Criton – 1963-05-04 – Les deux Allemagnes

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Le Courrier d’Aix – 1963-05-04 – La Vie Internationale.

 

La Nomination d’Erhard au Poste de Futur Chancelier

La lutte qui, depuis cinq ans oppose le Chancelier Adenauer à son Ministre de l’économie, le Dr Erhard, a pris fin sur un vote du Parti Chrétien-Démocrate qui a désigné Erhard futur chancelier. Comme il l’a promis, Adenauer passera ses pouvoirs à l’automne. Le vote de son Parti, malgré le veto dressé contre son rival, n’était pas dirigé contre le vieux Chancelier, mais imposé par des considérations électorales. Les Chrétiens-Démocrates venaient de subir aux élections des Länder une série d’échecs. La coalition avec les libéraux demeurait fragile. La montée des Socialistes faisait craindre un renversement de majorité en 1965. Il fallait à la Chancellerie l’homme le plus populaire pour redresser la situation.

 

Les Deux Allemagnes

L’hostilité d’Adenauer à l’égard de son ministre n’est pas seulement le fait de l’obstination d’un vieillard. Erhard et lui représentent deux politiques et deux Allemagnes. Tout les oppose, jusqu’à la conception même du pouvoir, l’un soumettant ministres et parti à son autorité, l’autre admettant une direction collective dans le cadre d’une politique générale.

Erhard représente l’Allemagne industrielle, en majorité protestante, dont la puissance fit le Reich, qui a surmonté sa ruine et pour qui le cadre de l’Europe des Six est trop étroit. L’expansion industrielle, la seule forme d’expansion à laquelle l’Allemagne peut aujourd’hui prétendre, exige une ouverture totale sur le monde où ses facultés concurrentielles peuvent s’exercer. Capitaliste et libérale, cette Allemagne de la Ruhr et des grands ports hanséatiques, veut voir partout s’abaisser les barrières douanières qui entravent le commerce international, s’ouvrir à son activité, aussi bien les pays sous-développés que les grands pays industriels, Angleterre et Etats-Unis compris. Elle adhère au Marché Commun dans la mesure où il permet d’abaisser les tarifs entre ses membres, mais se refuse à en faire une entité qui voudrait se protéger de la concurrence extérieure. Le libéralisme d’Erhard n’est pas seulement une doctrine et une conviction, mais l’expression de la vocation exportatrice de l’industrie allemande, cette industrie qui n’a cessé qu’à de rares intervalles de dominer la politique allemande, aux intérêts de laquelle se soumettait, contrairement à ce qui se passait en France, l’agriculture et le commerce. Cette Allemagne-là est toute acquise à la protection militaire des Etats-Unis et aussi à des échanges fructueux avec les pays de l’Est, tout communistes qu’ils sont.

On conçoit que l’Allemagne du Saint Empire qu’incarnait Adenauer, puissance continentale en face du monde slave et du monde anglo-saxon comme une personne morale à prédominance catholique, capable par ses ressources agricoles conjuguées, son potentiel industriel unifié, son patrimoine culturel sa force militaire reconstituée de jouer un rôle indépendant dans le concert ou plutôt les discordes internationales, que cette Allemagne-là ne peut s’accorder avec l’autre. Jusqu’ici, elles coexistaient et l’on retardait l’heure du choix. Elle est venue quand on a mesuré les conséquences du Pacte de l’Elysée. L’Allemagne d’Erhard qui sera sans doute plus tard représentée par une coalition des Chrétiens-Démocrates avec les Socialistes, sera plus Atlantique qu’Européenne. C’est pourquoi à Washington et à Londres, en Scandinavie, en Suisse, en Autriche, et aussi à La Haye et à Bruxelles, la désignation d’Erhard à la Chancellerie a été accueillie avec une joie discrète et profonde.

 

Le Pacte Franco-Allemand

Nous venons de dire que le malencontreux Traité franco-allemand a beaucoup contribué à presser la décision. Sans doute, la réconciliation entre les deux pays est approuvée par tous, mais à condition qu’elle ne sépare pas l’Allemagne des autres. La politique française depuis la rupture de Bruxelles a convaincu les Allemands du danger d’un axe Paris-Bonn. Adenauer qui voyait dans ce pacte le couronnement de son œuvre doit reconnaître aujourd’hui qu’il l’a brisée et sans doute définitivement ; sa noble et courageuse carrière méritait une fin plus heureuse.

 

La Remontée des Économies Anglo-Américaines

Par une coïncidence fortuite, l’Europe dont la renaissance économique faisait parler de miracle et dont l’expansion rapide contrastait avec la stagnation du monde anglo-américain, perd de son dynamisme, tandis que de l’autre côté des mers, on assiste au début d’une montée. Le mouvement a été si brusque qu’il a déjoué les pronostics. Les économistes anglais et américains étaient, il y a un mois à peine, plutôt réservés sinon pessimistes. De part et d’autre, on cherchait les moyens de relancer le progrès, Kennedy comme MacMillan, par des réductions d’impôts, un soutien aux industries chancelantes et des stimulants à l’exportation. Et puis on constate que les choses se redressent d’elles-mêmes, on ne sait trop pourquoi. Bien sûr, il ne s’agit encore que d’un timide départ, mais les indices sont positifs : tandis que les bourses des valeurs européennes s’affaiblissent, celle de New-York s’anime et celle de Londres se raffermit.

 

Le Conflit de l’Acier aux U.S.A.

Il serait injuste de dire que les dirigeants n’y sont pour rien.

Le président Kennedy, en effet a tiré la leçon de la fausse manœuvre qui l’avait, l’an dernier, mis en conflit avec les dirigeants de l’industrie sidérurgique. Ceux-ci, on s’en souvient, à la suite des hausses de salaires avaient voulu relever le prix de l’acier de 6%, Kennedy s’y était opposé et les maîtres de forges avaient dû s’incliner. Ces jours-ci, ils sont revenus à la charge, ont augmenté leur prix d’une façon sélective selon les produits pour ne pas paraître défier le Président. Celui-ci à son tour, a consenti et ce geste a scellé la réconciliation du Gouvernement avec le « big business ». Mieux encore, Kennedy a recommandé aux Syndicats de ne pas riposter par des revendications de salaires. Coïncidant avec un accroissement en Mars du revenu national, cette attitude a ramené l’optimisme auquel sont naturellement portés les gens d’affaires américains, et le public reprend confiance.

En Angleterre, c’est le budget présenté au début d’Avril par Maudling qui a renversé la tendance, budget qui ne craint pas de risquer le déficit pour soutenir les affaires. Par ailleurs, les résultats des grandes sociétés sont meilleurs qu’on ne le prévoyait et l’écart entre exportations et importations s’est sensiblement réduit. Il n’est pas sûr que ce soit un départ pour de bon. Il faut faire la part de tactique électorale. On parle en effet d’un scrutin à l’automne. La position des Conservateurs était hier désespérée. Il faut faire vite pour la redresser. Les industriels et financiers qui soutiennent le parti ne manquent pas de ressources pour présenter sous un jour favorable les perspectives de leurs entreprises. Il n’en reste pas moins que par une sorte de jeu de bascule, le gonflement des coûts de production qui s’est accéléré sur le continent commence à profiter aux industries anglo-américaines, où ils sont restés à peu près stables. Va-t-on assister aussi à un renversement des mouvements monétaires, au redressement de la Livre et du Dollar au détriment des devises continentales ? On n’en est pas encore là, mais il est fort possible qu’on y arrive, surtout depuis qu’en France, jusqu’ici pôle d’attraction des capitaux, on voit ceux-ci se dégager.

En la matière, comme en bien d’autres, en notre France, s’il était difficile de faire mieux, il n’était guère possible de faire plus mal. Après avoir lâché inconsidérément la bride aux crédits et à la création de monnaie, on met brusquement les freins alors qu’il aurait fallu les mettre quand la conjoncture s’emballait et les relâcher quand elle commençait à s’essouffler. On feint de s’apercevoir qu’on est lancé dans l’inflation alors qu’on n’a rien fait d’autre depuis quatre ans et puis, pour mieux décourager les entreprises, on en revient au vieux système de la taxation des prix qui n’a jamais rien empêché, sinon le progrès de l’économie. Sous la III° République, à chaque crise financière, on s’en prenait aux pierres à briquet. Aujourd’hui aux lames à rasoir. Qu’on soit libéral ou dirigiste, ou les deux à la fois comme c’est le cas, la règle préalable est de ne pas agir à contretemps. Mieux vaudrait s’abstenir.

 

                                                                                            CRITON