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Le Courrier d’Aix – 1956-11-10 – La Vie Internationale.
Feux Croisés
Il est difficile de faire le point au jour le jour d’événements qui contredisent la situation de la veille. Cette confusion est à l’image même de ceux qui s’efforcent de les diriger. On veut espérer qu’une autorité surgira qui mettra les choses en ordre. Mais on ne voit pas encore sur quoi cette espérance peut s’appuyer. Essayons cependant de donner quelques éclaircissements.
Le drame hongrois, le plus affreux depuis la guerre, a la priorité dans toutes les pensées. C’est le seul vrai drame du moment. Les affaires d’Orient peuvent sans doute susciter des préoccupations. Mais la part de comédie n’y manque jamais et l’on s’est habitué à ces intrigues théâtrales qui durent depuis des siècles et, quoi qu’on fasse, ne cesseront pas. Tout au plus, verrons-nous une accalmie.
Le Drame Hongrois
La révolution hongroise est étouffée dans le sang. Si grande que soit l’admiration que l’on porte à ce peuple héroïque, on ne peut s’empêcher de déplorer son imprudence. On ne combat pas le bolchévisme les mains nues. A la ruse, il faut mesurer son action par d’autres ruses. Cependant, ce soulèvement insensé n’est pas vain. Il a obligé la tyrannie soviétique à recourir à ses pires moyens, et l’immense dégoût qui s’élève du monde entier – et pas seulement de ceux qui l’expriment – portera à cette tyrannie brutale un coup sérieux.
L’opinion internationale profondément secouée réalise en ce moment ce dont près de quarante ans de crimes ne l’avaient pas convaincue. Elle rejette le communisme hors de l’humanité. L’écrasement de Budapest n’est cependant que la réédition exacte d’autres actes sinistres mis au compte de Staline. Mais Staline n’était pas seul. Un peuple ne subit pas quarante ans la même tyrannie sans en être en quelque mesure responsable ; la ruse, la trahison, la cruauté, le cynisme ne sont pas le fait d’un seul homme. On s’aperçoit aujourd’hui que les Krouchtchev et Boulganine sous des apparences moins barbares sont capables des mêmes horreurs que le vieux bandit géorgien. Ils injurient leurs victimes comme il avait injurié les Finlandais en 1939, et la résistance polonaise en 1944 qu’il laissa écraser par les Allemands à Varsovie, cela pour ne citer que les faits les plus mémorables. Pour nous qui avons suivi les événements à la radio russe, nous retrouvons presque mot pour mot les mêmes sinistres invectives dont ils accablaient les patriotes de tous les pays qu’ils ont subjugué.
La Méthode Stalinienne
Staline est bien vivant. Même méthode. Voyant la situation leur échapper à Budapest, les Russes ont laissé la révolte découvrir ses moyens et ses dirigeants. Ils ont fait mine de céder parce qu’ils n’étaient pas en force. Ils ont ensuite attiré les chefs insurgés dans un guet-apens pendant que des divisions fraiches venaient de Russie remplacer les troupes d’occupation qui n’étaient pas sûres. Au milieu de prétendues négociations, ils ont arrêté tous ceux qui s’étaient présentés. Et la tuerie a commencé. Cependant à l’heure où nous écrivons, la résistance n’est pas absolument vaincue. Les énormes moyens employés par les Russes ne sont pas tellement efficaces et cela est une indication importante. Cette lourde machine de guerre, avec ses masses de tanks, manœuvre difficilement et perd beaucoup de monde et de matériel. Le désordre inné du Russe l’adapte mal au maniement complexe de la technique moderne. Aux prises avec des forces puissantes et bien au point, elle serait vite anéantie. D’excellents observateurs qui ont vécu ces jours tragiques en Hongrie en ont rapporté de très probantes indications.
L’U.R.S.S. pouvait-elle céder ?
Cela dit, il faut comprendre que l’U.R.S.S. ne pouvait pas, sous peine d’effondrement, capituler devant la révolte hongroise. L’énorme risque d’une répression sanglante n’a certainement pas échappé au Kremlin. Il aurait sans doute préféré l’éviter, s’il n’a pas eu de scrupules à l’accomplir. Cette répression n’exemptera d’ailleurs pas l’U.R.S.S. de changer de politique à l’égard des Satellites et d’introduire des réformes qui provoqueront à l’intérieur même de la Russie des transformations imprévisibles. Les possibilités et l’influence de la diplomatie soviétique vont se trouver singulièrement limitées et l’occupation militaire de l’Europe centrale, le maintien de son économie imposeront aux occupants de lourdes charges. Le potentiel militaire de l’U.R.S.S. avec les faiblesses qu’on lui découvre sera pour longtemps amoindri. A cet égard, il est à peine concevable que l’on ait cru – et comme notre prophète Mendès-France l’a proclamé – qu’une troisième guerre mondiale était présentement possible. Nous voulons croire que l’on n’a pas pris au sérieux les notes menaçantes de Boulganine à la France et à l’Angleterre. Qu’on se rassure. Ce ne sont là que des écrans de fumée. La paix – avec un grand P – n’est pas menacée.
La Descente sur Suez
Il n’en reste pas moins qu’il est fâcheux que l’action sur Suez se soit déroulée au milieu de la révolte hongroise. Elle a donné au communisme un prétexte pour se disculper. Mais le massacre hongrois aurait été accompli avec ou sans Suez. Aucun parallèle n’est possible entre les deux actions, mais elles ont été simultanées. Nous ne saurions dissimuler à quel point celle-là a été mal jugée à l’extérieur ; justifiable en soi, elle était vraiment inopportune. Elle aurait pu être exécutée à un autre moment et suivant une autre procédure, par exemple après une mise en demeure d’agir adressée à l’O.N.U.
Quelles conclusions tirer de l’événement. Demi-échec ou demi-succès. Il est trop tôt pour juger. Voyons seulement les points acquis.
L’Action Militaire
D’abord l’action sur Suez a surtout montré l’excellente qualité technique de l’armée israélienne. La valeur d’une armée moderne est fonction à la fois du courage et du niveau d’intelligence pratique des simples soldats. On a assisté en même temps à l’invraisemblable débâcle de l’armée de Nasser. Les Egyptiens et les Arabes ne doivent pas avoir grande estime pour ses qualités d’organisation militaire. Pas plus lui-même que ses subordonnés n’ont montré beaucoup d’empressement à verser la dernière goutte de sang promise. On ferait mieux au Caire de plébisciter le retour du roi Farouk. Lui au moins ne faisait pas le héros et s’entendait aux affaires.
Que faire de l’action militaire des Franco-Anglais ? Les Israéliens étaient plusieurs jours avant eux à Suez ! Puisque l’on avait eu trois mois pour mettre au point cette descente, on s’étonne qu’elle n’ait pas été plus rapide. Et c’est précisément cette lenteur qui a fait tout le gâchis sur le plan politique. Si le Canal avait été occupé dans les 48 heures, les pénibles débat de l’O.N.U., la crise de l’Alliance Atlantique et la prise de position américaine contre les Franco-Anglais, l’usage du veto par ceux-ci au Conseil de Sécurité, tout cela était évité. On partait d’emblée sur de nouvelles bases et l’opinion n’aurait pas eu le temps de s’émouvoir. Il est toujours dangereux de s’embarquer dans une opération militaire avec les Anglais. Ne rappelons pas de fâcheux souvenirs. L’essentiel est certes qu’une sérieuse effusion de sang ait été évitée. Les Egyptiens jusqu’ici se sont montrés sages et prudents et ont préféré regarder le spectacle de la descente des parachutistes. Cela facilitera peut-être les choses.
Les Pressions Américaines
Mais il était grand temps qu’un « cessez le feu » intervienne. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé le 5 novembre entre Paris, Londres et Washington. Eisenhower a dû se montrer très pressant. Sans doute a-t-il accompagné ses persuasions de quelques promesses. L’Alliance Atlantique se résoudra facilement. Les Soviets y auront grandement aidé. Cependant, le cessez le feu décidé en hâte a été arrêté avant même que Suez et même Ismaïlia n’aient été occupés. Il ne serait pas surprenant que des complications surgissent à cause de cela. La force internationale va se heurter aux résistances des Israéliens qui ne cèderont pas le Sinaï où il y a du pétrole. Nasser, bien qu’un peu dégonflé, est toujours au pouvoir prêt à reprendre ses exigences et ses menaces. Les Russes n’ont pas renoncé à faire sentir leur présence. Le Canal est immobilisé pour trois mois ; les pipelines de Syrie et du Liban sont en flammes. Il y a beaucoup à raccommoder dans tous les domaines.
La Réélection d’Eisenhower
Heureusement nous voilà débarrassés des élections américaines. Le président Eisenhower, du fait des événements, l’emporte encore plus aisément qu’on ne le prévoyait il y a quinze jours. Au Congrès, l’équilibre des Partis n’est pas sérieusement modifié. Et l’infortuné M. Dulles pourra résigner ses fonctions pour raisons de santé. Espérons que la politique américaine se montrera plus clairvoyante et plus énergique dans l’avenir. Jusqu’ici, le leadership a été faible. Nous le souhaitons sans trop y croire. – On ne change pas les hommes. – Mais Stevenson ne s’était pas montré comme une grande figure. Nous devons nous accommoder du choix des U.S.A. Les dirigeants sont toujours plus ou moins l’image des peuples qu’ils gouvernent. A cet égard, disons que le peuple français s’est montré au cours des événements d’un patriotisme et d’une discipline auxquels l’étranger rend partout hommage. Cela réconforte.
CRITON