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Le Courrier d’Aix – 1963-04-27 – La Vie Internationale.
Krouchtchev en Difficulté
Depuis le recul à Cuba en octobre, la situation de Krouchtchev est difficile. Des rumeurs circulent : Molotov reprendrait du crédit ; Krouchtchev abandonnerait le pouvoir l’an prochain pour ses soixante-dix ans. Frol Kozlov lui succèderait. Pas plus qu’au temps des tsars, on ne sait grand-chose sur les luttes d’influence qui se jouent, ni sur quoi elles portent. Le fait accompli surprend le monde. Pour l’heure il y a la situation économique qui ne suit pas le plan, les courants libéraux malaisés à réprimer, et surtout la querelle idéologique avec Pékin.
Là-dessus, quoi qu’on en ait dit, aucune détente n’apparaît. Une preuve suffit : nous lisons dans les « Izvestia », daté du 15 avril, un télégramme adressé par Brejnev et Krouchtchev à Tito, le félicitant de la promulgation de la nouvelle constitution yougoslave : « importante étape dans la vie de votre nation qui édifie le socialisme » et l’assurant « de la collaboration et de l’amitié indestructible entre les peuples soviétiques et yougoslaves ». Formule traditionnelle, certes, mais qui montre, à l’occasion d’un événement qui n’appelait pas une telle démonstration, que les Russes ne cèdent pas aux pressions chinoises pour les détacher du renégat Tito.
D’ailleurs, la presse albanaise et chinoise a repris ses attaques contre le « révisionnisme », et la rencontre proposée par Moscou à Mao attend toujours une réponse. Les Chinois n’ont aucun intérêt à reculer et les Soviets ne le peuvent pas, malgré toutes les difficultés que le schisme suscite en Russie et à l’intérieur des Partis communistes. Les deux impérialismes sont aux prises et rien, à notre avis, pas même un changement de personne à la tête du Kremlin, n’en pourra modifier le cours. Il s’inscrit dans l’histoire.
La Rivalité Russo-Chinoise en Asie du Sud
La tragi-comédie du Laos, l’illustre bien. Malgré l’Accord de Genève et les trêves militaires successives, la poussée du Patet Laos appuyée par Pékin continue par secousses suivies de pause. C’est la tactique chinoise. Veut-on obliger les Américains à intervenir, comme au Sud Vietnam et compromettre Moscou aux yeux des Asiatiques si les Russes ne s’y opposent pas ? Il semble. Mais la lutte d’influence en Asie du Sud ne se limite pas là, l’Indonésie est un autre enjeu : le maréchal Malinovski vient de faire une visite à Soekarno. L’accueil a, paraît-il, manqué de chaleur. Aussitôt, le Président de la Chine en personne Liu-Shaoqi a succédé au Russe à Djakarta, et la population l’a fêté officiellement. Il se rend de là en Birmanie, autre point sensible.
Jusqu’ici ces neutralistes jouaient de la rivalité russo-américaine, aujourd’hui c’est une rivalité sino-russe. Le profit n’est sans doute pas aussi substantiel, mais nullement négligeable car les Chinois n’hésitent pas à imposer les plus grands sacrifices au peuple pour soutenir leur influence extérieure. La lutte s’étend même à Cuba : Fidel Castro va visiter Moscou, sans doute pour obtenir une aide accrue, sinon Pékin l’attend, et même – car Nasser ne néglige rien – Ali Sabri, le numéro deux de la R.A.U. nouvelle née, va présenter ses hommages à Mao. On comprend que ce duel qui prend une allure planétaire mette le Kremlin dans un extrême embarras et que les adversaires de Krouchtchev saisissent l’occasion de l’accuser de rompre l’unité du communisme …
Les Exilés Cubains Rompent avec Kennedy
Ils l’accusent de collusion avec les Américains. Comme le conflit russo-chinois, les rapports U.R.S.S.-U.S.A. ont suivi une ligne sinueuse et souvent déconcertante. Mais dans l’ensemble, les relations se sont progressivement tendues d’un côté, et rapprochées de l’autre. Le dernier épisode, c’est la rupture du chef des exilés cubains Miro Cardona avec la Maison Blanche. Kennedy est accusé d’abandonner leur cause et de manquer à la promesse d’en finir au besoin par les armes avec Castro.
Il est certain que le Président des U.S.A. a passablement louvoyé dans l’affaire. Actuellement, il ne veut rien faire qui mette Krouchtchev dans l’embarras et préfère le laisser en tête à tête avec Fidel, espérant peut-être que celui-ci, déçu par ses alliés communistes, cherchera un jour un compromis avec Washington. Le personnage a ses humeurs et rien n’est à exclure. Mais pour l’heure, l’essentiel est de barrer la route aux Chinois dans le Sud-Est asiatique, et Russes et Américains ont besoin les uns des autres.
Autre signe : Tito vient d’adresser à Kennedy un message chaleureux pour le remercier de son aide. Le rapprochement avec le Kremlin ne paraît nullement avoir refroidi les relations entre Washington et Belgrade. Tout cela, pour l’Américain moyen ou le fidèle militant communiste, n’est pas facile à comprendre.
Kennedy et Nasser
Il y a mieux, c’est le soutien constant apporté, aussi bien par le gouvernement Eisenhower que par celui de Kennedy, à Nasser et, comme pour Tito, en dépit de tous les mécomptes. Washington se félicite de la naissance de la nouvelle R.A.U. et ne cache pas que l’heure est proche où le roi Hussein de Jordanie devra s’exiler et même Ibn Saoud abandonner son trône. On n’a pas démenti à Washington que le Gouvernement américain aurait demandé à Israël d’observer la neutralité au cas où la Jordanie passerait sous le contrôle de Nasser, quitte à fournir à Israël des armes supplémentaires pour maintenir l’équilibre des forces dans la région. On a dit à ce propos : pourvu qu’elles soient anticommunistes, et elles le sont à souhait, les Américains soutiennent toutes les dictatures arabes. Leur politique n’est pas aussi simple. Ils considèrent que les monarchies arabes ont fait leur temps et qu’il serait vain de les soutenir. Ce serait s’attirer l’inimitié des masses, les rejeter vers Moscou ou Pékin, pour s’incliner un jour ou l’autre devant les faits. En appuyant le mouvement d’unité arabe, on peut dans une certaine mesure en contrôler le développement et sauvegarder l’essentiel, Israël et les pétroles. Israël, en dissuadant Nasser d’une entreprise militaire aléatoire, les pétroles, en faisant valoir qu’ils n’ont d’autre débouché que l’Occident, et qu’au cas où ils seraient perdus, le Monde libre a des sources de remplacement, si bien que quel que soit le maître des puits d’Arabie, il devra en vendre le produit à ses acheteurs habituels.
Les Anglais suivent cette politique à contrecœur et même avec angoisse, car pour eux, et aussi pour nous, les pétroles arabes ont une importance primordiale, vitale même, qu’ils n’ont pas pour les Américains. Si Nasser étend son autorité sur l’Arabie Saoudite et sur Koweit, ce seront en fait les Américains qui dicteront à l’Angleterre sa politique pétrolière. Sans leur appui, en effet, Britanniques et Français seraient évincés du Golfe Persique, l’Iran excepté.
Les Etats-Unis voient plus loin : si les Travaillistes viennent au pouvoir à Londres l’an prochain, il ne sera pas mauvais d’avoir en main ce gros atout pour les tenir et du même coup, la France serait un peu plus docile. Et puis, il y a par-delà un argument idéologique. Les Etats-Unis veulent se montrer partout les champions de la libération des peuples et les adversaires des structures féodales, même si ces peuples sont en définitive plus opprimés qu’auparavant. Enfin, ils savent que l’unité arabe n’est qu’un mirage ou un épisode éphémère et qu’il y aura assez de rivalités entre factions pour conserver une large liberté de manœuvre. L’essentiel est de paraître y souscrire, et surtout d’être sur place. Depuis Suez 1956, ils s’y sont maintenus et y resteront. Il leur a fallu et il leur faudra bien souvent changer leurs plans et prendre de difficiles virages, comme nous l’avons vu récemment au Yémen et en Arabie Saoudite. Les fausses manœuvres et les chausse-trappes les guettent. Ils seront payés d’ingratitude et d’invectives de toutes parts. Ils en ont l’habitude.
CRITON