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Le Courrier d’Aix – 1956-11-03 – La Vie Internationale.
Colosses aux Pieds d’Argile
Les hommes politiques américains espéraient atteindre le 6 novembre sans complications internationales. Les événements les plus dramatiques depuis 1945 éclatent précisément au milieu de la campagne électorale des U.S.A. La révolution hongroise et le conflit du Moyen-Orient. Coïncidence pour le premier mais non pas pour le second. Le soulèvement unanime du peuple magyar a pour origine immédiate les convulsions politiques de la Pologne. Le mouvement des Israéliens et l’ultimatum franco-anglais à l’Egypte ont été rendus possible à la fois par l’impuissance de l’U.R.S.S. gravement engagée en Europe centrale et la paralysie de la diplomatie américaine à la veille des élections.
La Révolte Hongroise
A l’heure où nous écrivons, les Russes semblent avoir perdu la partie en Hongrie. Ils emploieront encore plus d’une ruse pour atténuer leur défaite. Mais ils ne pourront jamais ressaisir les positions perdues. Ils ont commis l’erreur d’employer la force pour mater la révolution hongroise sans y réussir, de sorte qu’ils portent la double responsabilité du crime et de l’échec. Les conséquences s’en feront sentir plus ou moins vite, mais l’empire stalinien en Europe est condamné. Le Kremlin ne semble d’ailleurs pas se faire d’illusion. La dernière note traduit pour la première fois une confusion et une inquiétude. Les Russes avaient pressenti l’orage, mais l’ampleur du désastre les a surpris. Tito lui-même avait sous-estimé la puissance de la révolte du peuple hongrois.
Le Moral de l’Armée Rouge
On se demande en effet comment il a été possible à un peuple désarmé de réduire à l’impuissance la machine de guerre soviétique qui s’était imposée à Berlin il y a trois ans. Des renseignements qui parviennent du déroulement de la révolte, on peut supposer que l’armée rouge est elle-même travaillée par un doute profond ; la discipline n’a pas joué partout ; des soldats ont passé aux insurgés, des chefs se sont abstenus d’intervenir. Le moral des troupes d’occupation est faible et le Russe, héros sur son propre sol, est passif hors de chez lui et prompt à l’abandon, même à la panique. Il est probable que si l’État-major avait décidé d’étouffer la révolte dans le sang de tout un peuple, des défections et même des rebellions se seraient produites. On l’avait déjà pressenti il y a quelques jours en Pologne. Il en sera de même ailleurs demain quand les autres peuples asservis se mettront en mouvement.
Ce fait, pour nous capital, ne sera pas sans répercussions en Russie. Les disputes entre membres du Présidium, leur désarroi sont atténués par la peur qui leur est commune de sombrer dans quelque révolution de palais. La cohésion du Kremlin ne tient que par là. Nous avons toujours pensé que le jour où l’empire stalinien se désagrègerait, les militaires, dans une première phase, arracheraient le pouvoir aux politiques. De toutes façons, en UR.S.S., la terre « ne continuera pas de tourner comme devant », ainsi que le croyait cyniquement Chepilov.
La Situation en Hongrie et en Pologne
La situation est très différente en Pologne et en Hongrie. La haine des Russes y est égale. Par contre, si Gomulka, le communiste fait jusqu’ici figure de héros national, Nagy, communiste lui-même, a peu de chances de demeurer si les Russes se retirent. L’homme tout puissant en Hongrie est le cardinal Mindszenty. La Hongrie délivrée des « barbares » se donnera un gouvernement assez analogue à celui de l’Autriche où chrétiens-démocrates et socialistes se partagent, sans trop de heurts, le pouvoir.
La Pologne au contraire est un pays slave. Gomulka est passionnément anti-allemand et l’appui russe lui semble indispensable pour protéger la Pologne d’une Allemagne réunifiée qui ne peut reconnaître la frontière Oder-Neisse. Pour que la Pologne puisse à nouveau s’intégrer à l’Occident, il faudrait que par une négociation sincère un accord germano-polonais intervienne sur le modèle du règlement sarrois ; c’est pour cela que Bonn a donné tant de prix à cet accord. La nouvelle Europe ne peut se constituer que si Germains et Slaves s’entendent sur des frontières définitives. Beaucoup de Polonais, de Tchèques et d’Allemands en sont persuadés. Mais les difficultés à surmonter sont énormes. Elles s’atténueraient si dans ces différents pays l’élément chrétien et l’élément socialiste prenaient ensemble le pouvoir. La similitude des couleurs politiques rendrait possible de mutuelles concessions. C’est alors que Moscou serait éliminé.
L’Effondrement du Communisme International
En tous cas, le communisme international est enfin démasqué. Il a fallu douze ans pour que le mythe s’effondre. C’est bien par là qu’une ère nouvelle s’ouvre pour la civilisation. La fin de l’imposture bolchévique est en vue. Le Parti se décompose en Italie et en France. Ailleurs, il a pratiquement cessé d’exister. Sauf peut-être en Bulgarie, des élections libres ne lui donneraient pas plus de 4 ou 5 pour cent des voix, moins même sans doute. En Russie même, il est à la merci d’un nouveau chef s’il se présentait sous les couleurs populaires, ce qui est pour le moment improbable.
Les Événements d’Orient
Nous ne parlons pas sans hésitation des événements d’Orient où notre pays joue un rôle d’importance. Voici – en toute objectivité – comment on voit les faits de l’extérieur : depuis l’échec en août des tentatives franco-anglaises pour faire céder Nasser, on était convaincu à Paris qu’on ne pourrait prendre une revanche qu’avec l’appui d’Israël. D’où de nombreux contacts avec Tel-Aviv. Les Anglais, ou du moins Eden, démoralisé par l’opposition Travailliste et les critiques de son propre Parti, s’était à contrecœur rallié à une solution américaine celle des « usagers du canal » espérant qu’après les élections, les Etats-Unis, aussi intéressés que l’Angleterre à un « modus vivendi » qui assure l’exploitation des pétroles, ferait avec les Franco-Anglais une politique commune. Mais après la seconde conférence de Londres, Eden dut reconnaître qu’on ne pouvait compter sur Washington et les plans français furent réexaminés au cours de la rencontre de Paris.
A ce moment les Anglais étaient surtout préoccupés de sauver la Jordanie de la tutelle égyptienne. Ils voulaient faire intervenir l’Irak pour supplanter Nasser à Amman. Mais Israël s’opposa à l’entrée des troupes irakiennes en Jordanie. Le temps pressait. Les élections du 21 octobre en ce pays ne laissaient aucun doute sur la défaite prochaine du roi Hussein. Les Israéliens par leurs coups de force contre la Jordanie, avaient à dessein aggravé la situation pour mettre les Anglais devant un nouvel échec.
Malgré leur peu de sympathie pour Tel-Aviv et Ben Gourion, les Anglais durent admettre que sans Israël la partie était perdue pour eux en Moyen-Orient et qu’il fallait en finir avec Nasser à n’importe quel prix. Ils hésitaient encore quand éclata la révolte hongroise qui mettait la Russie hors de cause pour un temps. On convint alors que les Israéliens envahiraient le Néguev où se trouve la moitié et l’élite de l’armée égyptienne et que les Franco-Anglais occupant le Canal, l’armée de Nasser serait coupée en deux, ce qui permettrait aux Israéliens de détruire les éléments isolés sur la rive asiatique et rendrait difficile aux Egyptiens de s’opposer aux mouvements franco-anglais à Suez. Les Etats-Unis ne pourraient rien faire à cause des 10 millions de Juifs américains qui tiennent le rot des 45 délégués de l’Etat de New-York, clef de l’élection du 6 novembre. Leur opposition serait purement verbale, d’autant qu’au fond ils ne seraient pas fâchés de laisser aux Franco-Anglais la tâche ingrate de servir leurs intérêts.
Les choses en sont là à l’heure où nous écrivons. L’affaire est menée avec audace et habileté. Les risques sont énormes. Le succès serait considérable, l’échec plus encore. Il est malheureusement inévitable que le sang coule, ce qui laisse toujours des traces. La faute en tous cas incombe aux Etats-Unis ; habiles à gagner du temps et à fuir les responsabilités, ils ont manqué d’autorité et de décision. La politique Dulles en perpétuel équilibre instable en Orient, a déçu tous les partis. Les deux colosses, Etats-Unis, U.R.S.S. sont aujourd’hui sur une pente déclinante. Leur prestige est fort compromis ce qui, d’un point de vue purement politique, n’est pas sans présenter de gros dangers. Les nations secondaires, livrées à elles-mêmes pourraient, à cause de leurs antagonismes politiques et raciaux, faire dériver le monde vers une anarchie internationale dont les débats stériles de l’O.N.U. nous donnent déjà l’image.
CRITON