atomique et Suprématie du Dollar

Cette faveur inattendue des hommes d’Etat de gauche de la part du Gouvernement des Etats-Unis s’explique en fonction de leurs deux objectifs majeurs : conserver le monopole atomique et rétablir le Dollar dans son rôle de monnaie indiscutée. Sur l’un et l’autre point, ils se sont heurtés aux oppositions des dirigeants actuels. Diefenbaker, au Canada, appuie sa campagne électorale sur le refus de participer à l’armement atomique concerté avec les Américains et fait fond sur le sentiment nationaliste et anti-yankee de beaucoup de ses compatriotes, les Canadiens français, en particulier. MacMillan, comme nous l’avons vu, entreprend la sienne, sur la nécessité pour l’Angleterre, si elle veut demeurer une puissance, de conserver un armement atomique indépendant auquel ses adversaires travaillistes sont décidés à renoncer. Il pense avoir là-dessus la majorité de l’opinion de son côté. Adenauer et ceux de son Parti qui partagent ses vues, se voient reprocher le Traité Franco-Allemand, avec ce que l’on soupçonne de clauses militaires secrètes. En dépit de toutes les assurances et les concessions faites par les Ministres allemands aux Etats-Unis, Kennedy et son entourage y voient des partisans d’une indépendance européenne plus ou moins d’accord avec Paris, comme l’ex-ministre de la défense Franz-Joseph Strauss.

Tous leurs adversaires, au contraire, semblent prêts au moins tant qu’ils sont dans l’opposition, à laisser aux Etats-Unis la mission de protéger l’intégrité de l’Europe, celle-ci n’étant chargée que de renforcer les armes dites conventionnelles pour contenir l’adversaire le long du rideau de fer. Harold Wilson en particulier se dit tout à fait d’accord avec le Pentagone sur cette stratégie et décidé à l’appuyer.

 

La Question du Dollar

Pour ce qui est du Dollar, sa faiblesse tient pour une bonne part à la position créditrice de l’Europe continentale où il s’accumule à mesure que les Etats-Unis en perdent. Une Europe socialiste hâterait le renversement de la tendance. La démagogie sociale et financière, la méfiance du capital, l’hostilité des milieux d’affaires joints au ralentissement déjà sensible de l’expansion ramèneraient rapidement les pays européens dans le « rouge » comme ils disent, c’est-à-dire dans le déficit et la dégradation monétaire qui l’accompagne, ce qui dans le passé a été de règle. Le Dollar redeviendrait la seule grande monnaie forte et reprendrait son rôle de devise clef.

Actuellement, les pays créditeurs, comme la France, tiennent le sort du Dollar en leur pouvoir. S’ils réclamaient le remboursement en or de leurs réserves et de leurs avoirs aux Etats-Unis, le Trésor américain se viderait immédiatement. Il est certain qu’ils ne le feront pas ; le coup serait trop grave pour le Monde libre et ils se nuiraient à eux-mêmes. Il n’en reste pas moins que la menace plane discrètement et qu’on ne manque pas d’y faire allusion quand il s’agit par exemple de prêts en dollars aux Etats-Unis qui les demandent. Qui n’est pas maître de son crédit n’a pas les coudées franches pour imposer son point de vue dans les controverses internationales.

 

L’Évolution de la Crise Cubaine

La crise de Cuba n’est pas résolue. De menus incidents l’entretiennent et les Russes sont là, comme à Berlin, un baril de poudre soigneusement au sec et la mèche à portée. Ce n’est toutefois pas tout à leur avantage. Il y a d’abord pour les Soviets le coût de l’opération qui, dans la crise actuelle de leurs paiements extérieurs, les gêne. De leur côté, les Américains exploitent la peur que la révolution castriste inspire aux pays voisins. En République dominicaine, depuis l’assassinat de Trujillo, un certain équilibre démocratique s’est établi avec l’élection régulière du président Juan Bosch. Son hostilité au Castrisme n’est pas douteuse. Depuis, il y a eu la Conférence de San José de Costa Rica, où le Président des Etats-Unis a conféré avec les cinq présidents des Républiques d’Amérique centrale auxquels s’était joint Panama. Les résultats ont été plus publicitaires que concrets, mais l’effet moral est considérable. Il n’y a pas si longtemps que les Panaméens manifestaient contre la domination yankee sur le Canal. Au Salvador, au Honduras, des luttes politiques incertaines opposaient partisans et adversaires de Fidel Castro. Aujourd’hui, c’est à qui réclame contre Castro des mesures extrêmes que Kennedy d’ailleurs ne peut que refuser. Reste le point faible, le Guatemala, où des élections devaient avoir lieu, où la guérilla pro fidéliste se déployait contre l’actuel Président. La junte militaire en viendra-t-elle à bout ?

Certes l’Amérique centrale, sauf Costa-Rica, ne ressemble guère au modèle de la démocratie, selon les vœux de Washington, mais il s’y manifeste une solidarité certaine contre l’ingérence d’une puissance étrangère au continent en l’espèce l’U.R.S.S. et son satellite Castro. Celui-ci d’ailleurs en est parfaitement conscient. Nous le disions précédemment et une récente interview du personnage, qui a fait du bruit, la dernière note aux Etats-Unis, inaccoutumée par sa modération, montrent que la tutelle russe lui pèse un peu, Krouchtchev le sait et Castro aussi sait qu’il n’a qu’un mot à dire, un geste à faire pour s’en dégager. Les Etats-Unis ne refuseraient pas de l’y aider. C’est un espoir sans doute lointain, mais qu’ils se garderont de compromettre.

 

Hassan II à Washington

Autre visite importante à la Maison Blanche, celle du Roi Hassan II du Maroc. En principe, il s’agit de régler les modalités de l’évacuation des bases américaines et de compenser les pertes que ce départ provoquera pour les finances chérifiennes. En réalité, c’est la politique du Maroc à l’égard de l’Occident qui se précise en opposition à la nouvelle constellation du socialisme arabe où l’Algérie de Ben Bella se range aux côtés de Nasser. La visite de celui-ci à Alger est prochaine. Celle du Roi Hassan récemment n’a nullement atténué la rivalité des deux Etats et le grand Maghreb n’est pas pour demain.

En face de ce socialisme arabe xénophobe qui se traduit surtout par la foire d’empoigne à nos dépens, le Roi du Maroc entretient avec les pays occidentaux de fructueuses relations. Il s’est réconcilié avec Franco. Le conflit avec la Mauritanie est mis en sommeil. Les rapports avec la France sont normaux. Mais c’est surtout aux Etats-Unis qu’Hassan cherche un appui. Des crédits bien entendu, mais surtout, il tient à montrer son indépendance à l’égard du panarabisme.

Le Maroc, pays atlantique, est un point de rencontre entre la Civilisation occidentale et l’Islam ; synthèse serait trop dire, mais collaboration originale et coexistence profitable. Il pense qu’un jour, de la Lybie à l’Océan, un Monde arabe ouvert pourra s’unir, non pas opposé au Monde oriental qui se ferme de plus en plus, mais différent. Pour cela il faut beaucoup d’habileté, de patience et de maîtrise. Il n’en manque pas.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-03-30 – Mésentente Cordiale

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-30 – La Vie Internationale.

 

Tandis que les projets de force nucléaire multilatérale et multinationale s’ensablent dans des discussions sans fin, la paralysie du Marché Commun s’étend à toutes ses articulations. C’est la France que ses cinq partenaires accusent, mais ceux-ci en profitent pour bloquer ou modifier à leur avantage toutes les dispositions prévues qui les gênent. Les réunions des six ministres se répètent sans résultat : pas d’accord sur la fixation du prix des céréales que ni l’Allemagne, ni l’Italie ne veulent abaisser. Pas question, bien entendu, de mettre en application les fameux prélèvements du plan Pisani. Le Gouvernement fédéral vient d’élever de six à huit pour cent les taxes compensatoires sur l’importation de l’acier français, mesure contre laquelle les sidérurgistes français protestent auprès de la C.E.C.A. Les Italiens mettent un droit de sortie sur les frigidaires après que la France eut invoqué la clause échappatoire pour les empêcher de concurrencer les nôtres. Ce ne sont là que coups d’épingle mais ils montrent bien l’état d’esprit qui règne depuis l’échec de Bruxelles.

 

La Mésentente Cordiale

La zizanie est aussi marquée dans l’ordre diplomatique. A Londres, on a ressenti comme un affront le refus de M. Couve de Murville d’assister au déjeuner offert par Lord Home aux Ministres des pays de l’O.T.A.N. La réunion de l’Union Européenne Occidentale a été ajournée sine die, la France s’y étant opposée de peur qu’on n’y soulevât à nouveau la question de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun. Un orage s’amoncelle autour de la grande discussion sur l’abaissement réciproque des tarifs douaniers préconisée par Kennedy, qui doit avoir lieu dans le cadre du G.A.T.T., assemblée où sont révisés périodiquement les accords tarifaires internationaux.

Kennedy tient beaucoup à son « Trade Expansion Act » qui devrait ouvrir à l’économie américaine de nouveaux débouchés. Il a envoyé à Paris M. Stevenson pour tenter de fléchir l’obstruction française sur ce point et sur d’autres. Si habile que soit le délégué permanent des U.S.A. à l’O.N.U., ses chances de succès paraissent minces.

 

La Crise du Marché Commun

Si notre politique nous a mis dans la fâcheuse posture de bouc émissaire pour les échecs de la coopération internationale, les esprits raisonnables savent que les responsabilités sont partagées ; si nous avons, dès l’abord, été sceptiques sur l’avenir du Marché Commun, c’est que nous craignions qu’il ne résiste pas au ralentissement de l’expansion que lui avait donné l’apparence du succès. Dès que les affaires deviennent difficiles, chacun cherche à se protéger de la concurrence du voisin et en même temps, ce qui peut paraître contradictoire, compte sur un élargissement du commerce international pour trouver des débouchés nouveaux.

En fait, les pays à vocation exportatrice comme l’Allemagne, et à un moindre degré la Belgique et l’Italie, ne veulent pas d’un Marché Commun européen plus ou moins fermé à l’extérieur et se suffisant à lui-même. Il y a là des divergences fondamentales que l’accroissement spectaculaire du commerce entre les Six au cours des dernières années avait pour un temps masquées. D’où la phase critique d’aujourd’hui.

 

L’Affaire des Tubes

Depuis l’Accord Franco-Allemand de l’Elysée, le Gouvernement de Bonn où l’influence d’Adenauer s’estompe a multiplié les démarches auprès de Washington pour se le faire pardonner ; tour à tour, le nouveau Ministre de la Défense Von Hassel, l’ancien Ministre des Affaires étrangères Von Brentano ont rendu visite à Kennedy pour le rassurer et minimiser la portée de l’entente, un geste de réconciliation sans plus ont-ils dit. Pour satisfaire les Etats-Unis, ils ont fait un sacrifice de poids : renoncer à livrer à l’U.R.S.S. 163.000 tonnes de tubes d’acier de gros calibre destinés aux pipelines qui doivent amener le pétrole russe aux portes de l’Europe occidentale. Le marché avait été conclu en bonne forme et il a fallu un artifice de procédure parlementaire pour le dénoncer : les députés de la Démocratie Chrétienne ont quitté la salle au moment du vote et le quorum nécessaire pour autoriser l’exportation n’a pas été atteint.

Les Anglais vont-ils suivre ? Ils ont aussi passé contrat avec l’U.R.S.S. malgré le veto de l’O.T.A.N. à cette fourniture considérée comme matériel d’importance stratégique. Il était aussi question pour eux d’échanger du pétrole soviétique contre des navires, commande dont leurs chantiers navals ont grand besoin. Dans l’état actuel de la balance commerciale britannique, le gouvernement MacMillan entend bien passer outre. Et puis voici qu’une délégation commerciale chinoise arrive à Londres pour tenter les marchands anglais. Washington gronde, mais sans succès.

 

L’Accord E.N.I.- Standard Oil

Les Italiens aussi sont très actifs pour profiter de la carence française et multiplient les voyages ministériels à Londres et à Washington, Piccioni, ministre des affaires étrangères, La Malfa, ministre du budget. Ils ont fait, eux aussi, un geste spectaculaire : on sait que du vivant d’Enrico Mattei, le condottiere de l’E.N.I., organisme d’Etat chargé de l’importation des pétroles d’Italie avait conclu avec l’U.R.S.S. un contrat qui l’avait mise en conflit avec les grandes sociétés et particulièrement la Standard Oil of New Jersey. Or, l’E.N.I. vient de conclure avec cette Compagnie un accord dont les termes sont secrets, mais qui lui assure une large part de la fourniture de pétrole à l’Italie, sans doute à un prix égal ou inférieur à celui des Soviets, cela grâce aux gisements de Lybie que la Société exploite non loin de la Méditerranée et face à la Péninsule. Le prix de revient de ce pétrole dépassé à peine la moitié de celui du Sahara. Le président Kennedy en personne a manifesté sa gratitude à Rome pour cet accord.

Ces exemples ne sont pas les seuls ni les derniers qui montrent l’empressement qu’ont mis nos Alliés à profiter de l’erreur politique et diplomatique commise ici en janvier. Un boycott discret, mais qui par accumulation peut prendre de l’ampleur, s’exerce contre les marchandises françaises auxquelles nos partenaires peuvent substituer les leurs : mode italienne, articles de luxe anglais, produits agricoles d’un peu partout, jusqu’au champagne espagnol et aux vins d’Australie. De nos jours, il n’est plus de denrée sans concurrence.

 

Les Techniciens Allemands en Egypte

A l’autre bout de la Méditerranée, les Israéliens sont inquiets. Il n’y a pas que le souci d’une fédération pan-arabe encore au stade des palabres orientales, ni de la chute éventuelle de la monarchie jordanienne du roi Hussein, mais aussi l’angoisse provoquée par l’arsenal de fusées que Nasser constitue sous la direction de techniciens et de savants d’Allemagne fédérale. On sait l’incident : deux agents d’Israël arrêtés en Suisse pour avoir fait une pression un peu vive contre l’un de ces spécialistes. Le gouvernement de Bonn qui a versé des milliards de Marks à Israël pour le dédommager des persécutions nazies, se déclare impuissant à retenir ses ressortissants de s’engager au service de Nasser. Il y a longtemps d’ailleurs que d’anciens S.S. en quête de refuge et d’emploi travaillent au Caire pour l’armement égyptien. Mais cette fois, il s’agit de mettre au point des projectiles délétères capables d’exterminer la population de Palestine.

Sans doute, la République de Bonn tient à rester fidèle aux lois de la démocratie qu’elle s’est donnée et ne veut pas arrêter ses ressortissants pour motifs politiques. Le droit doit être respecté. Les Israéliens n’en sont pas moins irrités de la passivité du Gouvernement allemand. Une police adroite a tant de moyens pour dissuader certains citoyens de se livrer à des activités déplaisant au pouvoir ; depuis que les Ministres de l’intérieur de chaque côté du Rhin se consultent régulièrement un Conseil de Paris n’aurait pas été inutile.

 

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Criton – 1963-03-23 – Désordre Monétaire

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-23 – La Vie Internationale

 

Après tant de réunions et de colloques depuis le 14 janvier, on serait tenté de dire comme un humoriste anglais : « les conversations sont la plaie de la politique internationale ». Que ce soit à Genève, à Bruxelles, à Londres ou à Rome, on serait en peine de tirer une conclusion des débats. Il semble plutôt qu’après ces périples, on soit revenu au point de départ.

 

Lord Home

Ainsi on relève les déclarations de Lord Home aux Communes :

« Supposer, dit-il, que les Etats-Unis en toutes circonstances protègeraient la Grande-Bretagne par leur arme de dissuasion, représente un risque pour sa sécurité que le gouvernement ne peut prendre », et plus loin, « le Gouvernement doit garder le contrôle de ses armes nucléaires au cas où il devrait retirer ses bombardiers ou ses Polaris de l’O.T.A.N. pour faire face à une éventualité de suprême importance nationale » ; et ailleurs : « on ne peut laisser aux Russes et aux Américains et en Europe aux seuls Français, la possession des armes nucléaires décisives ».

« Le Général de Gaulle n’a pas dit autre chose. Sans doute Lord Home souscrit en principe aux plans américains de force multinationale, celle des sous-marins équipés de « Polaris » en Méditerranée et de force multilatérale, c’est-à-dire, d’une flotte de surface composée d’équipages mixtes et armés aussi de « Polaris », toujours à condition de continuer à disposer d’une force propre intégrée à l’O.T.A.N., mais susceptible de lui être retirée en cas de besoin exclusivement britannique. Ce qui vaut pour l’Angleterre ne peut être refusé à la France ou à d’autres. Le problème demeure intact.

 

Le Monopole Nucléaire

Les Américains dans l’Alliance Atlantique ne disposeront pas seuls du doigt sur la gâchette. Or tout est là. Le souci majeur des Américains n’est pas, comme on feint de le croire, de dominer l’Alliance en se réservant le monopole atomique, mais la crainte d’être entraînés pour la troisième fois dans une guerre qu’ils n’auraient pas déclarée, par l’erreur, l’imprudence ou la mégalomanie d’un chef d’Etat européen. De leur côté, les Européens, Anglais et Français se souviennent de Suez 1956, des immenses conséquences du désastre imposé par le veto américain et la menace soviétique à une entreprise où leurs intérêts essentiels étaient en jeu. On en discutera à l’infini : la question est insoluble.

 

L’Arrêt des Expériences Nucléaires

Il en est une autre : l’arrêt des expériences nucléaires, prélude au désarmement dont on discute à Genève et à l’O.N.U. depuis quatre ans, sans résultat. Les Russes, une fois de plus, se sont dérobés et les Américains, quoi qu’ils disent, en prennent aisément leur parti. Pour désarmer, il faudrait une bonne foi et une confiance mutuelle qui n’existent pas et n’ont jamais existé. Cependant, les Etats-Unis, s’ils obtenaient l’assurance de bloquer définitivement le progrès des armes atomiques y souscriraient. Car ils craignent que dans un proche avenir, on ne mette au point de l’autre côté, la bombe au cobalt qui pourrait anéantir toute forme de vie sur de vastes territoires, sans détruire aucune installation matérielle. L’adversaire pourrait ainsi s’emparer du potentiel industriel de l’Europe vidée de ses habitants. D’autres engins sont possibles et à l’étude qui pourraient assurer une supériorité temporaire à l’agresseur ce qui, au surplus, rend aléatoire tous les plans de défense qui ne seront opératoires que dans quelques années. Qui peut dire où on en sera dans cinq ou dix ans ? Un nouveau projectile peut rendre d’un moment à l’autre tous les autres inefficaces et inscrire les sommes englouties pour s’en munir en pure perte.

La course aux armements est donc inexorable. Un seul espoir, que leur coût fabuleux et croissant n’oblige les moins pourvus à renoncer ou plutôt à accepter une trêve. Ce facteur n’a jamais joué dans le passé, ce qui n’exclut nullement qu’il ne le puisse un jour.

 

La Crise de la Livre et le Désordre Monétaire

En effet, les désordres financiers aux aspects multiples et souvent contraires, troublent de plus en plus les grandes nations, à l’Ouest comme à l’Est. Le coût des armements n’en est pas la cause unique, mais il est évident que si l’on pouvait les réduire, les crises actuelles seraient plus aisées à résoudre.

Sur le marché des changes, la semaine a été agitée à Londres. Un nouvel accès de faiblesse de la Livre a obligé la Banque d’Angleterre à puiser dans ses maigres réserves pour y faire face. Elle a brisé sur le moment la vague de ventes qu’on attribue comme toujours à la spéculation qui a bon dos. La devise anglaise demeure discutée mais elle n’est pas seule. Pour la première fois dans l’histoire d’épisodes de ce genre, le Dollar a fléchi en même temps par rapport à l’or. Livre et Dollars sont dans le même bain. Momentanément ce sont les monnaies européennes, Franc et Mark, qui font office de refuge. Pour combien de temps ? Comme nous l’avons dit ici et M. Jacques Rueff vient de le répéter, le Monde libre n’a plus de monnaie, qui lui en rendra une ?

 

L’Inflation en France et en Italie

Nous avons dit aussi ce que nous pensions de la « stabilité dans l’expansion » dont on se faisait gloire ici. La hausse brutale des prix dont les causes ne sont pas exclusivement saisonnières a obligé simultanément les autorités françaises et italiennes à reconnaître le péril de l’inflation comme s’il s’agissait d’un fait nouveau. M. Pompidou déclarait récemment que l’inflation n’était pas facile à définir. Voire.

Il y a inflation dès que la masse des crédits et des billets en circulation augmente plus vite que le revenu national. Or, depuis quatre ans, le rythme d’accroissement de l’un est au moins double de l’autre. Les salaires et les prix s’inscrivent en spirale poussée par ce flot de moyens de paiement sans contre-partie adéquate. Tôt ou tard, à la faveur d’un incident saisonnier ou d’une tension politique nationale ou internationale, le mouvement échappe raà tout contrôle. Le coup de frein provoque les désordres que l’on sait. On réduit les crédits, on cherche à bloquer les salaires, on ouvre les frontières aux importations, ce que font en ce moment les autorités françaises et italiennes, on compte sur le soleil pour remettre les choses en ordre. La monnaie ou plutôt sa parité de change n’en souffre pas, parce que celles des partenaires, anglais et américains, pour des raisons différentes sont menacées et que leur faiblesse protège les autres jusqu’au jour qui n’est peut-être pas loin, où l’on sera obligé à un ajustement général.

 

Les Solutions

Les solutions proposées ne manquent pas. Nous en avons constitué un dossier qui s’enfle chaque jour. Le malheur est qu’elles ne concordent pas, quand elles ne se contredisent pas radicalement. Retour à l’étalon-or, réévaluation du métal précieux, création d’une banque mondiale où seraient réunies les réserves des différents pays. Toute solution à ses critiques, ses avantages et ses revers, aucune ne s’attaque aux racines du mal. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut un étalon, que ce soit une devise-clef ou l’or, encore que celui-ci soit en bien faible quantité pour y pourvoir.

Les Etats-Unis voudraient que ce soit comme auparavant leur Dollar. Mais il faudrait plusieurs conditions auxquelles ils refusent de se soumettre : interdire les investissements extérieurs, au moins dans les pays industriels, fermer leur marché financier aux emprunts étrangers, réduire leurs dépenses militaires hors des U.S.A., n’aider les pays sous-développés qu’en marchandises américaines, équilibrer leur budget. Sur ce dernier point, au contraire, Kennedy décide d’élargir l’impasse, comme on dit, pour relancer l’économie et éviter une récession. Pour le reste, il y va d’intérêts de politique internationale et de prestige auxquels on se refuse à renoncer.

Quant aux Anglais, ils accusent l’échec de Bruxelles comme si leur économie ouverte au Marché Commun, déjà saturé, devait y puiser une vie nouvelle, alors que depuis la guerre ils vivent au-dessus de leurs moyens, qui se rétrécissent sans cesse.

Nous nous excusons de cet exposé aride et trop succinct, mais c’est aujourd’hui une question fondamentale. Les grèves en chaîne, les disputes intereuropéennes et atlantiques ne sont que le reflet de ce désordre ; de bonnes finances commandent tout le reste, on ne triche pas impunément avec elles.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-03-16 – Adjoubei en Italie

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-16 – La Vie Internationale.

 

Des événements nombreux de la semaine, celui qui a suscité le plus de commentaires, c’est l’audience accordée par le Souverain Pontife au gendre de Krouchtchev, Adjoubei. Certains en ont été surpris, d’autres émus, inquiétés même. En réalité, cette entrevue n’est que l’aboutissement d’une longue préparation diplomatique. Il convient d’en apprécier les causes immédiates, les causes profondes et la signification.

 

La Visite d’Adjoubei et les Communistes Italiens

La date du voyage d’Adjoubei en Italie a été choisie en fonction des élections du 28 avril prochain. Le Parti communiste italien est en pleine évolution ; cinquante anciens députés du Parti ont été éliminés de la liste des candidats ; trois l’ont quitté pour s’allier aux socialistes. La formule de centre-gauche qui survivra sans doute au scrutin, risque d’isoler le Parti communiste, s’il reste figé dans ses revendications révolutionnaires. Sa clientèle a vu s’élever son niveau de vie. Beaucoup d’ouvriers, comme en Emilie, sont devenus petits patrons. Pour ne pas les perdre, il faut s’insérer dans le jeu démocratique, adapter la propagande à leurs intérêts. De plus, nombre d’Italiens attachés à leur foi religieuse hésitent à voter communiste en passant outre à la condamnation de l’Eglise. Un rapprochement apparent avec Rome peut lever leurs scrupules, et bien que l’organe du Vatican ait, à cette occasion, réaffirmé l’incompatibilité de la doctrine chrétienne avec l’athéisme marxiste, les esprits simples risquent d’être trompés par ce qui ressemble à un contact entre l’autorité spirituelle et la puissance soviétique. L’heure était bien choisie par Moscou.

 

Les Raisons de l’Audience

Si le Souverain Pontife ne s’est pas refusé à l’entrevue – ce qui d’ailleurs eut été contraire  aux usages de l’accorder aux personnalités qui la sollicitent, – c’est que les intérêts supérieurs de la Chrétienté l’emportaient sur les inconvénients politiques. Tout ce qui peut soulager les souffrances et l’oppression de l’Eglise au-delà du rideau de fer, doit être tenté, même au prix de concessions de forme, sans lesquelles la diplomatie est impuissante. Il y va du sort de l’Eglise polonaise en conflit permanent avec le pouvoir, de celui du cardinal Mindszenty enfermé à l’Ambassade de Budapest, de Monseigneur Beran en résidence surveillée en Tchécoslovaquie, de ce qui reste de l’Eglise uniate encore vivante en Ukraine, d’autres ailleurs. Il importe que ces fidèles ne se sentent pas abandonnés de leur pasteur.

 

La Tactique de Krouchtchev

Krouchtchev de son côté a préparé de longue date l’établissement d’un « modus vivendi » avec l’Eglise de Rome. Se disant partisan de la paix et de la coexistence pacifique, il a fait à plusieurs reprises, l’éloge des efforts du Souverain Pontife pour rapprocher les hommes. Il a libéré Monseigneur Slipyj, métropolite de l’Eglise uniate en prison depuis 17 ans en U.R.S.S. Il a envoyé au Concile œcuménique des observateurs de l’Eglise orthodoxe russe. Il aurait enfin consenti à l’établissement de consulats pontificaux en Europe Orientale. Ces gestes ne sont pas gratuits. Ils ne préludent nullement à une attitude plus tolérante à l’égard de la religion. Il s’agit d’une tactique conseillée par les intérêts du communisme soviétique menacé de perdre sa primauté idéologique par le schisme chinois.

 

La Rupture avec Pékin

La rupture entre Pékin et Moscou, si elle n’est pas officielle, paraissait consommée. De la controverse idéologique, on est passé au concret. Les Chinois viennent de rappeler aux Russes les trois Traités qui leur ont été imposés par les Tsars et les ont dépouillés d’une partie des territoires sibériens : la rive gauche de l’Amour en 1858, la région de l’Ussuri jusqu’à la frontière coréenne en 1869, une partie de la région de l’Isli en 1881. A la récente Conférence de Koshi, au Tanganyika, les thèses révolutionnaires de Pékin ont emporté l’adhésion de la plupart des sections communistes afro-asiatiques et latino-américaines. Partout, le travail fractionniste se poursuit, aussi bien dans les partis d’Occident où les partisans de Moscou dominent, que dans ceux des peuples de couleur où Pékin l’emporte. Les Soviets voudraient conserver une unité de façade, mais les Chinois insistent sur les divergences fondamentales.

Les conversations ont été renouées à Pékin par l’Ambassadeur russe, et pour la seconde fois, on a conclu à la reprise du dialogue entre les partis chinois et soviétiques pour tenter d’aplanir les divergences. Krouchtchev a peur d’un schisme déclaré et au sein du Présidium il doit tenir compte de ceux qui trouvent que la déstalinisation a été trop loin, que non seulement l’idéologie est menacée mais l’intégrité même de l’Empire russe. D’où le discours retentissant qu’il vient de prononcer et qui constitue une semi réhabilitation de Staline, en même temps qu’une condamnation de l’art abstrait et des tendances pro-occidentales de certains écrivains célèbres comme Ehrenbourg et Evtouchenko. Ce coup de frein, le premier depuis le XXII° Congrès, vise à apaiser les Chinois et à rassurer les vieux cadres du Parti. La diatribe contre la liberté suffira-t-elle à faire rentrer dans l’ordre les dissidents ou, au contraire, y verra-t-on le signe d’un certain désarroi dans les desseins de l’autorité ? La politique en zigzag n’a jamais arrêté le mouvement des idées. Les tsars en avaient fait avant lui l’expérience.

 

Les Contradictions de Krouchtchev

Car au fond, Krouchtchev est convaincu que l’insurrection révolutionnaire n’a aucune chance d’imposer le communisme dans les pays industrialisés. On ne peut s’approcher du pouvoir que par une prudente infiltration, et par des alliances avec les Sociaux-Démocrates et tous les Partis de gauche, même catholiques. Pas d’exclusive, le programme dût-il en souffrir. Il suffit d’un objectif commun, le renversement par voie légale d’une dictature ou la participation directe ou indirecte au gouvernement par la représentation parlementaire.

Krouchtchev accélère le processus ; Gromyko vient de faire une visite officielle en Norvège, puis au Danemark. Harold Wilson va se rendre à Moscou ; des parlementaires et des hommes d’affaires des pays capitalistes y sont cordialement invités et reçus. L’Allemagne fédérale va établir à Varsovie une représentation commerciale. On voudrait arriver à réunir les deux camps dans une conférence économique mondiale. Mieux encore les dirigeants des Partis communistes des Six et un observateur anglais, ont défini leur attitude à l’égard du Marché Commun. Tout en le condamnant une fois de plus, ils ont admis que, faute de pouvoir le détruire, il fallait que les communistes se fassent une place dans son mécanisme. Ils ont défini tout un programme pour le soustraire à l’influence des technocrates et du grand capital et demandé leur représentation à l’Assemblée européenne de Strasbourg, comme l’avaient fait déjà les Italiens.

Tout en renforçant son potentiel militaire et atomique, l’U.R.S.S. engage ses partisans à l’extérieur à un réformisme progressiste impliquant dans une certaine mesure la collaboration des classes. On s’explique les résistances des vieux militants et les foudres dont Pékin menace l’ « Humanité ». Cette NEP politique sera-t-elle payante ? Les consultations électorales le diront.

 

Le Coup d’Etat en Syrie

Nouveau coup d’Etat militaire en Syrie. Depuis quelque temps on l’attendait. Le gouvernement de Damas du président El Azem perdait ses ministres au fil des jours et le succès d’Aref à Bagdad appelait son pendant. Comme à Bagdad, ce sont les civils, en l’espèce les promoteurs du socialisme arabe du Parti Baath et son chef Aflak, qui l’ont préparé et les militaires qui l’ont accompli. Il est curieux de remarquer que ce même Aflak, dans une interview toute récente, avait affirmé qu’une révolte à Damas n’était ni proche, ni probable. Il semble bien que les officiers l’ont devancé et peut-être obligé à suivre un mouvement qu’ils préféraient éviter. Le Baath, tout en étant pronassérien n’entend pas favoriser la résurrection de l’Union syro-égyptienne, alors que les généraux qui ont pris le pouvoir sont ceux mêmes qui s’appuient sur Le Caire.

L’opposition entre civils et militaires ne va-t-elle pas se retrouver en Syrie sous une forme nouvelle ? Comme le pays en est à son onzième putsch depuis l’indépendance, on doute de la stabilité du nouveau pouvoir. Les Occidentaux et surtout les Américains s’inquiètent, bien que les juntes de Syrie et d’Irak soient anti-communistes à souhait. On craint pour la Jordanie et le trône du Roi Hussein toujours menacé. Cependant, les Israéliens ne paraissent pas alarmés. Ils ne croient pas que Nasser réussisse la manœuvre d’encerclement qui lui permettrait de s’installer à Jérusalem. Le Monde arabe reste divisé et ceux mêmes qui proclament son unité se gardent bien de vouloir la réaliser. Car il faudrait choisir une capitale et un chef et se soumettre à sa politique. Nasser poursuit son rêve d’hégémonie, imperturbable devant les succès comme devant les revers. Il est encore loin de s’imposer. Et puis, comme on voit, la roche tarpéienne est près du Capitole, en Orient arabe surtout.

 

                                                                                  CRITON

 

 

Criton – 1963-03-09 – Scission dans le Camp Communiste

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-09 – La Vie Internationale

 

Si profondes que soient les divergences au sein de l’Alliance Atlantique, on peut espérer qu’elles s’aplaniront un jour. Les circonstances changent, les hommes au pouvoir aussi et les institutions demeurent. Il y a en outre une mystique de l’Europe unie qui tient au cœur de beaucoup et de puissants intérêts qui lui ont lié leur sort.

 

La Scission dans le Camp Communiste

C’est l’inverse dans le camp communiste : deux idéologies s’opposent et les impérialismes russe et chinois ont plus d’intérêts opposés que de communs. Aussi le schisme s’approfondit. Si prudent qu’on doive être en la matière, il semble maintenant qu’il n’y ait plus de conciliation possible ; Pékin ne se soumettra pas et Moscou ne peut capituler.

Ce sont les Soviets qui ont le plus à souffrir de la rupture, et ils ont essayé, sans doute sans conviction, de l’éviter. L’ambassadeur russe à Pékin a eu avec Mao et Chou en Laï plusieurs entretiens. Krouchtchev a embrassé l’ambassadeur chinois en présence du corps diplomatique et juré de défendre au risque de guerre, les pays du camp socialiste, dont la Chine, mis les occidentaux en garde contre toute exploitation du différend. Rien n’a apaisé la colère chinoise contre ce qu’ils appellent la clique de Krouchtchev à laquelle ils associent Togliatti et Thorez.

 

L’Article du « Drapeau Rouge »

Le dernier article du « Drapeau Rouge », organe théorétique du Parti communiste chinois, a été amplement reproduit par la presse. C’est Togliatti et les communistes italiens qui ont servi de cible pour atteindre Krouchtchev. Une phrase l’illustre bien :

« Les divergences, dit-il, ne peuvent être réglées en adoptant l’attitude de maîtres à l’égard des serviteurs, quand ces maîtres brandissent leur bâton sur leur tête en criant « unité, unité », cela veut dire « scission, scission ».

Quant aux Italiens, Togliatti essaye de substituer une collaboration de classes à la lutte des classes et une réforme structurelle à la révolution prolétarienne. En cela, ils ne se différencient pas des thèses avancées par Tito et « sa clique » et de faire l’éloge de l’enseignement idéologique de Staline. Le « Drapeau Rouge » va même jusqu’à accuser les révisionnistes « d’utiliser un émetteur puissant pour brouiller les émissions de la radio chinoise. Ils sont peureux comme des souris, affirme-t-il, effrayés à mort ».

Si l’on ajoute que les communistes chinois reparlent du « bond en avant » et commencent à restaurer les « Communes du Peuple » dans le Sud, on ne peut plus douter d’une rupture de fait et d’esprit qui se traduit déjà par une opposition sourde ou ouverte dans la plupart des Partis frères. On prétend même que Castro, déçu par les Russes et défiant des Chinois, brandirait à l’usage du Monde latino-américain un troisième emblème du communisme auquel se rallierait volontiers certains révolutionnaires du Nouveau Monde, les Mexicains particulièrement.

 

Les Étudiants d’Afrique Noire à Sofia

Une autre affaire a fait grand bruit : la révolte et le départ de Bulgarie des étudiants d’Afrique noire, Ghanéens, Nigériens, et Kényans, qui faisaient leurs études à Sofia. Ce n’est pas la première fois : à l’université Lumumba de Moscou, à celle de Pékin, les étudiants noirs avaient exprimé leur déception et leur dégoût de l’endoctrinement qu’ils subissaient. Des incidents violents, des rapatriements précipités avaient suivi. Cette fois, la nouvelle a fait le tour des capitales africaines et la presse et la radio lui ont donné la publicité qui convient.

L’Occident a rivalisé de zèle pour recueillir les victimes. L’interview à la radio de Vienne d’un étudiant en médecine Nigérien, nous a frappés : attiré par le communisme, il avait saisi l’occasion d’une bourse pour s’instruire sur place des réalisations du régime. Il avait trouvé un pays singulièrement arriéré, une population primitive et misérable, tenue en servitude par la peur d’une police toute puissante et, parmi les privilégiés, un racisme et une xénophobie qui rendait tout contact pénible et humiliant ; quand il disait à ses condisciples qu’à Lagos, l’université était mieux organisée, que Blancs et Noirs entretenaient de cordiales relations, on lui demandait pourquoi il n’y était pas resté. Les autorités bulgares ont été très embarrassées par l’incident et le premier Zivkov a été sommé d’urgence de comparaître à Moscou. Les candidats africains ne seront plus nombreux pour parfaire leur éducation derrière le rideau de fer.

 

Les Causes de la Rupture de Bruxelles

De ce côté-ci, on s’efforce d’expliquer les causes de la rupture de Bruxelles, et le journaliste américain Joseph Alsop en donne une version qui mérite d’être soumise à l’appréciation de nos lecteurs :

Le motif essentiel qui a poussé à la formation de l’unité européenne, dit-il en substance, c’est le progrès économique à réaliser, et l’on a attribué au Marché Commun le succès de l’expansion de ces dernières années. Le Général de Gaulle ne le croit pas, pas plus qu’il ne croit à l’Europe des Six, qu’il n’a ni promue, ni approuvée. Mais il a saisi cette machine économique européenne pour en faire l’instrument de sa propre politique, comptant sur les avantages que les autres y trouvaient pour les obliger à s’y soumettre ; la crainte de le voir briser cette communauté européenne en formation, devait les amener bon gré mal gré à entrer dans ses vues. D’où l’exaspération et la colère des autres qui ne veulent, ni abandonner l’œuvre profitable entreprise, ni en laisser faire le levier de la politique française. Il faudrait beaucoup d’habileté et de patience pour échapper à cette difficile alternative.

 

La Course aux Armements

Une fois de plus, la Conférence de Genève sur le Désarmement est au point de rupture, ce qui ne surprendra personne. Cependant, cette course aux armements commence à peser bien lourd et pas seulement aux deux géants et à nous-mêmes. Plus de cinquante pour cent du budget américain, soixante et peut-être plus du russe, mais autant maintenant dans les pays sous-développés ; et plus le pays est pauvre, plus le fardeau entrave le progrès. L’Indonésie déjà consacre à l’équipement militaire plus de la moitié de son revenu, et c’est le tour de l’Inde.

Depuis l’agression chinoise, et malgré l’aide occidentale et même soviétique, le budget de la défense va tripler cette année,  Nehru va demander à l’impôt ce surcroît de ressources. Le Parlement de Delhi en a été consterné. Comment une population déjà en grande partie au-dessous du minimum vital pourra-t-elle supporter ces prélèvements et la hausse des prix que vont entraîner les droits de douane et les taxes indirectes sur les articles indispensables ? La fièvre patriotique qui s’était emparée de la masse et qui avait eu l’effet salutaire de réveiller les énergies productrices ne va-t-elle pas retomber en résignation et apathie ? N’est-ce pas là le but cherché par les implacables politiciens de Pékin qui font subir le même sort à leur peuple ?

L’Inde que l’Occident tenait tant à relever, pour en faire l’exemple du succès de la démocratie en Asie, va devoir verser dans ce gouffre les subsides déjà considérables qu’elle reçoit. On n’a pas encore établi, à notre connaissance, la statistique de ce que les pays qui ont récemment accédé à l’indépendance, dépensent en armement. Les chiffres feraient peur. D’un bout à l’autre de la planète, d’année en année, le budget militaire s’enfle, le plus souvent sans autre raison qu’une peur imaginaire du voisin, ou plutôt l’appétit de prestige d’une caste militaire dévorante comme en pays arabe. Et les armements que fournissent à ces pays l’orient et l’Occident, loin de les soulager, les poussent à développer les équipements et les effectifs nécessaires pour les utiliser. Où cela mènera-t-il ? Ni à la prospérité, ni à la paix assurément.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

 

Criton – 1963-03-02 – Temps d’Arrêt du Marché Commun

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-02 – La Vie Internationale.

 

Comme on pouvait le craindre, la rupture de Bruxelles a paralysé le Marché Commun. L’esprit qui l’animait s’est éteint. Seule la bureaucratie demeure, encore qu’en son sein même la concorde ne règne pas. Autant que les conséquences morales et politiques, les répercussions pratiques sont graves ; l’Italie, après la Hollande, se refuse à signer l’accord qui liait les Six aux Pays africains ; les problèmes agricoles encore en suspens ont été débattus sans résultat ; la réunion des Ministres des Finances est remise, une fois de plus. Il est bien probable que le nouvel abaissement des tarifs douaniers prévu pour juillet n’aura pas lieu. Autant dire que pour un temps indéterminé, le Marché Commun est au point mort.

 

Le Temps d’Arrêt du Marché Commun

Cette crise, l’éclat de Bruxelles n’a fait que le précipiter. Nous avons dit souvent que les progrès du Marché Commun n’avaient été possibles que dans l’euphorie de l’expansion économique des Six en ces dernières années. Les difficultés ne manqueraient pas d’apparaître avec les premiers signes d’un ralentissement du progrès. Il est bien évident aujourd’hui que les économies de l’Europe marquent le pas. L’optimisme qu’on s’efforce d’entretenir ne résiste pas à l’examen des statistiques. C’est alors que l’on s’aperçoit combien les intérêts des six pays associés divergent, combien il est malaisé de les concilier, même d’éviter qu’ils n’entrent en conflit surtout depuis qu’on a cherché à harmoniser les politiques agricoles.

 

Les Difficultés Agricoles

L’agriculture, en effet, est aussi rebelle à l’économie de marché qu’à l’économie planifiée. Pénurie incurable à l’Est, surproduction en Occident où les prix ne se maintiennent qu’à coup de subventions d’Etat. On sait quel fardeau constitue pour le Trésor américain les surplus agricoles. La France vient de vendre aux Chinois 8 millions 800.000 quintaux de son blé avec une perte de 24 nouveaux francs par quintal, les trois cinquièmes du prix payé aux agriculteurs. Le reste suit dans des conditions analogues. On ne saurait en vouloir à nos partenaires du Marché Commun de ne pas consentir à nous aider à supporter cette charge sous forme de prélèvements ; la Hollande surtout qui peut s’approvisionner à bas prix pour alimenter son cheptel et de plus vendre ses propres produits en contre-partie à des pays qui, sans ces achats de céréales, s’adresseraient ailleurs. Même dans l’ordre industriel, l’Italie n’a pas intérêt à se fournir de charbon français ou allemand, quand elle peut recevoir l’américain dans ses ports 25% moins cher et ce ne sont là que des exemples.

En temps de concurrence serrée et d’exportation difficile, on conçoit que l’esprit communautaire ne pèse pas lourd. On revient d’autant plus vite au réflexe protectionniste que nos vieilles nations, séparées depuis des siècles, de mœurs et d’esprit différents, en lutte et en rivalité presque ininterrompues, parlant des langues différentes, sont facilement enflammées par leur nationalisme héréditaire. Le moment présent ne l’illustre que trop.

 

Les Récriminations contre la Politique Française

Cette conjuration anti-française qui englobe aussi bien les Anglo-saxons que nos partenaires et particulièrement dirigée contre le Chef de l’Etat, hier encore encensé, nous surprend par sa violence et son acrimonie. Elle n’est certes pas sans justification, mais elle passe la mesure. Les fautes sont toujours plus ou moins partagées et quelques voix à l’étranger, malheureusement plus souvent animées par les passions de politique intérieure que par le souci d’équité, ne manquent pas de le rappeler. Il y a beaucoup d’hypocrisie à faire d’un homme le bouc émissaire d’un malaise général. Mais les faits sont là : cet éclat du 14 janvier et la rupture de Bruxelles qui a suivi, marquent une des plus graves défaites diplomatiques de notre récente histoire.

 

La Force de Frappe Multilatérale

L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun n’était pas seule en cause, il y a l’Alliance Atlantique, la force de frappe indépendante et là aussi, c’est la France qui est visée. La question se pose à un moment difficile pour le président Kennedy. L’affaire de Cuba, le 28 octobre, paraissait virtuellement réglée. En réalité, elle ne l’est pas et les Américains le supportent mal. Sans doute les Russes ont-ils annoncé qu’ils retiraient quelques milliers de leurs soldats de l’Ile, mais il en restera beaucoup et surtout, le régime de Castro demeure. Les gouvernements fragiles de l’Amérique latine, comme celui du Vénézuéla, sont menacés par l’agitation entretenue et organisée par Cuba. Les incidents sont quotidiens, dont l’histoire du vaisseau pirate qui a fait du bruit. Tant que Castro ne sera pas liquidé, Kennedy ne sera pas assuré de son autorité. Et le maréchal Malinovski vient de répéter que toute tentative de subversion à Cuba signifierait la guerre. Menace qui n’est sans doute pas sérieuse, mais qu’on ne peut mépriser sans risque. Et compter sur le temps pour en venir à bout demeure problématique. Faute de pouvoir agir à Cuba, le président Kennedy doit obtenir un succès en Europe et c’est la France qui est l’obstacle. Il cherche à le tourner. Son idée serait de constituer la force atomique multilatérale qui donnerait aux Européens qui ne l’ont pas l’illusion d’en disposer.

 

L’Italie et la Force Atomique

L’objectif choisi, c’est l’Italie et le choix est ingénieux. Comme ce pays ne pourrait ni construire, ni acheter des sous-marins Polaris avec leurs têtes nucléaires, les Etats-Unis ont proposé de monter ces fusées sur des navires de surface. On sait que les rampes de lancement de fusées à terre vont être retirées d’Italie. En échange, on a expérimenté avec succès, sur le croiseur italien « Garibaldi » des tubes de lancement Polaris et l’Italie vient de lancer deux nouveaux croiseurs le « Duilio » et la « Doria » qui, eux aussi, pourraient recevoir les fameux engins. L’envoyé spécial de Kennedy, Livingstone Marchant, est allé à Rome pour discuter de l’affaire. Il ira dans les autres capitales. L’avantage du projet, c’est que les pays d’Europe peuvent construire eux-mêmes les  navires de surface et n’auraient à effectuer que l’achat des équipements. On prévoit des équipages mixtes : les Américains s’occupant des fusées, les Européens de la marche du navire. Mais le Président des Etats-Unis serait seul juge de l’emploi, jusqu’ici du moins. Même s’il ne s’agit que de satisfaire l’amour-propre des pays européens, cette forme de prestige est considérable pour ceux qui jusqu’ici n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la Défense atlantique. L’égalité serait rétablie : ils deviendraient à bon compte puissance nucléaire avant que celui qui la veut pour lui seul n’ait réussi à grand frais à s’en munir d’une et d’efficacité douteuse. Restent cependant deux gros problèmes. Comment associer ces nouveaux titulaires d’une force nucléaire à la décision d’en faire usage ? Comment aussi décider le Congrès des Etats-Unis à communiquer les secrets de sa composition à d’autres qu’à l’Angleterre. La force nucléaire multinationale n’est pas encore décidée.

 

La Réélection de Willy Brandt à Berlin

La rupture de Bruxelles et le Pacte franco-allemand auront encore d’autres conséquences : celle d’accélérer le changement qui se dessinait déjà dans la constitution politique de l’Europe de demain ; on a remarqué le succès du maire socialiste de Berlin-Ouest aux dernières élections pour le renouvellement du Sénat de la ville. La défaite de la Démocratie Chrétienne a été interprétée comme un désaveu de la politique du Chancelier Adenauer. Willy Brandt sera-t-il le candidat à la Chancellerie si les élections de 1965 donnent la majorité à la Social-Démocratie ? Il hésite à se lancer dans l’arène et à abandonner Berlin pour se rapprocher de Bonn. Il s’est fait à Berlin une personnalité de stature internationale, mais on doute qu’il ait l’étoffe d’un homme d’Etat. Cependant, on ne voit pas qui, dans son Parti, on pourrait lui opposer.

 

La Réunion Socialiste de Bruxelles

Les chefs des Partis socialistes d’Europe occidentale viennent de se réunir à Bruxelles et parmi eux, les candidats au pouvoir outre ceux qui, comme les Scandinaves, l’occupent déjà. Gordon Walker pour l’Angleterre représentant Harold Wilson, Spaak pour la Belgique, Guy Mollet pour la France, Saragat pour l’Italie, qui croient l’heure proche de l’Europe socialiste, après l’échec de l’Europe libérale et chrétienne que Robert Schuman, De Gasperi et Adenauer avaient rêvé de constituer. Ce colloque socialiste de Bruxelles a d’ailleurs marqué, ce que l’on  savait depuis longtemps, que cette Europe de demain serait moins unie que l’autre aurait pu être. Les socialistes anglais sont bien moins européens que les conservateurs bien plus insulaires, et ce qui peut sembler paradoxal, les autres chefs socialistes plus nationalistes que leurs adversaires. Réunis, ils s’accordent difficilement. Pour faire l’Europe, il faut autre chose qu’une idéologie sociale ou politique. Il faut un cœur et une foi. C’est jusqu’ici ce qui leur manque.

 

                                                                                  CRITON

 

 

Criton – 1963-02-23 – Réactions et Répercussions

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-23 – La Vie Internationale.

 

La tempête soulevée par la rupture de Bruxelles s’est apaisée. Il ne faudrait pas pour cela conclure à un événement passager. Les répercussions en seront durables, profondes, et les relations entre Occidentaux modifiées sans retour. L’équilibre se rétablira un jour. Il le sera sur d’autres bases qu’hier. Le moment est donc venu de faire un tour d’horizon.

 

Les Répercussions aux Etats-Unis

Etats-Unis d’abord. La déception du gouvernement est vive, et Kennedy ne l’a pas dissimulée, mais il s’est gardé de toute polémique à l’égard de la France. Il a pris soin, au contraire, de montrer ce que ses propositions avaient de raisonnable et de laisser la porte ouverte à une formule nouvelle qui accommoderait tout le monde. L’opinion, par contre, et le Congrès n’ont pas observé cette réserve diplomatique et les vieil isolationnisme qui sommeille au cœur des Américains s’est réveillé et donné libre cours. Le Sénateur Morse l’a exprimé ainsi :

« Les forces américaines doivent être rapatriées, si elles ne sont pas jugées nécessaires ; les Etats-Unis en ont assez du chantage et des pressions de leurs alliés. Nous avons dépensé pour l’Europe 41 milliards de dollars, ç’en est assez. Qu’ils s’occupent seuls de Berlin et s’ils ne veulent pas de nos bases, qu’ils nous les rendent, nous nous ferons une raison, etc. »

Il disait là ce que ses collègues pensent plus ou moins et si Kennedy d’ici quelques mois ne rétablit pas l’entente atlantique, il devra en tenir compte : nouvelle « révision déchirante » en perspective.

Ce n’est pas seulement la France ou son Chef, mais tous les Européens qui font les frais de ce mouvement de dépit américain. Ce n’est pas la première fois qu’il s’exhale ; nous l’avons entendu bien souvent au cours de ce demi-siècle et il nous a coûté cher, à nous Européens.

 

L’Éventualité d’un Conflit Nucléaire

Ce que personne ne dit et ne peut dire outre-Atlantique, le calcul qui se cache derrière ce mouvement d’humeur, c’est ceci : si l’U.R.S.S. venait un jour, soit par subversion, soit par les armes, à s’emparer du reste du continent européen avec son potentiel économique intact, ce serait pour les Etats-Unis un coup mortel et c’est pourquoi, quoi qu’il arrive, les soldats américains doivent y demeurer. Si par contre une attaque atomique soudaine détruisait les centres vitaux de l’Europe continentale et de l’Angleterre,  ne laissant que des ruines, les Etats-Unis certes, en subiraient un contrecoup grave, mais le rapport des forces ne serait pas bouleversé entre les deux Grands. Les Russes ne tireraient aucun avantage de leur conquête et la force américaine demeurerait intacte. On peut même prétendre qu’à plus longue échéance elle s’en trouverait relativement plus forte. Que l’on médite ce propos, car il est fondamental et l’on se convaincra sans peine que toute puissance nucléaire indépendante, tout relâchement des liens de l’Europe  avec les Etats-Unis peut faire courir à notre continent un risque fatal. C’est d’ailleurs ce dont tous nos partenaires sont conscients. On peut en juger par l’accueil favorable fait au projet Kennedy de former, avec ou sans la France, une force nucléaire multilatérale et d’envoyer pour cela dès avril, trois sous-marins atomiques armés de fusées Polaris en Méditerranée. La formule qui doit permettre aux alliés européens de participer à l’exercice de cette force, de décider, le cas échéant, de son emploi, n’est pas facile à trouver, Kennedy le reconnaît. Mais la sécurité que cette présence représente est reconnue et souhaitée, autant à Rome, qu’à Bonn et à Londres.

 

La Réaction Britannique

Côté Anglais, le dépit de l’échec de Bruxelles a été plus manifeste et s’est produit par une mesure stupide, l’annulation du voyage de la princesse Margaret à Paris. MacMillan s’accroche et ne veut pas admettre que son temps de Premier ministre est révolu ; mais depuis l’élection d’Harold Wilson à la tête du Parti travailliste, on est plus ou moins résigné en Angleterre au retour prochain du Labour party au pouvoir. Les jeux semblent faits avec ce que cela comporte de remue-ménage intérieur. Le Parti conservateur s’est tellement engagé dans cette intégration à l’Europe des Six qu’il n’a pas de solution de rechange à proposer. Lui ou son successeur sera toutefois obligé d’en chercher. On parle déjà d’un abaissement réciproque des tarifs douaniers avec les U.S.A. et d’un élargissement des échanges avec le Commonwealth. Cela est possible mais demande du temps et une volonté réciproque d’aboutir qui a manqué à Bruxelles. Ces jours-ci, les membres de la petite zone de libre-échange se réunissent à Genève. Eux aussi, déçus par l’échec des négociations avec le Marché Commun, tentent de resserrer leurs liens, ce qui est le meilleur moyen de forcer les portes du groupe des Six. Mais leur coopération n’a pas été bien loin jusqu’ici et ils n’ont pas l’illusion de croire qu’ils pourront faire beaucoup mieux, mais, plus unis, leurs moyens de pression peuvent s’accroître. Ils n’y manqueront pas.

 

Les Conséquences pour l’Allemagne de l’Ouest

Côté Allemand, on peut dire que le malencontreux Traité franco-allemand, loin de resserrer les liens entre les deux peuples, a semé des germes de discorde. A Bonn et à Francfort, les étudiants ont manifesté pour l’unité de l’Europe, contre l’Alliance avec Paris. Nous avons eu la curiosité de lire ce fameux Traité ; rien de plus vague et de plus anodin : N’importe qui pourrait le signer sans s’engager à grand-chose. Cependant, il a mis les Allemands dans l’embarras, les Russes en fureur, les Anglo-saxons dans la plus noire suspicion. Il n’y a plus qu’Adenauer pour le soutenir, encore l’a-t-il fait pour en amoindrir le sens et la portée.

En fait, le résultat de ce Traité a été exactement à l’encontre de son objet. Pressé par les Américains, le Gouvernement de Bonn a consenti à tout ce que l’on voulait éviter à Paris. Les Allemands achèteront leur armement aux Etats-Unis et non à la France, et ils participeront à la force de dissuasion nucléaire multilatérale, que la France y consente ou non. Mieux, le vice et toujours futur chancelier, Erhard, s’est rapproché de Schroeder, en qui l’on voyait un rival possible, et de la plupart des chefs de la Démocratie Chrétienne pour rechercher une solution provisoire qui puisse permettre à l’Angleterre de s’associer au Marché Commun en attendant d’en faire partie. On peut dire, sans paradoxe, que la rupture brutale de Bruxelles, si l’Angleterre n’a pas changé de route d’ici là, aura facilité son entrée dans le Marché Commun qu’on voulait lui interdire. Tout se passe comme si ceux qui n’en étaient pas partisans, s’apercevaient après coup que cela était chose indispensable.

 

L’Arrêt du Développement du Marché Commun

En attendant, ce même Marché Commun va subir un coup d’arrêt : les Hollandais, et avec quelques nuances les Belges et les Allemands, sont d’accord pour freiner son développement afin de donner aux Anglais le temps de s’adapter. Et puis, il y aura contre la France quelques petites représailles. Les Cinq se refusent à la suivre pour réglementer ou limiter les investissements américains chez eux. Les décisions en suspens sur la politique agricole commune qui nous intéressent en priorité seront ajournées. L’association des pays africains d’expression française ne sera pas encore paraphée. Les rapports de la Communauté avec l’Algérie et les autres pays du Maghreb seront examinés ultérieurement. Sur tous ces points, les avantages acquis ou sur le point de l’être par la France seront remis en question ou différés.

 

En Italie

L’Italie de son côté qui n’est pas tendre à l’égard de notre politique, ne manquera pas de tirer parti de la brouille avec l’Angleterre. La visite de MacMillan à Rome, celle annoncée de Kennedy rapproche l’Italie des Anglo-Saxons ; cela permettra aux Italiens de se substituer à la France pour les fournitures où ils sont bien placés et de se dégager avec profit des obligations que la coopération des Six leur imposait. Le boycottage des produits français, primeurs, vins, articles de mode et artisanaux en Angleterre est pour l’Italie une opportunité à saisir.

 

 

Et les Soviets

Même les Soviets et leurs satellites, plutôt que de se réjouir de la discorde entre Occidentaux comme on s’y attendait, mettent en mouvement la propagande contre le Traité franco-allemand. Les notes pleuvent. Sans doute cela prouve qu’un rapprochement avec Moscou n’est pas en vue. Krouchtchev l’a expressément repoussé avec dédain. Mais il en profite pour chercher à séduire les Anglais par de fructueux échanges commerciaux. Une délégation massive d’industriels anglais était à Moscou ces jours-ci, et Harold Wilson va s’y rendre. On aurait cherché à se mettre l’univers à dos qu’on n’aurait su mieux faire. Ce n’est pas hélas la première fois. Non  pas, répétons-le, pour avoir barré l’accès de l’Angleterre au Marché Commun, mais par la manière de l’avoir fait.

Nous n’avons jamais été partisans de cette pénétration britannique, et d’ailleurs nous n’y avons jamais cru. Il y avait encore assez de gros obstacles pour arriver, sans rien brusquer, à une solution provisoire, à un compromis transitoire du genre de celui que les autres Cinq cherchent maintenant à trouver. Ce qui est grave, c’est d’avoir terni l’image de la France, réveillé de vieux soupçons, enchanté des adversaires, alors que la majorité des peuples ne demandaient qu’à l’aimer.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-02-16 – Événements d’Irak

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-16 – La Vie Internationale

 

Les Événements d’Irak viennent à point pour détourner l’attention des conséquences de la rupture de Bruxelles.

 

Le Coup d’État en Irak

Les faits sont simples : le général Kassem a été renversé et assassiné par les officiers qui l’avaient aidé à renverser et à assassiner le Roi Fayçal et son ministre Nouri Saïd en 1958. Les causes et origines du coup d’Etat sont, par contre, complexes et obscures. Comme toujours, dans les bouleversements du Moyen-Orient, les influences étrangères ont joué. C’est Kassem lui-même qui, dans une interview précédant de peu sa mort, nous en donnait le fil. Il venait de se découvrir un subit amour pour la France, après l’avoir tant dénigrée. Il n’accusait plus l’Angleterre, ancienne puissance protectrice qui exploité la majorité des puits pétroliers, et dont Fayçal et Nouri Saïd étaient les créatures ; ses ennemis d’hier étaient Nasser et les Américains. Il devait le savoir mieux que personne. Effectivement, les officiers qui viennent de prendre le pouvoir passent pour pronassériens. On illumine au Caire.

Après le Yémen, Nasser gagne un pion en Irak et en Syrie, un complot pronassérien gronde. De là à croire que la République Arabe Unie avec Le Caire pour capitale refera l’unité arabe, il y a plus d’un pas. Les pro-nassériens d’aujourd’hui seront peut-être les anti-nassériens de demain comme feu Kassem lui-même, et les Irakiens n’en sont pas à un coup d’Etat près, les Syriens non plus.

 

La Misère d’un Pays Riche

A l’arrière-plan, il y a là comme ailleurs, la misère du pays, aggravée depuis quatre ans par les travaux somptuaires, la corruption et les dépenses militaires. Nouri Saïd et les Anglais avaient bien administré le pays grâce aux redevances pétrolières, le niveau de vie s’était élevé, la modernisation avait progressé. La liberté n’avait apporté que la discorde et le gaspillage, et les masses enflammées d’abord par Kassem l’avaient peu à peu abandonné. La révolte kurde ajoutait aux difficultés.

 

La Politique Américaine en Orient

Les événements d’hier ont inquiété Londres et aussi Paris, à cause de notre part dans les pétroles irakiens ; Moscou est perplexe, car la nouvelle révolution est pour l’instant anti-communiste. A Washington par contre, on reste calme. Il est certain que depuis le désastre de Suez en 1956 les Américains ont joué la carte Nasser. Malgré ses relations avec Moscou, en dépit de son antiimpérialisme véhément, les États-Unis n’ont cessé de l’arroser de dollars.

Leur calcul est complexe, le voici : Sans notre aide pensent les Américains, Nasser tôt ou tard serait à son tour victime d’un complot. Les Russes peuvent lui fournir des armes démodées et construire au ralenti le barrage d’Assouan, ils n’ont pas les moyens de faire pour l’Egypte ce qu’ils essaient à Cuba ; quel que soit le régime, l’accroissement de la population sur l’étroite vallée du Nil empêchera l’Egypte de se développer sans une assistance que seuls nous pouvons fournir. Nasser ne peut donc faire un politique contraire à nos intérêts, c’est-à-dire écraser Israël que, d’ailleurs, nous armons par précaution, ni s’emparer des pétroles que nous tenons en Arabie Saoudite. On l’a vu au Yémen quand Sellal a parlé de renverser les souverains arabes Saoud et Hussein, les Américains ont fait une démonstration aérienne à Ryad et un exercice avec les parachutistes du Souverain. Par contre, ils ont reconnu le gouvernement révolutionnaire du Yémen comme ils reconnaîtront celui de Bagdad.

Il est en effet fort important pour la politique de Washington d’être du côté des peuples asservis contre les féodaux, sauf bien entendu ceux qui tiennent les pétroles. Nasser, Sellal, l’unité arabe, le socialisme arabe même, les soutenir, cela fait bien à l’O.N.U. surtout quand ces mouvements sont, ou se disent anticommunistes. Auprès des Afro-asiatiques les Américains demeurent les  champions de la liberté des peuples même si leurs chefs, comme Nasser n’y manque pas, les couvrent d’imprécations. Cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est qu’ils soient anti-colonialistes, qu’ils ne s’allient pas aux Soviets et qu’ils respectent les intérêts économiques des Etats-Unis, ce que Nasser est obligé de faire. Celui-ci sait fort bien à quoi s’en tenir, et même si Damas et Bagdad retrouvent des régimes qui se réclament de lui, cette alliance n’ira pas plus loin que les proclamations. Les intérêts nationaux et les antagonismes profonds ne laisseront à l’Egypte qu’une suzeraineté nominale qui à l’occasion comme sous Kassem, pourra redevenir une rivalité. Mais le prestige a son prix, surtout en Orient.

 

Les Complots en Afrique Noire

Ces complots et ces coups d’Etat militaires qui se sont succédé en Moyen-Orient en Egypte, en Syrie, au Yémen, en Irak, depuis la décolonisation et qui par contagion ont gagné la Turquie et gagneront peut-être demain l’Iran et le Liban, l’Afrique noire semble sur le point de les subir. La liberté pour ces pays, c’est surtout la rivalité des factions. Assassinat de Sylvanus Olympio au Togo, complot avorté contre Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, contre Tubman au Libéria, contre Senghor au Sénégal et semble-t-il contre Hamani Diori au Niger ; la liste n’est pas close car au Soudan, au Dahomey, au Cameroun, au Congo Brazzaville, au Gabon , au Nigéria, au Ghana même, l’homme au pouvoir ne dort pas tranquille. Les rivalités de clans s’exaspèrent. Les Américains entraînent la police contre la subversion et les Russes l’organisent. A cela s’ajoute un conflit de générations.

Les jeunes noirs évolués, éduqués à Paris, à Londres ou bien à Moscou ou à Pékin, mais surtout ceux qui viennent d’Occident, guettent l’heure de s’emparer du pouvoir. Les hommes en place qui ont fait leur carrière comme parlementaires ou ministres en France, sont pour eux des néocolonialistes. Leur indépendance n’est qu’une façade. Les jeunes feront la vraie révolution avec l’aide qui s’offrira, soviétique ou américaine qu’importe pourvu qu’on prenne les places. Le Maghreb arabe n’est pas plus solide. La conférence actuelle de Rabat ne consolidera pas les pouvoirs et ne fera pas l’unité. Bourguiba a été bien près de la chute. Ben Bella n’en a pas fini avec ses militaires et le roi du Maroc a fort à faire avec l’opposition.

Tout cela n’était pas difficile à prévoir. Déjà le Congo ex-belge donnait une idée de ce qui pouvait advenir, et le départ de Tchombé ne donne nullement l’assurance de l’unité et de l’harmonie de ce vaste territoire. Les Américains et l’O.N.U. n’y croient guère. Ils avouent que leur tâche est loin d’être achevée. Les dirigeants noirs qui, pour la plupart, ne changent ni d’expérience, ni de sagesse, se rendent compte que le passage de la tutelle européenne à l’indépendance est pour eux une épreuve quasi insurmontable. Certains, comme ceux de son ancienne possession, le pressentaient et auraient souhaité une transition plus ou moins longue. Mais le cours de l’histoire, n’est-ce pas, ne permettait pas les demi-mesures, même si le chaos s’ensuit.

 

Les Conversations Franco-Espagnoles

Comme prévu, les conversations franco-espagnoles ont tourné court, ou plutôt se sont estompées avec discrétion. Les violentes réactions de par le monde contre la politique française ont incité Madrid à la prudence. Avons-nous obtenu d’utiliser des bases aux Canaries et au Sahara espagnol, ou bien, à Washington, a-t-on fait savoir à Franco qu’il était urgent d’attendre, on ne sait. Il était étrange pour ne pas dire plus, de solliciter des Espagnols l’accès aux territoires qu’ils ont conservé en substitution de ceux que la France avait abandonnés. En politique il faut s’attendre à tout.

Après l’éclat de Bruxelles on s’efforce de calmer les colères. Le Chancelier Adenauer, au Bundestag, a été d’une adresse admirable. Tandis qu’Erhard, jetant les dés dans un mouvement qui pourrait bien lui coûter la Chancellerie, voulait faire dépendre la ratification du Traité franco-allemand de la reprise des négociations avec l’Angleterre et se disait prêt à former un gouvernement de coalition avec les Sociaux-démocrates, Adenauer avec autorité rassurait tout le monde, Anglais, Américains et Français, ses amis et ses adversaires, les députés qui ne demandaient pas mieux. Il n’est pas sûr qu’il abdique en septembre. Souhaitons qu’il demeure.

 

                                                                                            CRITON