Criton – 1957-01-05 – L’Horreur du Vide

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-05 – La Vie Internationale.

 

L’Horreur du Vide

 

On avait, aux Etats-Unis comme en Europe, tant reproché à l’administration Eisenhower-Dulles de ne rien faire qu’ils ont voulu donner l’impression d’une grande révolution.

 

Russes et Américains en Proche-Orient

Au vrai, ce n’est qu’apparence : le Président des Etats-Unis avait déjà prévenu l’U.R.S.S. que toute initiative militaire en Orient rencontrerait l’opposition armée de l’Amérique. Ainsi, en donnant une forme légale et officielle à cet avertissement, il n’y ajoute pas grand-chose. Les Russes d’ailleurs n’en ont nul besoin. Ils ont toujours été, depuis le temps des Tsars, d’une prudence extrême dans cette partie du monde. On l’a vu en Iran au temps de Mossadegh, en Turquie dans l’affaire de Kars el d’Ardahan, etc. Aujourd’hui, même ils ne soutiennent Nasser que par des conseils diplomatiques, ils l’ont vu à l’œuvre et ne l’aideront plus matériellement. Quant à la Syrie, ni l’U.R.S.S. ni les Etats-Unis ne peuvent faire fonds sur un pays d’une instabilité chronique où les passions s’exaltent jusqu’à l’absurde et changent d’objet selon les mots d’ordre qui passent.

 

Le Vide en Egypte

Cependant, l’action politique des Américains répond à un sentiment, sinon à une nécessité. La malheureuse affaire de Suez a ruiné pour toujours, semble-t-il, le crédit et l’influence française et anglaise en Egypte. Or, cette influence était tout ce qui comptait en Egypte ; le reste, c’est le fellah qui croupit dans sa misère et ses infirmités, le soldat qui fuit pieds nus dans le désert, quelques milliers de religieux musulmans fanatiques et des colonels dictateurs de théâtre. Il n’y a pas de pays où le départ des étrangers creuserait un vide plus profond. Le danger est là. Nasser est, malgré ses bravades, discrédité et entouré d’ennemis. Livrée à elle-même, c’est-à-dire à l’anarchie, l’Egypte pourrait être la proie de n’importe quelle idéologie ou fanatisme, comme la Syrie d’ailleurs, et les Russes auraient beau jeu pour leur propagande.

Les Américains vont donc essayer de maintenir un Nasser diminué, et de remplacer les Franco-Anglais plutôt par force que par goût, quitte à retrouver l’hostilité arabe qu’ils avaient cru apaiser en condamnant leurs vieux alliés à l’O.N.U. Si avec leur optimisme coutumier ils se font des illusions, nous ne les partageons pas. Personne dans cet Orient ne réussira à prendre une position solide et durable. Tôt ou tard, la xénophobie les fera reculer.

 

Le Jeu de Nasser

Cependant, Nasser continue son poker diplomatique en dénonçant son traité avec l’Angleterre, ce qui d’ailleurs ne signifie pas grand-chose, car celui-ci se trouvait caduc de lui-même ; par contre, il cède par étapes aux exigences de l’O.N.U. pour le déblaiement du Canal. Il cèdera également pour le libre passage et la supervision du trafic par l’organisation internationale. L’essentiel pour lui est qu’une mise en scène diplomatique lui permette de sauver la face. Sur ce point-là, avec les conseils quotidiens de Kiseliov, l’ambassadeur russe, il s’en tire fort bien.

 

En Pays Rouge

En Russie même, et en Hongrie, c’est toujours le black-out. L’agitation idéologique paraît se calmer ; étudiants et ouvriers sont rentrés dans l’ordre. Trêve de fin d’année, lassitude aussi. Mais on perçoit à certains signes que la dégradation du monde communiste se poursuit. La machine administrative se rouille ; la discipline se détend, et l’autorité dans l’ensemble se transmet mal d’échelon à échelon. La vie des sociétés ressemble à toutes les formes de la vie. Un organisme détraqué manifeste des symptômes morbides successifs et divers qui sont les manifestations d’un même mal : l’inadaptation.

Un des économistes yougoslaves qui est allé ces derniers temps à Moscou et à Varsovie est revenu consterné. « Nulle part, a-t-il confié à un occidental, le système communiste ne fonctionne, chez nous non plus ». Il a mis le temps à s’en apercevoir. Ce n’est pas d’avoir limogé Sabourov pour mettre Pervoukine qui changera quelque chose en U.R.S.S.

Alors Krouchtchev élève la voix, reprend les thèmes menaçants et redresse la statue de Staline. Il a besoin de se rassurer et la force est son seul recours. C’est cette force seule qui jusqu’ici a conservé son dur prestige qui maintient l’Empire soviétique. Reste à savoir quelle est sa valeur réelle. Nous l’ignorons ; ils l’ignorent eux-mêmes. Tout là-bas est faux, à commencer par les statistiques.

 

Le Double Jeu de Pékin

Cependant, la duplicité russe est dépassée par celle des Chinois. Ils sont imbattables sur ce terrain, quelle que soit d’ailleurs leur couleur politique. Tandis que Chou en Laï poursuit ses conversations asiatiques et mine avec autant de prudence que de patience la position russe chez les neutres, le Comité Central du Parti communiste chinois est plus stalinien que le Kremlin lui-même.

A ce double jeu, il y a deux raisons. D’abord ne pas donner prétexte aux Soviets pour renier leurs engagements d’assistance économique, ce que le Kremlin ferait avec empressement pour pouvoir renflouer tant bien que mal la Pologne et la Hongrie. Les Soviets ont dû déjà vendre un fort stock d’or pour faire face aux engagements internationaux de leurs satellites. Mais le gouffre est tel qu’on devine qu’ils ne les rempliront pas plus avant. Le dilemme va se présenter : ou la faillite ou l’aide américaine. Nous verrons.

Seconde raison du double jeu chinois. Faire pression sur les Etats-Unis en leur faisant espérer que Pékin se détacherait de Moscou dans la mesure où Washington lui ouvrira la route vers Formose et l’O.N.U. Les conversations Nehru-Eisenhower rapportées à Chou en Laï par le premier Indien ont dû décevoir le Chinois. Alors on fait donner de la voix aux soutiens de l’U.R.S.S. Les Américains sont paralysés en face de Chou en Laï, d’abord par leurs principes moraux. Ils ne sauraient, sans renier leur action en Corée, leur offrir un siège à l’O.N.U. Et surtout, ils ne savent pas comment négocier avec un Chinois, surtout doublé d’un communiste. Il n’y a pas de langue commune, de point d’appui aux conversations ; on ne sait ni où l’on va, ni à quoi l’on s’engage. L’incompréhension naturelle des peuples et des hommes n’a jamais trouvé de plus belle illustration.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-12-29 – L’Heure de l’Asie

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-29 – La Vie Internationale.

 

L’Heure de l’Asie

 

Nehru et le Communisme

Nehru, après avoir conféré avec Eisenhower, a déclaré ceci : « Les théories marxistes sont dépassées par le développement économique. Nées en Europe occidentale des conditions qui y régnaient il y a cent ans, elles sont aujourd’hui inapplicables. Ceux qui continuent de s’y tenir ne vivent pas dans le présent. »

Ce propos, pour nous banal, a une grande signification dans la bouche d’un Asiatique ; il aura un grand retentissement. D’autant qu’il a été tenu après que Nehru s’était entretenu avec Tchou-en-Laï pendant plusieurs jours. Nous sommes persuadés à plus d’un signe que le Chinois ne pense pas autrement et avec lui tous les hommes d’Etat asiatiques qu’il a consultés en Birmanie et au Pakistan. Quel que soit le développement des événements qui sont commandés par le rapport des forces, une idéologie qui a soulevé la ferveur d’un grand nombre d’hommes est aujourd’hui périmée.

 

La Visite de Tchou-en-Laï

C’est toujours l’attitude chinoise qui retient notre attention. Déjà évident, l’intérêt du périple de Tchou-en-Laï a pris tout son sens quand les gens du Kremlin ont pour ainsi dire sommé le Ministre de Pékin de se rendre à Moscou, alors qu’il était à Karachi et n’avait pas manifesté l’intention d’y aller. Il a accepté, mais a en même temps annoncé qu’il irait ensuite à Varsovie.

Varsovie devient un centre de rivalités. Tito qui n’a pas osé s’y rendre lui-même y a envoyé une mission économique qui a eu avec Gomulka des entretiens prolongés. Un jour viendra où un représentant de Washington sera prié de passer là.

Tchou-en-Laï en se désolidarisant d’avec Moscou cherche à orienter les peuples afro-asiatiques vers une formule originale de socialisme où propriété privée et collectivisme coexistent et même certaines formes de capitalisme personnel. Il cherche, d’autre part, à rassurer les petits peuples en condamnant à la fois la répression en Hongrie à mots couverts et l’agression en Egypte à grands cris, tout en écrasant en ce même moment la révolte des Tibétains. Cette révolte héroïque et sanglante comme celle des Hongrois et qui a soulevé dans le monde si peu d’émotion !

 

La Réunion du Comité Central à Moscou

Les Russes sont toujours aux abois et irrésolus. Le Comité Central du Parti s’est réuni. Un long communiqué a été publié qui, à première vue, ne diffère pas des homélies habituelles : succès dans l’accomplissement du plan en général, échecs reconnus sur pas mal de points, liquidation d’un responsable aujourd’hui Sabourov, critique de la bureaucratie, etc… Il y a dans ce fatras stéréotypé quelques nuances infimes qui révèlent les véritables préoccupations des rédacteurs. L’accent est mis sur les vertus et la nécessité de la planification, donc de l’autorité centrale, qui doit harmoniser l’effort industriel et décider des priorités à accorder aux activités diverses, l’industrie lourde devant toujours l’emporter.

Ce sont les « Conseils ouvriers » qui inquiètent le Comité Central, Ceux-ci veulent travailler à leur profit et pour le bien-être de leurs concitoyens et non pour les politiciens du Kremlin. Le nœud de la lutte à Budapest et à Varsovie est là, et les ouvriers ne se remettront à produire que lorsqu’ils seront sûrs d’échapper à la planification dictée par Moscou. Il sera difficile de les tromper. Les métallurgistes de Csepel ces jours-ci, prenaient les pièces de fer qu’ils venaient de tailler pour faire des traineaux pour leurs enfants. C’est un symbole.

 

Fermentation dans l’Intelligentzia

Un autre point qui émerge, c’est la référence constante et nouvelle aux devoirs de l’Intelligentzia. On sait que partout en Russie et chez les Satellites, les écrivains, artistes et assimilés sont des privilégiés du régime : honneurs et gros appointements. Moscou en les traitant ainsi avait un double but : montrer aux Occidentaux où leurs confrères sont souvent mal servis, même aux Etats-Unis, la place faite en U.R.S.S. aux intellectuels, mais c’était surtout pour tenir les intellectuels enchaînés au régime et fidèles à son service. Ils s’en acquittaient fort bien jusqu’à ces dernières années. D’une servilité irréprochable ils défiaient l’ennui et le ridicule. Cependant, depuis deux ans déjà, se sentant abandonnés du public, ils ont malgré leurs privilèges commencé à manifester des velléités d’indépendance, il y a eu les incartades de Cholokhov et le suicide de Fadeïev. Depuis, les Polonais ont jeté leurs couronnes et les Hongrois se sont joints à la révolte. La jeunesse a suivi partout – et le mal se répand aujourd’hui comme la poudre – jusqu’en Oural, jusqu’en Sibérie ces derniers jours. Cette démission des cerveaux aussi grave que la résistance passive des bras. Autre détail, au marché noir à Moscou, le Rouble a perdu en deux mois 25% de sa valeur. Il est à 15 frs au lieu de 20.

 

La Jeunesse Soviétique

Il faudrait cependant se garder d’illusions excessives sur le dégel impressionnant du monde bolchévique. Il a paru récemment en Allemagne un très curieux récit d’un prisonnier retour des bagnes de Vorkuta intitulé « Le Forçat ». Il nous donne une idée variée et précise de la neutralité des citoyens soviétiques, et particulièrement de la jeunesse. Celle-ci a en commun quelques aspirations avec toute la jeunesse du monde : vivre en liberté c’est-à-dire : avoir la sécurité de droit, n’être pas réveillé par la police secrète et emmené sans explication en Sibérie ; ensuite, la liberté de mouvement. Se déplacer à volonté et travailler où l’on veut, selon ses goûts et voir ce qui se fait ailleurs, sortir de Russie et rencontrer des étrangers. C’est déjà beaucoup demander en Soviétie. Par contre, la liberté de l’esprit ne les préoccupe que peu. Ils veulent plutôt qu’on leur enseigne ce qu’ils doivent faire. Ils tiennent pour perte de temps d’apprendre le catéchisme marxiste-léniniste. Ce que nous devons penser, disent-ils, c’est la science qui nous l’enseigne, ce que nous devons faire c’est la technique. Le scientisme leur suffit. Le redoutable ennui de l’idéologie officielle les a dégoûtés de la vie de l’esprit qui agitait leurs grands-pères. Ils seraient par contre passionnés de vie sentimentale ; ils demandent des romans plutôt que des philosophies. Ces remarques, génériques bien entendu, concordent avec l’expérience d’autres observateurs. Reste à savoir dans quelle mesure la technocratie est compatible avec la véritable liberté ou si elle ne tend pas à une forme nouvelle de servitude et même d’impérialisme.

 

Le Message Pontifical

Nous nous en voudrions de passer sous silence l’admirable message de Noël du Souverain Pontife, non seulement plein de sens spirituel mais de jugements et de propositions concrètes. Il rejoint nos pensées sur l’organisation des Nations-Unies, son insuffisance et ses mesures inégales dans les affaires de Suez et de Hongrie. Il demande comme beaucoup d’hommes justes une police internationale qui s’entremette partout où la dignité humaine est écrasée et s’oppose aux violations de la loi internationale.

Cependant, dans l’état actuel de l’organisation de l’O.N.U., le développement d’une telle force n’est pas sans risques. L’O.N.U. n’est pas un tribunal de justice, mais un forum où passions et intérêts interfèrent. Les Américains n’ont jamais été très chauds pour armer l’O.N.U Ils ont peur de certaines initiatives ordonnées par une majorité instable où des pays à peine existants ont le même poids que de grandes nations. Il faudrait qu’une véritable Cour de justice instruite par de vrais « sages » juge sans appel de l’opportunité d’employer la police internationale. Sinon, on devine à quels abus on pourrait aboutir et l’institution faisant plus de mal que de bien se discréditerait encore davantage.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-12-22 – De quelques Erreurs Fondamentales

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-22 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Erreurs Fondamentales

 

Le rythme des événements s’est ralenti. L’affaire de Suez est entre les mains des Nations-Unies. C’est dire qu’elle n’évoluera pas vite. La révolte hongroise a épuisé ses forces. L’U.R.S.S., tout en restant maîtresse du terrain, n’a pas encore fixé sa future politique. L’Alliance Atlantique a retrouvé sa cohésion de principe, mais les fissures recouvertes demeurent en profondeur. S’il y a détente, il n’y a pas d’apaisement. La diplomatie est partout active à la recherche d’un équilibre nouveau.

 

Les Soviets craignent-ils l’Occident ?

La première est illustrée par un récent article de M. Duverger dans « Le Monde » intitulé « Le Danger de Guerre ». Il tient pour acquis que les dirigeants soviétiques se croient menacés par l’Occident et qu’ils tiennent leur glacis en Europe Centrale pour s’en défendre et que par conséquent il faut les rassurer en acceptant un plan de désarmement et la neutralisation de l’Allemagne et des pays satellites. C’est la thèse habituelle des tenants de la gauche de tous les pays européens.

En réalité, le thème de l’encerclement capitaliste et de la menace des impérialistes réactionnaires et autres fauteurs de guerre est un vieux slogan de propagande à l’usage interne pour maintenir la discipline par la crainte, en U.R.S.S. et chez les suivants de l’extérieur. Krouchtchev, Boulganine et consorts n’en croient pas un mot. Ils ont appris de leur ancien patron Staline, que les Occidentaux tremblent d’effroi devant leurs épouvantails et sont prêts à toutes les concessions dès qu’on les agite. Ils n’ont pas cru un instant à une intervention américaine en Hongrie, en Syrie ou ailleurs. Il leur a suffi de parler d’envoyer des volontaires en Egypte pour que l’opération franco-anglaise à Suez s’effondre. Et cependant, on n’avait qu’à réfléchir un instant pour se convaincre qu’ils étaient incapables techniquement de mettre leur menace à exécution. Nous n’en avons même pas parlé ici tant cela nous paraissait dérisoire et purement tactique. Mais cela a « pris » quand même.

Krouchtchev comme Molotov sont au contraire convaincus (ou l’étaient jusqu’ici) que sans avoir à exercer leur force ils nous « enterreraient tous » (sic). S’il y avait danger de guerre, il viendrait plutôt de ce que les Russes croient qu’ils peuvent tout se permettre devant la pusillanimité de leurs adversaires et qu’ils pourront toujours arrêter les frais si ceux-ci réagissaient sérieusement. S’ils s’accrochent à leur glacis européen, c’est qu’ils espèrent en faire un point de départ pour la conquête du reste de l’Europe. Ils ne consentiront jamais à reculer pas même si on leur offrait des avantages plus importants comme le départ d’Europe des armées américaines.

 

Y a-t-il un Partage d’Influence ?

Une seconde erreur, étalée par M. Mendès-France à la tribune du Parlement, c’est qu’il existerait entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis une sorte d’accord implicite pour un partage de fait des zones d’influences – chacun fixant à l’autre les limites de son expansion. – Rien de plus erroné. Les Américains ne reconnaîtront jamais la domination communiste. Tout comme les Russes croient à leur triomphe final, ils croient à la défaite du bolchévisme qui est pour eux le mal absolu. Tout le reste est tactique et opportunisme. Seulement  il leur est utile comme aux Russes d’avoir un ennemi qui fait peur à tous les faibles, ce qui leur permet, comme en ce moment, de recruter autour d’eux des nouveaux partisans parmi les neutres et les indécis.

La lutte entre les deux Grands continuera sous de multiples aspects avec des phases d’acuité et de rémission jusqu’à la disparition de l’un des deux systèmes. Tout compromis ne sera qu’une apparence fondée sur le rapport des forces.

 

L’Anti-Colonialisme des U.S.A.

Une troisième erreur représentée par des esprits aussi distingués qu’Augusto Guerriero et beaucoup d’Américains comme Miss Higgins est que les Etats-Unis considèrent « les intérêts des puissances européennes la France et l’Angleterre en dehors de l’Europe, comme des positions du colonialisme et que plutôt elles seront liquidées, plus vite on pourra créer un nouvel état de stabilité ».

Sans doute l’anti-colonialisme est le dogme constamment exprimé par les dirigeants américains. Cela leur vaut les sympathies des peuples de couleur en Asie et en Afrique. Dans l’affaire de Suez dont ils sont les bénéficiaires, ils se sont largement servis de l’argument. Mais au fond, ils ne sont qu’à demi sincères. Ces positions dites colonialistes qu’ils condamnent, ils en ont besoin, au moins pour l’heure. Ils seraient fort embarrassés si la France se retirait d’Afrique du jour au lendemain, ou l’Angleterre de ses possessions de par le monde.

Dans le vide ainsi créé, les Etats-Unis recueilleraient quelques successions, mais le communisme bien davantage et l’anarchie qui se répandrait au reste du monde ébranlerait non seulement leurs positions stratégiques, mais les fondements de leur économie de celles du Monde libre. Contre le « colonialisme », d’accord en principe, mais en fait pour qu’il évolue par étapes et sans drame majeur et qu’il conserve même assez de positions pour interdire les zones dangereuses aux forces de subversion.

Cette erreur est peut-être plus grave que les autres, car on voit presque tous les Européens, convaincus que les Etats-Unis font tout leur possible pour éliminer la France et l’Angleterre de leurs positions outre-mer pour se substituer à elles. Là encore, le voudraient-ils qu’ils en seraient matériellement et moralement incapables. Entre la tactique de la propagande et la politique réelle, il y a plus d’une nuance. C’est d’ailleurs ce que Bourguiba et le Prince Moulay Hassan ont compris en se renseignant à Washington dernièrement.

 

Les États-Unis et la Crise Financière Européenne

De même, les Etats-Unis ne laisseront pas s’effondrer l’Angleterre, et même les Conservateurs anglais, dans une crise financière sans espoir. Ils ont peur de voir au Foreign-Office, M. Bevan qui en cas d’élections favorables au Travaillisme serait le futur Ministre des Affaires étrangères. Pour la France, le cas est inverse. Il apparait bien que MM. Pineau et Ramadier n’ont rien obtenu de précis au cours des récentes conversations de Paris. Cela d’abord parce que Pineau, aux yeux de Dulles, est tenu pour le vrai responsable de l’affaire de Suez et aussi parce qu’il a commis l’erreur majeure de s’associer à Israël.

Rien ne pouvait en effet soulever le Monde arabe contre l’Occident mieux qu’une collusion avec Tel-Aviv. Le « cancer sioniste » est le seul lien passionnel entre tous les pays musulmans. Ni les Américains, ni les Anglais n’ont joué la carte israélienne, malgré les pressions qui s’exerçaient sur eux de l’intérieur, les Etats-Unis surtout. Nous avons perdu dans l’affaire toute notre influence en Moyen-Orient, influence morale et culturelle et quelques centaines de milliards d’affaires et de propriétés. Cela est sans remède, il n’y avait pas de pire erreur à commettre. Se battre contre Nasser aurait été assez aisément pardonné, d’autant que pas mal d’Arabes y auraient trouvé secrètement leur compte, mais s’allier avec Ben Gourion, c’était se condamner sans appel. Si bien que tout semble se passer comme si on laissait, à Washington, l’expérience socialiste française à ses difficultés financières et économiques auxquelles fatalement elle ne peut que succomber.

 

                                                                                                       CRITON

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Criton – 1956-12-15 – De Quelques Échéances

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-15 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Échéances

 

La démission d’Hébert Hoover junior et son remplacement par le Gouverneur Herter comme second de Dulles au Département d’Etat symbolise le changement de direction des Etats-Unis à l’égard de l’Europe. La crise de mauvaise humeur passée, la nécessité est apparue, non seulement de rétablir la collaboration occidentale mais de sauver l’Angleterre et la France de la désastreuse situation où les avaient conduites l’aventure de Suez.

 

La Crise Financière Franco-Anglaise

Les chiffres en effet sont éloquents : la Livre déjà menacée ne pouvait supporter un nouvel assaut. Les réserves ne suffisaient plus à la maintenir ; en quelques semaines, la trésorerie britannique aurait dû renoncer à la défendre. Au mois d’avril prochain, le stock de devises fortes de la France serait épuisé et l’on aurait dû recourir à l’encaisse déjà faible de la Banque en or. Sinon, les importations anglaises et françaises auraient dû être contingentées. L’industrie, déjà menacée faute de carburant, devrait restreindre sa production.

Une crise économique dans les circonstances actuelles aurait des conséquences politiques et sociales incalculables. Les Etats-Unis ne peuvent pour leur propre sécurité, la laisser se développer. Il leur a paru urgent d’annoncer une aide massive. Un milliard 300 millions de dollars pour l’Angleterre afin que le calme se rétablisse sur le Marché des changes. D’autre part, le pool du pétrole et l’annonce de chargements de charbon supplémentaires ont permis de rassurer l’Europe sur ses approvisionnements en énergie.

L’effet est jusqu’ici purement psychologique. Les sommes mises à la disposition de l’Angleterre ne sont, en fait, que la mobilisation des réserves bloquées au Fonds Monétaire. Celles de la France ont déjà été tirées en principe. Mais les Etats-Unis ont fait savoir qu’au besoin ils iraient plus loin et qu’ils étaient résolus à ne pas laisser la situation aller à la dérive. En matière financière, ce sont les assurances qui comptent plus que les réalités.

 

L’Aide à l’Europe et l’Opinion Américaine

Il est certain que ce changement d’attitude américaine n’est pas facilement accepté par l’opinion. Beaucoup aux Etats-Unis pensent : « Ce sont les autres, nos vieux alliés qui, à notre insu, commettent des erreurs et c’est toujours nous qui soldons la facture ». Heureusement, les événements d’Europe centrale sont là pour faire accepter de nouveaux sacrifices. M. Dulles lui-même a pris soin de sonner l’alarme de la menace soviétique. Ces propos sont à notre avis, uniquement destinés à faire admettre une politique impopulaire d’aide à l’Europe.

Rien dans la situation actuelle de l’U.R.S.S. ne permet de croire qu’elle se prépare à un coup de force. Elle en serait fort incapable d’ailleurs avec la crise ouverte ou latente dans les pays satellites. De plus, les maîtres actuels du Kremlin ne sont pas des aventuriers. Ce sont des bureaucrates qui ont fait carrière dans leurs ministères. Quant aux militaires Joukov ou Koniev, ils connaissent trop bien les faiblesses de leurs armées pour être tentés de les lancer dans une guerre. Ils sont occupés à prévenir, si possible, un effondrement de leurs positions et à sauver l’empire de Staline en Europe, ce qui n’est ni facile, ni assuré. Sans doute essayent-ils de manier la peur pour empêcher l’adversaire de profiter de leurs difficultés.

On le sait fort bien à Washington, mais on se sert de cette peur pour agir sur le Congrès qui va avoir à se prononcer sur les crédits en janvier. La manœuvre est classique. Il serait absurde d’y voir autre chose.

 

La Position de l’Allemagne Orientale

Il est exact, il est vrai, qu’une révolte du type hongrois en Allemagne Orientale pourrait aggraver la situation et conduire, sinon à une guerre du moins à un conflit local sérieux. Mais les Allemands de l’Est ont reçu, tant du gouvernement Adenauer que des services américains l’ordre formel de se tenir tranquilles. Les manifestations doivent se limiter à maintenir le Gouvernement de Pankow en alerte, mais ne pas provoquer l’intervention russe. La population est assez avertie du danger pour ne pas allumer d’incendie. Ce serait d’autant plus insensé que la conjoncture travaille, si l’on peut dire, d’elle-même.

 

La Crise Économique en Europe Centrale

On n’a prêté jusqu’ici que peu d’attention à la crise économique qui s’aggrave en Europe Centrale et qui menace particulièrement la République d’Allemagne Orientale. Celle-ci en effet dépend, pour alimenter son industrie, du charbon polonais. Or Gomulka a fait un exposé précis de la situation. Les houillères polonaises ne produisent un peu plus qu’en 1949 que grâce aux heures supplémentaires et au travail du dimanche des mineurs. Le rendement, par ailleurs, a baissé et les exportations dont vit l’industrie polonaise tomberont en 1957 à leur niveau le plus bas. De plus, le faible pourcentage d’exportations devra être dirigé vers les pays d’Occident pour en recevoir en échange l’outillage indispensable. La D.D.R. privée du charbon polonais va connaître des difficultés s’ajoutant à une situation déjà tendue.

La position des Soviets dans l’affaire se présente comme un dilemme, ou bien aider les satellites par des livraisons suffisantes, ce qui dépasse de beaucoup leurs possibilités et les obligeraient à serrer encore la ceinture chez eux, ce qui pourrait faire éclater des mécontentements déjà apparents dans la population russe, ou bien permettre à la Pologne et à la Hongrie de recevoir une aide américaine, ce qui aurait des conséquences politiques équivalant à une véritable capitulation. Et cependant sans secours extérieur, tout le complexe économique élaboré depuis dix ans, qui a pour objet l’interdépendance des pays satellites d’Europe, est appelé à s’écrouler. C’est une affaire de mois. Ni Moscou, ni Varsovie ne se font d’illusion là-dessus.

D’ailleurs, c’est comme nous l’avons dit souvent, l’effondrement des plans quinquennaux en Europe Centrale qui est la cause principale des troubles actuels. Ce monde satellite se révolte parce qu’il ne peut plus vivre. Seule jusqu’ici la Tchécoslovaquie semble se maintenir à peu près d’aplomb. On comprend mieux, d’après ces considérations, l’importance que les Américains accordent au maintien de la prospérité en Europe libre. Le contraste entre les deux mondes doit être maintenu à tout prix. Sinon, les deux crises parallèles annuleraient leurs effets.

 

La Chine et l’U.R.S.S.

Le baromètre de la situation présente, nous le trouvons en Chine. Les Chinois ont trop besoin des Russes pour leur équipement pour les critiquer ouvertement. Mais ils manœuvrent très adroitement pour tirer parti de l’affaiblissement de Moscou. Il est manifeste qu’ils cherchent à se réconcilier avec les Américains. Ils ont confié à Nehru qui arrive à Washington, le soin de négocier leur entrée à l’O.N.U. Ils ont fait à Tchang Kaï Chek des propositions extravagantes, lui offrant un poste élevé à Pékin s’il rendait Formose à la Chine communiste. Ils ont publié le discours de Tito qui critiquait la politique soviétique en Hongrie. Même une mission chinoise s’est fait accompagner à Moscou par des capitalistes du Céleste Empire ressuscités pour la circonstance et que Krouchtchev a dû saluer, non sans quelque ironie d’ailleurs. Il n’y a pas de meilleurs signes de la faiblesse soviétique que ces manœuvres bien dans la manière des mandarins de jadis. Les onze du Kremlin ne savent trop comment faire front. Entre la terreur et la reculade, la troisième voie n’est pas encore trouvée.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-12-08 – Revirement

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-08 – La Vie Internationale.

 

Revirement

 

Devant l’ampleur du désastre tant politique qu’économique consécutif à l’affaire de Suez, les diplomaties occidentales ont compris qu’il était temps de se raviser et de rétablir l’alliance même au prix d’humiliantes concessions. Les Etats-Unis voyaient qu’un effondrement économique et financier de leurs Alliés européens signifiait pour eux-mêmes une perte irréparable. Ils ont offert leur assistance si l’opération égyptienne était liquidée. A l’O.N.U. même, on se rendait compte que l’institution serait en péril si l’on continuait à donner aux affaires d’Orient la priorité sur le drame hongrois. Bien des difficultés subsistent et les positions prises ne sont pas très claires. Mais on est partout disposé à tourner la page, quitte à n’apporter aux problèmes posés qu’un règlement provisoire. Ce brusque retour à la sagesse est de bon augure.

 

La Gravité de la Situation en Angleterre

C’est évidemment l’Angleterre qui sort la plus touchée de la crise. Le bilan présenté par M. MacMillan n’est pas loin de la faillite : les réserves d’or tombées au-dessous du minimum requis – deux milliards de dollars – le nouveau déficit à l’U.E.P., enfin et surtout l’annonce d’une suspension des paiements des intérêts dus aux Etats-Unis et au Canada et l’appel au crédit du Fonds Monétaire International. Les Travaillistes eux-mêmes qui ont tant contribué à faire échouer l’affaire de Suez en ont eu le frisson. La succession par le temps qui court ne serait pas agréable à prendre. On se demande comment une telle situation s’ajoutant à une position déjà mauvaise n’avait pas été prévue par Eden et ses conseillers. Qu’elle ne l’ait pas été à Paris, cela n’est pas autrement surprenant, le Gouvernement français n’ayant pas des problèmes économiques une vue très approfondie, mais les Anglais, eux, sont familiers de ces questions. Peut-être ont-ils pensé qu’une fois de plus les Etats-Unis combleraient le trou ? Ce qui est en effet inévitable, mais à quel prix ?

 

Le Revirement du Président Eisenhower

A Washington, le président Eisenhower qui, à défaut d’idées, a un certain sens psychologique qui manque à ses collaborateurs, a senti monter l’irritation des opinons européennes contre une politique qui ressemblait à l’isolationnisme d’antan, représenté au Département d’Etat par le fils de l’ancien président Hoover – C’est à celui-là que l’on doit que le vote des Etats-Unis à l’O.N.U. se soit joint à celui du Bloc soviétique contre les Franco-Anglais -. L’affront avait été ressenti et l’Alliance était ébranlée. Eisenhower avait laissé faire jusqu’ici pour être plus libre ensuite de renouer avec ses Alliés et d’obtenir de l’O.N.U. qu’elle s’attaque avec plus d’empressement à la solution du problème de Suez dont elle est à présent chargée.

La tâche que le très prudent M. Hammarskoeld a consenti d’assumer est lourde, mais il semble heureusement que Nasser n’a plus les moyens de mettre obstacle à sa réalisation ; lâché par les Pays Arabes et même par l’U.R.S.S. qui ne le croit plus utilisable et concentre ses efforts sur la Syrie et l’Irak, Nasser ne cherche plus qu’à sauver la face, aux yeux de ses sujets tout au moins, On va donc repartir à zéro, remettre les belligérants sur leur ligne de départ, rétablir la navigation dans le Canal et trouver une formule pour sa future gestion qui ne sera pas celle de l’internationalisation que demandent Londres et Paris , mais un simple contrôle permanent sous l’égide de l’O.N.U. Convenons qu’on en serait arrivé là à moindre frais.

 

Le Développement du Drame Hongrois

Le drame hongrois continue de déconcerter les Russes et le gouvernement fantoche de Kadar. Il suffit de suivre les déclarations contradictoires des uns comme de l’autre pour se rendre compte qu’ils ne comprennent pas bien ce qui leur arrive. Ils ne peuvent plus en effet accuser le fascisme et les réactionnaires quand ils se trouvent en présence des Conseils d’ouvriers qui les somment de disparaître. Ce qui se passe en Russie même n’est pas plus rassurant. L’hypocrisie a des limites et il y  un point où le mensonge même devient grotesque. La radio soviétique a consacré tout un bulletin à une réunion extraordinaire de toutes les autorités de l’Ukraine à Kiev. Tous les dignitaires du régime ont pris la parole, y compris les universitaires et les écrivains et débité, pour justifier les actes de l’U.R.S.S. en Hongrie, les litanies du marxisme-léninisme. On n’a pu cependant éviter les allusions à des résistances que cette mobilisation des autorités rendait nécessaire. Le Présidium Suprême se voit discrédité, et le maréchal Joukov comblé d’honneurs est appelé à la rescousse. Mais le prestige même de l’armée est-il intact ? Les nombreuses défections et mutineries en Hongrie en font douter.

 

Perte de Contact avec les Masses

On s’ingénie à chercher une explication à cette crise. A notre avis, elle est fort simple. Partout, aussi bien chez les Satellites qu’en Russie même, les dirigeants ont perdu le contact avec le peuple. Ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne sont plus ni suivis, ni même écoutés, mais seulement craints. La plupart ne sont plus jeunes. Ils sont en place depuis longtemps et la terre a tourné sous eux.

Un observateur très perspicace disait à propos des Ulbricht, Kadar et autres, qu’ils avaient dans leur propre pays des mentalités d’émigrés, comme s’ils venaient d’un autre monde pour lui imposer leurs façons de voir. Leur idéologie est morte, la masse n’attend plus rien du régime communiste. Ils mentent tous dit l’homme de la rue.

 

Les Conseils d’Ouvriers en Hongrie et en Pologne

Il y aurait beaucoup à dire sur le mouvement des Conseils d’ouvriers qui cherchent à s’établir en Pologne et en Hongrie. Leur but serait de constituer entre eux une sorte d’Etats Généraux. Cette tentative a pris exemple des Conseils créés en Yougoslavie par Tito et qui d’ailleurs fonctionnent assez mal et que Tito lui-même ne voit pas sans méfiance après les avoir suscité pour des raisons politiques dans sa lutte idéologique avec le Kremlin.

Ces Conseils sont du Léninisme pur – ou plutôt du Fouriérisme -. Le danger, outre l’inefficience qui a toujours caractérisé ce genre d’entreprises, c’est l’anarchie. C’est d’ailleurs en état d’anarchie que vivent la Hongrie et à un moindre degré, la Pologne en ce moment.

Ce qui est intéressant c’est de voir comment est compris le communisme par ceux-là même auxquels il était prêché ; exactement au contraire de ce que le bolchévisme en a fait. Il est facile de prévoir que dans l’état actuel de la Société et de l’économie, ces tentatives sont vouées à l’échec, même si elles ne rencontraient pas l’opposition des baïonnettes russes.

Mais tout change si vite que ce qui est impossible aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans quelques décades au moins dans certains groupes sociaux. L’état de la société future est imprévisible ; tous les politiciens quelle que soit leur couleur feraient bien d’y réfléchir.

 

Faire l’Europe ?

Français et Anglais cherchent des dérivatifs à leurs déboires. La constitution de l’Europe unie est à nouveau réclamée de toutes parts. Comme le désarmement, c’est un thème inépuisable. Les Anglais qui voient leur échapper définitivement le rôle de grande puissance se sentent européens pour la première fois. En France, ceux même qui ont fait échouer les premières tentatives de Robert Schuman et la C.E.D., reconnaissent pour la même raison la nécessité de faire l’Europe.

Mais ce qui était possible en 1951 l’est beaucoup moins aujourd’hui, pour nous du moins, et sans la France il ne saurait y avoir d’Europe. A l’inverse avec l’Angleterre, sans doute pas davantage.

La constitution d’une Europe unie suppose en effet que chaque participant apporte une économie en ordre et une monnaie saine, avec un budget équilibré. Quel courage ne faudrait-il pas ? Réduire les dépenses de l’Etat d’un bon tiers ; ajuster les charges sociales à un niveau raisonnable ; dévaluer la monnaie de 30% sans relever les salaires tout en acceptant une certaine hausse des prix ; investir dans l’industrie privée deux fois au moins de plus l’an, etc. Une discipline du travail enfin pour s’aligner sur de puissants voisins comme l’Allemagne.

Tout cela n’est pas convenable présentement. Marché commun, ou zone libre, on peut en parler mais surtout, sans illusions.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-12-01 – Décombres

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-01 – La Vie Internationale.

 

Décombres

 

Comme le remarquait ces jours-ci Walter Lippmann, les dramatiques événements que nous vivons ont fait apparaitre l’effondrement des politiques poursuivies jusqu’ici en Europe et en Orient. Echec de la déstalinisation, isolement de la Russie, décomposition des Partis communistes à l’extérieur ; écroulement de la politique anglaise en Moyen-Orient, du Pacte de Bagdad et du Traité anglo-jordanien, nouveau déchirement du Commonwealth., crise de l’Alliance Atlantique, impuissance de la politique américaine à maintenir l’équilibre entre l’Occident et le Monde arabe, faillite de l’O.N.U. en face du drame hongrois, pour ne rien dire du revers subi dans leurs ambitions par Tito et Nasser et des troubles économiques résultant de la fermeture du Canal de Suez qui pourrait être plus longue que prévu.

Un ordre nouveau sortira-t-il de ces décombres ? Les mêmes hommes qui ont commis tant d’erreurs seront-ils capables de les réparer ? On se le demande.

 

Le Conflit Syro-Irakien

On voit mieux aujourd’hui où Nasser voulait en venir en obstruant le Canal de Suez : se venger de l’Irak et de son ministre Noury el Saïd. Les Syriens ayant de leur côté, sur ordre du Caire et de Moscou, saboté les pipelines, l’Irak est privé de la totalité de ses ressources pétrolières, 85 milliards l’an qui sont le plus clair de ses ressources ; le Liban subit, à un degré moindre les mêmes dommages. Pour les réparer il faudrait rétablir entre ces pays une paix durable ; on n’en a jamais été plus loin.

 

Le Bilan de l’Action à Suez

L’échec de l’aventure franco-anglaise à Suez est total. Son unique actif, la perte de prestige de Nasser n’est pas même assurée et la pression russe au Caire et à Damas fait contrepoids à la défaite du Sinaï. Le Canal qu’il s’agissait de protéger est fermé ; son internationalisation n’est même plus en question pour le moment. Français et Anglais sont expulsés du Caire. Un long passé d’influence économique et culturel est aboli sans espoir de retour. La tension en Afrique du Nord ne s’est pas affaiblie. Sans l’aide américaine, l’Angleterre ferait banqueroute à bref délai. Quant à la France ….

Le tableau serait encore plus sombre si la menace militaire soviétique n’était là, réelle ou feinte, pour faire oublier les querelles et rétablir l’amitié sous les auspices de la peur.

 

Redressement de la Politique des Etats-Unis

Après leur accès de mauvaise humeur, les Etats-Unis paraissent se ressaisir. L’urgent c’est de maintenir un semblant de paix en Moyen-Orient. Une attaque syrienne appuyée par les « volontaires » soviétiques contre Israël allumerait un conflit qu’on limiterait difficilement. Aussi Eisenhower, sa partie de golf terminée, a-t-il envoyé un message rassurant à Ben Gourion. Les Etats-Unis pour des raisons intérieures et extérieures ne peuvent tolérer qu’Israël soit rayé de la carte. Damas ne peut devenir un satellite de Moscou.

Bon gré, mal gré, les événements obligeront les Etats-Unis à sortir de leur isolationnisme pour dicter si possible la paix à ces pays en effervescence. Ils sont également contraints de montrer leurs forces. Une puissante flotte américaine croise en Méditerranée. Une autre plus puissante encore a quitté Lisbonne avec le « Forrestal » chargé de bombes A et H. En Allemagne, l’aviation américaine patrouille 24 h. sur 24 avec ces mêmes engins à bord.

 

Moscou agira-t-il ?

Moscou est rappelé à la prudence. Il est peu probable que les Russes tentent une aventure même limitée. Ils sont assez embarrassés ailleurs, d’autant que leurs objectifs sont atteints : ruiner les pays arabes producteurs de pétrole, briser le redressement économique français et anglais par la pénurie d’essence, sauver Nasser de la capitulation. Il leur suffit à présent d’empêcher que la paix se rétablisse, que les pipelines puissent être réparés et que le Canal de Suez soit déblayé. Le temps, pensent-ils, fera le reste, c’est-à-dire permettra aux soulèvements populaires organisés par les partisans de Nasser et des Soviets d’éliminer les maîtres de l’Orient encore liés à l’Occident, c’est-à-dire le roi Fayçal et Noury el Saïd son ministre, le roi Hussein de Jordanie ; le roi Ibn Saoud d’Arabie et le président Chamoun du Liban. Point n’est besoin de conflit armé pour atteindre ces objectifs ; la subversion suffit. Les Etats-Unis auront fort à faire pour s’y opposer.

 

Le Duel Tito-Moscou

Si les événements de Hongrie n’étaient si tragiques, on pourrait se divertir des mauvais coups qu’échangent Tito et les gens du Kremlin. Quand il a vu les Russes désemparés à Budapest et obligés de faire des concessions à Gomulka, Tito a cru son heure venue. Il a voulu faire sortir son équipe hongroise de l’Ambassade yougoslave de Budapest et a fait annoncer sa prochaine visite en Pologne. Erreur. Les Soviétiques n’étaient pas prêts à lui abandonner la direction des pays d’Europe qu’ils tiennent asservis. Ils ont kidnappé Nagy et son « brain trust » avec une traitrise bien moscovite et imposé par la faim et la déportation le fantoche Kadar aux Hongrois.

Tito se venge en attaquant Moscou avec les armes de l’Occident, c’est-à-dire en dévoilant l’imposture du communisme soviétique qui, dit-il, a fait de l’Europe centrale un vaste camp de concentration. Cela porte plus qu’on ne pense. Mais Tito se demande si les Russes, la Hongrie une fois écrasée, ne vont pas tenter ce que Staline n’avait osé faire : une attaque armée contre Belgrade. Tito serait-il alors protégé par la bombe H des Etats-Unis. Il n’en est pas sûr, nous moins encore. Il n’est pas homme cependant à céder à la peur. Il va essayer de restaurer le pacte balkanique avec la Grèce et la Turquie et par une polémique virulente encourager en Russie même la résistance au régime.

 

L’Opposition en Russie

Car cette résistance existe. Ce que nous en avons dit ici il y a plusieurs semaines se confirme et s’il en fallait une preuve, nous l’avons entendue le 26 au matin à la Radio de Moscou au lendemain de la fermeture de l’Université à la suite de l’affichage de tracts pro-occidentaux par les étudiants. Une charge véhémente du speaker de service contre « l’Intelligentzia » (sic en russe) accusée de soutenir le fascisme et la contre-révolution et Nagy contre Kadar. Il y a d’ailleurs un certain désarroi à la Radio russe : la veille avec une ingénuité incroyable, Moscou avait débité textuellement le discours  de Chou en Laï à Phnom-Penh où le Ministre chinois accusait, sans nommer la Russie, un grand pays emporté par son « chauvinisme » (sic en russe), qui en violation des cinq principes de la coexistence pacifique si fidèlement respectés par la Chine, voulait imposer à de petites nations sa domination par la force contre la volonté du peuple. Il n’y avait pas besoin de faire partie de l’Intelligentzia pour comprendre. Partout en tout cas, c’est la jeunesse qui se dresse contre le bolchévisme ; nous l’avions remarqué bien avant les événements de Poznań et de Budapest. Sans l’appui de la jeunesse, un régime n’est jamais assuré de son pouvoir.

 

Le Déclin du Communisme

De ce déclin du communisme, M. Merleau-Ponty, dans « l’Express » cherche sans grand succès à déterminer les causes. Ce qui échappe à un philosophe atteint de gauchisme est cependant fort clair à l’esprit le plus simple. D’abord, le communisme soviétique est une gigantesque imposture au service d’un impérialisme barbare. Une imposture de ce genre – le drame hongrois le montre – finit par se démasquer. Ensuite – ce que l’on ne semble pas avoir bien compris – c’est que le communisme est incompatible avec le développement d’une société moderne et c’est pourquoi la jeunesse le repousse. Sans être métaphysicien ou sociologue, il suffit de feuilleter un magazine français ou américain pour voir que notre civilisation repose sur l’ingéniosité du travail libre, sur une concurrence adroite et imaginative que l’étatisme bureaucratique étouffe sans rémission.

 

                                                                                                                  CRITON

Criton – 1956-11-24 – Faiblesse des Grands

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Le Courrier d’Aix – 1956-11-24 – La Vie Internationale.

 

Faiblesse des Grands

 

La direction des Affaires internationales est chose difficile. Mais nous pensons traduire le sentiment général en constatant qu’au cours de ces semaines tragiques, la conduite des « pasteurs des peuples »  a été d’une maladresse telle qu’aucun d’entre eux ne mérite confiance. Et cela vaut aussi bien pour Moscou que Washington, sans oublier les autres ….

 

La Pénurie de Carburant

Pour ne citer qu’un exemple, à notre époque de planisme universel, il y a plus de trois mois qu’une interruption du trafic de Suez était considérée comme une éventualité des plus probables. Comment admettre qu’aucun des pays, sauf l’Allemagne Fédérale, qui pouvaient souffrir de cette interruption, n’ait songé à faire quelques provisions d’essence ? Et s’il n’y avait que cela ! Gouverner c’est prévoir – disait-on.

 

Les Conséquences d’une Crise

Peut-être ne s’aperçoit-on qu’aujourd’hui que ce problème du carburant est essentiel non seulement à l’expansion de l’économie, mais à son simple maintien en marche. Nous avons dit que l’économie du Monde libre est d’une extrême fragilité. C’est sa principale faiblesse en face de son concurrent, l’économie totalitaire. Aux secousses d’ordre purement matériel s’ajoutent les réflexes psychologiques de tous ceux qui y participent. Ce sont en effet des mobiles d’ordre psychologique qui président, sinon à l’origine du moins au développement des crises. On peut mesurer aujourd’hui ce que seraient les conséquences financières et politiques d’une crise économique en Europe Occidentale, en France et en Angleterre surtout. On veut espérer que l’on s’en rend compte à Washington.

On avait cependant donné forces détails sur un plan d’approvisionnement de l’Europe par le pool des Compagnies américaines.

 

Conséquences Politiques de l’Affaire de Suez

Ce sont donc surtout les conséquences économiques de l’aventure de Suez qu’on est en train de mesurer. Sur le plan politique, il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce qui était prévisible dès le « cessez le feu ». Nasser ergote ; l’O.N.U. s’avance lentement sans qu’on sache encore comment son action sera efficace. Les Etats-Unis misent plus que jamais sur l’O.N.U. où ils croient que le drame hongrois va leur donner une autorité décisive. C’est à voir.

Cette lourde machine qui ressemble – en pire – à un parlement ne sera jamais d’un maniement très facile ni très sûr. Les intrigues et les marchandages entre délégations sont encore plus nombreux qu’entre partis, et aucun sentiment international ne les anime. Dans un parlement, il y a parfois des sursauts où l’intérêt national l’emporte. Là, il n’y a que des intérêts particuliers, de petites et grosses vanités, des préséances, des présidences, des combinaisons de couloirs et pas d’autorité dominante. Il y aura fort à faire pour lui donner une âme. On a vu avec quelle mollesse l’O.N.U. a réagi devant un des drames les plus révoltants de l’histoire contemporaine, la répression hongroise. Une assemblée de juristes devant un cadavre.

 

Les Attitudes Américaines

On a dit que la politique des Etats-Unis était habile. Nous l’avons-nous-même reconnu, mais cette habileté n’est pas sans revers. On attendait autre chose que des arbitrages bien dosés de la principale puissance du monde. Il n’y a qu’à lire les témoignages des réfugiés hongrois pour connaître leur amertume et leur déception. Les Américains ne sont guère populaires dans les pays satellites livrés à la sauvagerie et à l’oppression soviétique. Dans quelle partie du monde le sont-ils encore ? Et cependant, le but de leur politique était de se faire des amis. Un humoriste disait qu’ils n’en avaient que dans la Principauté de Monaco, mais c’était grâce à Miss Kelly et non à Foster Dulles.

Il y avait pourtant en Hongrie autre chose à faire que des discours. Si les 62 nations qui avaient condamné Moscou avaient envoyé autant de délégations à la frontière hongroise pour enquête, on aurait bien vu si les autorités russes leur barraient la route ; le spectacle à lui seul aurait valu la peine et le peuple hongrois aurait été touché de cette manifestation.

 

La Répression en Hongrie et ses Risques pour l’U.R.S.S.

Après quinze jours de répression et de déportations, les Russes ne sont pas encore maîtres de la situation, ce qui est presque incroyable. Le désarroi à Moscou est évident. Les menaces à l’Occident, les notes de Boulganine ne sont rien d’autre que les signes d’une rage impuissante. Cela ne devrait effrayer personne. Mais la réprobation ne vient pas uniquement de l’extérieur. En U.R.S.S. même, on signale de l’agitation.

La radio russe, en tentant de justifier les actions militaires, en contestant ses violences, a néanmoins informé ses auditeurs des accusations adressées contre le gouvernement de Moscou. Polémique dangereuse qui découvre où le bât blesse. Et puis, il y a les 200.000 soldats qui sont employés à cette affreuse besogne et ne le font pas toujours, et en tous cas, pas d’un cœur léger. On voit se dessiner à Moscou même une ébauche d’opposition, de la part des intellectuels surtout. Le Russe est à la fois sauvage et sensible, l’étouffement où il est confiné et la réprobation universelle qu’il pressent, s’ajoutent à l’indifférence que le régime déjà lui inspire.

Mais le dommage le plus grave que subit l’U.R.S.S. est ailleurs. Tous les pays non engagés – Inde, Birmanie, Ceylan, Indonésie, sans compter Tito – ont condamné enfin sans équivoque la répression russe en Hongrie. L’U.R.S.S. n’a plus grand crédit auprès des puissances de Bandoeng. Même en pays arabes on ne cache pas qu’on se passera volontiers des services du Kremlin. Les conséquences de cet isolement ne font qu’à peine apparaître. Répétons que les Russes sont des blancs et que les méfiances raciales restent fondamentales même quand l’intérêt politique les refoule.

 

La Réunion de Beyrouth

D’ailleurs, le seul fait vraiment important de cette semaine dans l’ordre diplomatique c’est la conclusion de la réunion de Beyrouth où le Liban, la Syrie, l’Irak, la Jordanie et l’Arabie Saoudite avaient à se prononcer sur leur attitude dans le conflit de Suez. Il est significatif que le premier ministre libanais et son principal adjoint ont dû démissionner parce que trop attachés à la cause égyptienne. Les chefs d’Etat ont repoussé toute intervention russe dans le conflit et décliné l’envoi de « volontaires ». La Syrie même a démenti qu’elle en eût reçu, ce qui est, parait-il, exact. Il est trop tôt pour parler d’un revirement syrien, mais la cote de l’U.R.S.S. a baissé à Damas. Les événements de Hongrie ont rafraîchi les enthousiasmes.

 

Les Déchirements de l’Angleterre

La scène politique anglaise est à la fois pathétique et lamentable. Comme nous le pressentions, le pauvre Eden est à bout. Butler le représente en attendant de le remplacer. Certaines polémiques de presse sont choquantes. On accuse le Gouvernement  de collusion avec Israël : la France d’envoi d’aviateurs au Sinaï pendant l’attaque. Outre que ces faits ne sont pas avérés, le sens national, l’honneur tout court aurait dû les faire taire. On n’entendrait rien de tel à la Chambre française –  sauf de la part des communistes -. Mais venant de libéraux distingués, on se demande si certains britanniques n’ont pas perdu toute respectabilité. Cela est grave, non seulement pour l’Angleterre, mais pour l’Occident.

Le plus clair résultat de cette malheureuse affaire de Suez est d’avoir fait perdre à la France et à l’Angleterre le crédit de bonne foi et d’autorité morale qu’elles avaient encore dans le monde. Les grandes puissances ont fait, ces derniers temps, triste figure dans l’opinion des petites. Que serait-ce si Nasser au lieu d’avoir fusillé quelques-uns de ses collaborateurs s’était lancé lui-même dans la lutte désespérée qu’il avait promise. Les petits peuples d’un bout du monde à l’autre en feraient aujourd’hui un héros et un martyr.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1956-11-17 – Parallèles

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Le Courrier d’Aix – 1956-11-17 – La Vie Internationale.

 

Parallèles

 

Les journées tumultueuses que nous venons de vivre ne nous ont cependant rien apporté qui soit de matière à modifier notre appréciation première. Les Hongrois ont remporté une victoire morale qui a, de diverses façons, considérablement affaibli la position de l’U.R.S.S. Le bilan de l’affaire de Suez apparaît de son côté, plus négatif que positif : le demi-échec dont nous parlions était encore trop optimiste.

 

Le Drame Hongrois

L’indignation soulevée par la répression de l’insurrection hongroise s’est amplifiée. Elle est devenue presque universelle. Elle ne sera sans doute jamais oubliée. Ce qu’il faut souligner c’est qu’elle n’est pas limitée au Monde libre. Les protestations contre l’action brutale des Russes sont venues aussi de l’Orient.

L’attitude ambigüe de Nehru a été sévèrement critiquée en Inde dans des milieux divers, politiques et intellectuels. En Birmanie, au Pakistan, au Vietnam du Sud, à Ceylan, les Gouvernements ont pris une position hostile au colonialisme soviétique. Même en Indonésie, les officiels ont condamné à la fois l’action russe en Hongrie et l’opération franco-anglo-israélienne à Suez. Il est probable que sans celle-ci, les pays arabes auraient pris la même position. La Chine communiste enfin ne s’est ralliée qu’après coup et avec hésitation, à la répression de l’allié communiste. Le coup porté à l’idéologie de Moscou aura des répercussions de longue durée.

 

La Situation en Hongrie

En Hongrie même, l’affaire n’est pas terminée. La grève se poursuit ; la résistance passive est plus efficace encore que l’insurrection armée ; le gouvernement Kadar est sans pouvoir. Et l’action internationale, si hésitante et peu efficace qu’elle soit, sera mêlée à la question. Les Soviets ne pourront se soustraire à une enquête de l’O.N.U. Ils seront obligés de revenir, au moins momentanément, à une politique d’apaisement qu’ils avaient paru essayer avant l’assaut du 4 novembre. Et cette politique de concessions devra s’étendre aux autres satellites.

De ce côté d’ailleurs, les réactions ne font que s’ébaucher. Leur statut national se posera peu à peu et pour les Russes et pour l’opinion internationale qui y sera certainement intéressée. Le mouvement déclenché à Poznań, puis à Budapest n’est que le début d’un long débat où les Soviets auront à défendre leurs positions avec plus ou moins de succès. Et il serait bien étonnant que, en UR.S.S. même, des changements ne se produisent pas. Les gens du Kremlin restent solidaires tant que la crise est aigüe. Il est peu probable qu’ils le demeurent ensuite. On verra sans doute des hommes nouveaux qui sans changer l’étiquette du régime seront appelés à réviser la position soviétique. Une certaine libéralisation, sincère ou non, est indispensable au redressement de cette position.

 

L’Affaire de Suez

L’objectif essentiel de l’action franco-anglaise à Suez était l’élimination du régime Nasser. Or celui-ci, le péril militaire disparu, a relevé la tête. Il se peut qu’il soit à la longue condamné, mais en Orient rien n’est sûr. Les ressorts du peuple égyptien sont faibles. Quelques fanatiques peuvent dominer alors qu’ils seraient balayés ailleurs. Le point obscur pour nous, ce sont les raisons qui l’ont poussé à rendre le canal inutilisable pour une longue durée en y coulant une trentaine de navires. Sans doute cette paralysie qu’on voulait précisément éviter à Paris et à Londres est pour l’Europe occidentale un coup grave. Mais il atteint aussi l’Orient.

L’Egypte d’abord, privée des ressources du trafic pour une durée indéterminée, ce qui pose des problèmes financiers graves à un pays mal pourvu. Le Moyen-Orient arabe qui vit des redevances du pétrole subira de ce fait des pertes considérables dans l’immédiat et peut-être plus encore à l’avenir. Car l’Europe fera des efforts accrus pour trouver d’autres sources d’approvisionnement. L’Angleterre poussera son programme d’énergie atomique. La France la prospection et l’exploitation des gisements du Sahara. En sorte que les pays arabes du Moyen-Orient, vont se trouver plus qu’auparavant, tributaires du bon vouloir des Compagnies américaines qui exploitent leur pétrole. L’acte de Nasser a évidemment été inspiré par les Russes pour lesquels la paralysie du Canal est tout bénéfice, puisqu’elle atteint une large partie du monde où ils intriguent. Elle créera, en effet, des difficultés à tous les pays de l’Océan Indien dont les échanges passent par le Canal. Leurs finances déjà précaires en souffriront, l’Inde en particulier. A l’inverse, car tout a un revers, ces pays seront amenés à abandonner Nasser pour appuyer la solution de l’internationalisation du Canal à laquelle, par étapes calculées, se rallieront les Etats-Unis.

 

Les Profits des U.S.A.

Il se pourrait bien, en fin de compte, que les Etats-Unis soient les grands bénéficiaires de la double crise de Hongrie et du Moyen-Orient.

L’interruption du trafic de Suez les gêne fort peu. Les pays européens touchés dans leur ravitaillement et dépourvus de devises fortes, comme la France et l’Angleterre, vont se tourner vers l’Amérique pour recevoir du pétrole à crédit. Sinon leur expansion économique serait en péril et leurs monnaies condamnées. Ce qui inévitablement augmentera leur dépendance à l’égard des Etats-Unis.

L’affaire Hongroise va donner aux U.S.A. les moyens de lutter plus efficacement contre l’U.R.S.S. sur le plan politique en créant à l’U.R.S.S. de multiples difficultés en Europe centrale et en face de l’opinion internationale où leur position de champion de la liberté se trouvera renforcée.

Sur le plan militaire aussi, parce que la peur des Russes resserrera leur contrôle sur les pays menacés. Et la course aux armements qui va rebondir affaiblira tous les pays, U.R.S.S. comprise, sauf les U.S.A. qui ont les moyens de la poursuivre.

 

Les Amitiés des Etats-Unis

Aussi n’est-il pas étonnant que la politique « neutraliste » des Etats-Unis à l’O.N.U. qui irrite si justement les Européens soit au fond approuvée par la grande majorité des Américains. En condamnant la France et l’Angleterre, ils se sont aliénés leurs derniers amis sincères, mais ils se sont rendus si nécessaires économiquement et militairement qu’ils les rallieront à la longue, bon gré, mal gré. A l’égard des pays non engagés, leur attitude de champions de la paix, d’adversaires de la force, de partisans de l’indépendance de tous les peuples, leur vaudra, sinon la sympathie, du moins l’approbation. Pas plus que les Russes ne pouvaient laisser triompher sans contrôle,  l’insurrection hongroise, les Etats-Unis ne pouvaient appuyer l’action franco—anglaise sur Suez. Ils l’ont certainement condamnée à contre-cœur. Mais ils tiennent plus à ressaisir leur influence sur le monde extra-européen ou ils n’avaient presque nulle part d’amis, qu’à satisfaire leurs vieux alliés dont ils savent bien qu’ils retrouveront le soutien par la force même des choses, la pénurie de dollars et la peur des Russes.

 

Les Réactions Anglaises

Quant aux Anglais qui sont les vrais responsables de l’échec de Suez par leurs hésitations et leurs divisions intérieures, ils ont droit aussi à une certaine compréhension. Dans chaque Anglais, il y a deux hommes : John Bull qui tient à l’Empire, au prestige britannique qui veut à tout prix conserver les positions qui lui échappent. Un côté Churchill si l’on veut. Et l’autre Anglais puritain qui a une conscience tourmentée que toute violation du droit, même pour la raison d’Etat la plus impérieuse, empêche de dormir. Ce n’est pas seulement affaire de politique entre Conservateurs et Travaillistes, c’est une question morale ; beaucoup de Conservateurs ont désapprouvé l’action d’Anthony Eden. Des démissions ont ébranlé son cabinet. « L’Economist » réclame sa chute et Butler, son successeur éventuel, a parlé – fait insolite – l’autre soir à la radio à titre personnel.

La crise à Londres semblait ouverte mais en dernière heure un gallup vient de révéler un changement dans l’opinion qui approuve parfaitement à une large majorité la position du Premier ministre, ce qui montre que dans une démocratie moderne la presse et le parlement ne représentent pas nécessairement l’opinion.

Malgré les incertitudes que comporte une situation explosive, on peut cependant conclure que de ces deux drames sortira quelque bien.

Une opinion quasi-universelle condamne aujourd’hui l’emploi de la force. Il faudra donc qu’on aboutisse à un règlement, en Orient et même en Europe. Ce sera long, laborieux ; cela ne satisfera réellement aucun des intéressés. Mais on se résignera parce que la paix et la conscience des peuples l’exigent. C’est l’essentiel.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-11-10 – Feux Croisés

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Le Courrier d’Aix – 1956-11-10 – La Vie Internationale.

 

Feux Croisés

 

Il est difficile de faire le point au jour le jour d’événements qui contredisent la situation de la veille. Cette confusion est à l’image même de ceux qui s’efforcent de les diriger. On veut espérer qu’une autorité surgira qui mettra les choses en ordre. Mais on ne voit pas encore sur quoi cette espérance peut s’appuyer. Essayons cependant de donner quelques éclaircissements.

Le drame hongrois, le plus affreux depuis la guerre, a la priorité dans toutes les pensées. C’est le seul vrai drame du moment. Les affaires d’Orient peuvent sans doute susciter des préoccupations. Mais la part de comédie n’y manque jamais et l’on s’est habitué à ces intrigues théâtrales qui durent depuis des siècles et, quoi qu’on fasse, ne cesseront pas. Tout au plus, verrons-nous une accalmie.

 

Le Drame Hongrois

La révolution hongroise est étouffée dans le sang. Si grande que soit l’admiration que l’on porte à ce peuple héroïque, on ne peut s’empêcher de déplorer son imprudence. On ne combat pas le bolchévisme les mains nues. A la ruse, il faut mesurer son action par d’autres ruses. Cependant, ce soulèvement insensé n’est pas vain. Il a obligé la tyrannie soviétique à recourir à ses pires moyens, et l’immense dégoût qui s’élève du monde entier – et pas seulement de ceux qui l’expriment – portera à cette tyrannie brutale un coup sérieux.

L’opinion internationale profondément secouée réalise en ce moment ce dont près de quarante ans de crimes ne l’avaient pas convaincue. Elle rejette le communisme hors de l’humanité. L’écrasement de Budapest n’est cependant que la réédition exacte d’autres actes sinistres mis au compte de Staline. Mais Staline n’était pas seul. Un peuple ne subit pas quarante ans la même tyrannie sans en être en quelque mesure responsable ; la ruse, la trahison, la cruauté, le cynisme ne sont pas le fait d’un seul homme. On s’aperçoit aujourd’hui que les Krouchtchev et Boulganine sous des apparences moins barbares sont capables des mêmes horreurs que le vieux bandit géorgien. Ils injurient leurs victimes comme il avait injurié les Finlandais en 1939, et la résistance polonaise en 1944 qu’il laissa écraser par les Allemands à Varsovie, cela pour ne citer que les faits les plus mémorables. Pour nous qui avons suivi les événements à la radio russe, nous retrouvons presque mot pour mot les mêmes sinistres invectives dont ils accablaient les patriotes de tous les pays qu’ils ont subjugué.

 

La Méthode Stalinienne

Staline est bien vivant. Même méthode. Voyant la situation leur échapper à Budapest, les Russes ont laissé la révolte découvrir ses moyens et ses dirigeants. Ils ont fait mine de céder parce qu’ils n’étaient pas en force. Ils ont ensuite attiré les chefs insurgés dans un guet-apens pendant que des divisions fraiches venaient de Russie remplacer les troupes d’occupation qui n’étaient pas sûres. Au milieu de prétendues négociations, ils ont arrêté tous ceux qui s’étaient présentés. Et la tuerie a commencé. Cependant à l’heure où nous écrivons, la résistance n’est pas absolument vaincue. Les énormes moyens employés par les Russes ne sont pas tellement efficaces et cela est une indication importante. Cette lourde machine de guerre, avec ses masses de tanks, manœuvre difficilement et perd beaucoup de monde et de matériel. Le désordre inné du Russe l’adapte mal au maniement complexe de la technique moderne. Aux prises avec des forces puissantes et bien au point, elle serait vite anéantie. D’excellents observateurs qui ont vécu ces jours tragiques en Hongrie en ont rapporté de très probantes indications.

 

L’U.R.S.S. pouvait-elle céder ?

Cela dit, il faut comprendre que l’U.R.S.S. ne pouvait pas, sous peine d’effondrement, capituler devant la révolte hongroise. L’énorme risque d’une répression sanglante n’a certainement pas échappé au Kremlin. Il aurait sans doute préféré l’éviter, s’il n’a pas eu de scrupules à l’accomplir. Cette répression n’exemptera d’ailleurs pas l’U.R.S.S. de changer de politique à l’égard des Satellites et d’introduire des réformes qui provoqueront à l’intérieur même de la Russie des transformations imprévisibles. Les possibilités et l’influence de la diplomatie soviétique vont se trouver singulièrement limitées et l’occupation militaire de l’Europe centrale, le maintien de son économie imposeront aux occupants de lourdes charges. Le potentiel militaire de l’U.R.S.S. avec les faiblesses qu’on lui découvre sera pour longtemps amoindri. A cet égard, il est à peine concevable que l’on ait cru – et comme notre prophète Mendès-France l’a proclamé – qu’une troisième guerre mondiale était présentement possible. Nous voulons croire que l’on n’a pas pris au sérieux les notes menaçantes de Boulganine à la France et à l’Angleterre. Qu’on se rassure. Ce ne sont là que des écrans de fumée. La paix – avec un grand P – n’est pas menacée.

 

La Descente sur Suez

Il n’en reste pas moins qu’il est fâcheux que l’action sur Suez se soit déroulée au milieu de la révolte hongroise. Elle a donné au communisme un prétexte pour se disculper. Mais le massacre hongrois aurait été accompli avec ou sans Suez. Aucun parallèle n’est possible entre les deux actions, mais elles ont été simultanées. Nous ne saurions dissimuler à  quel point celle-là a été mal jugée à l’extérieur ; justifiable en soi, elle était vraiment inopportune. Elle aurait pu être exécutée à un autre moment et suivant une autre procédure, par exemple après une mise en demeure d’agir adressée à l’O.N.U.

Quelles conclusions tirer de l’événement. Demi-échec ou demi-succès. Il est trop tôt pour juger. Voyons seulement les points acquis.

 

L’Action Militaire

D’abord l’action sur Suez a surtout montré l’excellente qualité technique de l’armée israélienne. La valeur d’une armée moderne est fonction à la fois du courage et du niveau d’intelligence pratique des simples soldats. On a assisté en même temps à l’invraisemblable débâcle de l’armée de Nasser. Les Egyptiens et les Arabes ne doivent pas avoir grande estime pour ses qualités d’organisation militaire. Pas plus lui-même que ses subordonnés n’ont montré beaucoup d’empressement à verser la dernière goutte de sang promise. On ferait mieux au Caire de plébisciter le retour du roi Farouk. Lui au moins ne faisait pas le héros et s’entendait aux affaires.

Que faire de l’action militaire des Franco-Anglais ? Les Israéliens étaient plusieurs jours avant eux à Suez ! Puisque l’on avait eu trois mois pour mettre au point cette descente, on s’étonne qu’elle n’ait pas été plus rapide. Et c’est précisément cette lenteur qui a fait tout le gâchis sur le plan politique. Si le Canal avait été occupé dans les 48 heures, les pénibles débat de l’O.N.U., la crise de l’Alliance Atlantique et la prise de position américaine contre les Franco-Anglais, l’usage du veto par ceux-ci au Conseil de Sécurité, tout cela était évité. On partait d’emblée sur de nouvelles bases et l’opinion n’aurait pas eu le temps de s’émouvoir. Il est toujours dangereux de s’embarquer dans une opération militaire avec les Anglais. Ne rappelons pas de fâcheux souvenirs. L’essentiel est certes qu’une sérieuse effusion de sang ait été évitée. Les Egyptiens jusqu’ici se sont montrés sages et prudents et ont préféré regarder le spectacle de la descente des parachutistes. Cela facilitera peut-être les choses.

 

Les Pressions Américaines

Mais il était grand temps qu’un « cessez le feu » intervienne. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé le 5 novembre entre Paris, Londres et Washington. Eisenhower a dû se montrer très pressant. Sans doute a-t-il accompagné ses persuasions de quelques promesses. L’Alliance Atlantique se résoudra facilement. Les Soviets y auront grandement aidé. Cependant, le cessez le feu décidé en hâte a été arrêté avant même que Suez et même Ismaïlia n’aient été occupés. Il ne serait pas surprenant que des complications surgissent à cause de cela. La force internationale va se heurter aux résistances des Israéliens qui ne cèderont pas le Sinaï où il y a du pétrole. Nasser, bien qu’un peu dégonflé, est toujours au pouvoir prêt à reprendre ses exigences et ses menaces. Les Russes n’ont pas renoncé à faire sentir leur présence. Le Canal est immobilisé pour trois mois ; les pipelines de Syrie et du Liban sont en flammes. Il y a beaucoup à raccommoder dans tous les domaines.

 

La Réélection d’Eisenhower

Heureusement nous voilà débarrassés des élections américaines. Le président Eisenhower, du fait des événements, l’emporte encore plus aisément qu’on ne le prévoyait il y a quinze jours. Au Congrès, l’équilibre des Partis n’est pas sérieusement modifié. Et l’infortuné M. Dulles pourra résigner ses fonctions pour raisons de santé. Espérons que la politique américaine se montrera plus clairvoyante et plus énergique dans l’avenir. Jusqu’ici, le leadership a été faible. Nous le souhaitons sans trop y croire. – On ne change pas les hommes. – Mais Stevenson ne s’était pas montré comme une grande figure. Nous devons nous accommoder du choix des U.S.A. Les dirigeants sont toujours plus ou moins l’image des peuples qu’ils gouvernent. A cet égard, disons que le peuple français s’est montré au cours des événements d’un patriotisme et d’une discipline auxquels l’étranger rend partout hommage. Cela réconforte.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-11-03 – Colosses aux Pieds d’Argile

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Le Courrier d’Aix – 1956-11-03 – La Vie Internationale.

 

Colosses aux Pieds d’Argile

 

Les hommes politiques américains espéraient atteindre le 6 novembre sans complications internationales. Les événements les plus dramatiques depuis 1945 éclatent précisément au milieu de la campagne électorale des U.S.A. La révolution hongroise et le conflit du Moyen-Orient. Coïncidence pour le premier mais non pas pour le second. Le soulèvement unanime du peuple magyar a pour origine immédiate les convulsions politiques de la Pologne. Le mouvement des Israéliens et l’ultimatum franco-anglais à l’Egypte ont été rendus possible à la fois par l’impuissance de l’U.R.S.S. gravement engagée en Europe centrale et la paralysie de la diplomatie américaine à la veille des élections.

 

La Révolte Hongroise

A l’heure où nous écrivons, les Russes semblent avoir perdu la partie en Hongrie. Ils emploieront encore plus d’une ruse pour atténuer leur défaite. Mais ils ne pourront jamais ressaisir les positions perdues. Ils ont commis l’erreur d’employer la force pour mater la révolution hongroise sans y réussir, de sorte qu’ils portent la double responsabilité du crime et de l’échec. Les conséquences s’en feront sentir plus ou moins vite, mais l’empire stalinien en Europe est condamné. Le Kremlin ne semble d’ailleurs pas se faire d’illusion. La dernière note traduit pour la première fois une confusion et une inquiétude. Les Russes avaient pressenti l’orage, mais l’ampleur du désastre les a surpris. Tito lui-même avait sous-estimé la puissance de la révolte du peuple hongrois.

 

Le Moral de l’Armée Rouge

On se demande en effet comment il a été possible à un peuple désarmé de réduire à l’impuissance la machine de guerre soviétique qui s’était imposée à Berlin il y a trois ans. Des renseignements qui parviennent du déroulement de la révolte, on peut supposer que l’armée rouge est elle-même travaillée par un doute profond ; la discipline n’a pas joué partout ; des soldats ont passé aux insurgés, des chefs se sont abstenus d’intervenir. Le moral des troupes d’occupation est faible et le Russe, héros sur son propre sol, est passif hors de chez lui et prompt à l’abandon, même à la panique. Il est probable que si l’État-major avait décidé d’étouffer la révolte dans le sang de tout un peuple, des défections et même des rebellions se seraient produites. On l’avait déjà pressenti il y a quelques jours en Pologne. Il en sera de même ailleurs demain quand les autres peuples asservis se mettront en mouvement.

Ce fait, pour nous capital, ne sera pas sans répercussions en Russie. Les disputes entre membres du Présidium, leur désarroi sont atténués par la peur qui leur est commune de sombrer dans quelque révolution de palais. La cohésion du Kremlin ne tient que par là. Nous avons toujours pensé que le jour où l’empire stalinien se désagrègerait, les militaires, dans une première phase, arracheraient le pouvoir aux politiques. De toutes façons, en UR.S.S., la terre « ne continuera pas de tourner comme devant », ainsi que le croyait cyniquement Chepilov.

 

La Situation en Hongrie et en Pologne

La situation est très différente en Pologne et en Hongrie. La haine des Russes y est égale. Par contre, si Gomulka, le communiste fait jusqu’ici figure de héros national, Nagy, communiste lui-même, a peu de chances de demeurer si les Russes se retirent. L’homme tout puissant en Hongrie est le cardinal Mindszenty. La Hongrie délivrée des « barbares » se donnera un gouvernement assez analogue à celui de l’Autriche où chrétiens-démocrates et socialistes se partagent, sans trop de heurts, le pouvoir.

La Pologne au contraire est un pays slave. Gomulka est passionnément anti-allemand et l’appui russe lui semble indispensable pour protéger la Pologne d’une Allemagne réunifiée qui ne peut reconnaître la frontière Oder-Neisse. Pour que la Pologne puisse à nouveau s’intégrer à l’Occident, il faudrait que par une négociation sincère un accord germano-polonais intervienne sur le modèle du règlement sarrois ; c’est pour cela que Bonn a donné tant de prix à cet accord. La nouvelle Europe ne peut se constituer que si Germains et Slaves s’entendent sur des frontières définitives. Beaucoup de Polonais, de Tchèques et d’Allemands en sont persuadés. Mais les difficultés à surmonter sont énormes. Elles s’atténueraient si dans ces différents pays l’élément chrétien et l’élément socialiste prenaient ensemble le pouvoir. La similitude des couleurs politiques rendrait possible de mutuelles concessions. C’est alors que Moscou serait éliminé.

 

L’Effondrement du Communisme International

En tous cas, le communisme international est enfin démasqué. Il a fallu douze ans pour que le mythe s’effondre. C’est bien par là qu’une ère nouvelle s’ouvre pour la civilisation. La fin de l’imposture bolchévique est en vue. Le Parti se décompose en Italie et en France. Ailleurs, il a pratiquement cessé d’exister. Sauf peut-être en Bulgarie, des élections libres ne lui donneraient pas plus de 4 ou 5 pour cent des voix, moins même sans doute. En Russie même, il est à la merci d’un nouveau chef s’il se présentait sous les couleurs populaires, ce qui est pour le moment improbable.

 

Les Événements d’Orient

Nous ne parlons pas sans hésitation des événements d’Orient où notre pays joue un rôle d’importance. Voici – en toute objectivité – comment on voit les faits de l’extérieur : depuis l’échec en août des tentatives franco-anglaises pour faire céder Nasser, on était convaincu à Paris qu’on ne pourrait prendre une revanche qu’avec l’appui d’Israël. D’où de nombreux contacts avec Tel-Aviv. Les Anglais, ou du moins Eden, démoralisé par l’opposition Travailliste et les critiques de son propre Parti, s’était à contrecœur rallié à une solution américaine celle des « usagers du canal » espérant qu’après les élections, les Etats-Unis, aussi intéressés que l’Angleterre à un « modus vivendi » qui assure l’exploitation des pétroles, ferait avec les Franco-Anglais une politique commune. Mais après la seconde conférence de Londres, Eden dut reconnaître qu’on ne pouvait compter sur Washington et les plans français furent réexaminés au cours de la rencontre de Paris.

A ce moment les Anglais étaient surtout préoccupés de sauver la Jordanie de la tutelle égyptienne. Ils voulaient faire intervenir l’Irak pour supplanter Nasser à Amman. Mais Israël s’opposa à l’entrée des troupes irakiennes en Jordanie. Le temps pressait. Les élections du 21 octobre en ce pays ne laissaient aucun doute sur la défaite prochaine du roi Hussein. Les Israéliens par leurs coups de force contre la Jordanie, avaient à dessein aggravé la situation pour mettre les Anglais devant un nouvel échec.

Malgré leur peu de sympathie pour Tel-Aviv et Ben Gourion, les Anglais durent admettre que sans Israël la partie était perdue pour eux en Moyen-Orient et qu’il fallait en finir avec Nasser à n’importe quel prix. Ils hésitaient encore quand éclata la révolte hongroise qui mettait la Russie hors de cause pour un temps. On convint alors que les Israéliens envahiraient le Néguev où se trouve la moitié et l’élite de l’armée égyptienne et que les Franco-Anglais occupant le Canal, l’armée de Nasser serait coupée en deux, ce qui permettrait aux Israéliens de détruire les éléments isolés sur la rive asiatique et rendrait difficile aux Egyptiens de s’opposer aux mouvements franco-anglais à Suez. Les Etats-Unis ne pourraient rien faire à cause des 10 millions de Juifs américains qui tiennent le rot des 45 délégués de l’Etat de New-York, clef de l’élection du 6 novembre. Leur opposition serait purement verbale, d’autant qu’au fond ils ne seraient pas fâchés de laisser aux Franco-Anglais la tâche ingrate de servir leurs intérêts.

Les choses en sont là à l’heure où nous écrivons. L’affaire est menée avec audace et habileté. Les risques sont énormes. Le succès serait considérable, l’échec plus encore. Il est malheureusement inévitable que le sang coule, ce qui laisse toujours des traces. La faute en tous cas incombe aux Etats-Unis ; habiles à gagner du temps et à fuir les responsabilités, ils ont manqué d’autorité et de décision. La politique Dulles en perpétuel équilibre instable en Orient, a déçu tous les partis. Les deux colosses, Etats-Unis, U.R.S.S. sont aujourd’hui sur une pente déclinante. Leur prestige est fort compromis ce qui, d’un point de vue purement politique, n’est pas sans présenter de gros dangers. Les nations secondaires, livrées à elles-mêmes pourraient, à cause de leurs antagonismes politiques et raciaux, faire dériver le monde vers une anarchie internationale dont les débats stériles de l’O.N.U. nous donnent déjà l’image.

 

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