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Le Courrier d’Aix – 1956-10-27 – La Vie Internationale.
Première Phase d’une Révolution
Il arrive parfois que les événements suivent un cours logique qui les rend prévisibles. C’est le cas de la « déstalinisation ». On ne sait si les dirigeants russes en avaient, à l’avance, aperçu le déroulement. Ils cherchent aujourd’hui, en Pologne et en Hongrie, à faire la part du feu. Ils y réussiront sans doute dans l’immédiat. Cependant, de profondes transformations économiques et sociales vont bouleverser l’ordre établi chez les Satellites par Staline. Et ce qui est également certain, c’est que ces transformations vont à leur tour agir sur la structure même de l’U.R.S.S. Personne ne peut désormais être assuré de pouvoir contrôler les événements.
Une Révolte Économique
De tous les commentaires qui se répandent sur la prise de pouvoir de Gomulka et de Nagy, la plupart ne vont pas à l’essentiel. Cette révolution est avant tout d’ordre économique. Comme nous l’indiquions récemment, le communisme est incompatible avec le développement d’une société moderne. Peu importe au fond que les industries de base soient nationalisées ou privées, dirigées par des bureaucrates ou des patrons. Dans les pays occidentaux d’ailleurs, le problème des nationalisations ne soulève plus de passions ; les travailleurs ont vu que dans l’ensemble leur situation était plus difficile sous le contrôle de l’État et moins avantageuse que dans le secteur libre, et que la stabilité de l’emploi était presque aussi assurée dans un cas que dans l’autre.
Par contre, pour qu’une société moderne progresse vers le mieux-être, il est indispensable que la distribution et l’entretien des biens produits soient organisés par des travailleurs libres, responsables, que l’artisan et le commerçant discutent de leurs services avec le client à leur profit mutuel. Le collectivisme mène à la paralysie. Nous en avons donné des exemples frappants. Le rétablissement d’une économie libre à l’échelon inférieur est une nécessité qui se traduit par la révolte de pays, qui, comme la Pologne et la Hongrie ont connu une organisation économique libérale et ont pu faire la comparaison avec l’état actuel.
La Part du Sentiment National
Sans doute, on doit faire sa part au sentiment national. Mais il ne se serait pas traduit aussi violemment si la situation économique avait été moins mauvaise. Si elle avait été bonne, il est probable qu’il serait resté à l’état latent, comme une nostalgie du passé. Ce qui a sauté, ce sont les entraves mises au progrès par le collectivisme soviétique tout juste bon à maintenir, au niveau des besoins élémentaires, une population encore primitive dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle depuis un an la politique russe cherche à étendre son influence sur les pays sous-développés. Il y a longtemps d’ailleurs qu’en Europe elle reste sur la défensive. Par contre, le communisme surtout connu de l’extérieur, a encore un vaste champ d’action sur les peuples arriérés qui n’ont rien à perdre et pour qui communisme et nationalisme s’appuient.
Cependant, la politique russe n’a pas de ce côté la partie aussi facile qu’on pourrait croire. Déjà les relations avec la Chine ne sont plus aussi étroites qu’auparavant. Chou en Laï a fait, dit-on, pression sur Moscou pour que les Soviets n’interviennent pas par la force en Pologne. En outre, le communisme rencontre de fortes résistances en Inde et dans tous les pays musulmans ou non. Le racisme n’agit pas contre les seuls Occidentaux. Les Russes sont des blancs. Ils auraient tort de l’oublier.
Une Nouvelle Page d’Histoire
Que les événements de Hongrie et de Pologne aient une grande portée historique, cela ne fait pas de doute. Ils font en quelque sorte pendant aux difficultés de la France et de l’Angleterre avec les peuples de couleur. L’U.R.S.S. est frappée pour d’autres raisons, mais peut-être plus profondément à longue échéance. Le déclin de l’Occident sera sans doute concomitant d’un déclin du bolchévisme soviétique.
Une Nouvelle Phase
Mais ce sont là des vues d’avenir. Pour le moment, il ne s’agit en Pologne et en Hongrie que d’une première phase, le passage de la domination du communisme russe au communisme national. Gomulka est aussi convaincu, aussi fanatique (du moins jusqu’à ce jour) que pouvait l’être un Trotski. Nationaliste, il l’est et ne peut pas ne pas l’être, tant la pression populaire est forte. Mais il demeure idéologiquement lié avec les Soviets et en politique extérieure, il restera orienté vers Moscou ; beaucoup plus qu’un Cyrankiewicz, son collègue ancien social-démocrate, qui penserait plutôt européen et regarde, comme beaucoup de ses compatriotes, vers l’Occident, vers Bonn même. (Il ne serait pas étranger au discours de Carlo Schmidt dont nous parlions l’autre jour).
La situation est exactement la même en Hongrie ; les hommes nouveaux sont aussi communistes que les anciens, jusqu’au jour tout au moins où ils prennent le pouvoir. Mais ceci n’est qu’une première phase. De la même façon, mais à rebours, peut-on dire, les révolutions du passé ont commencé par être dirigées par des modérés, par rapport à l’ordre antérieur. Puis peu à peu les extrémistes ont achevé l’ouvrage. Nous pensons qu’il en sera de même en Europe centrale aujourd’hui. Tout dépend de la stabilité intérieure de l’U.R.S.S.
L’Avenir de l’U.R.S.S.
Si là-bas aussi les discussions affaiblissent l’appareil gouvernemental, la libération des satellites ira vite, sinon ils seront pris entre la puissance militaire de Moscou et les intrigues vigilantes de Tito et l’on n’ira guère au-delà d’une transformation économique. Cependant, l’écart entre les niveaux de vie de part et d’autre du rideau de fer est trop énorme pour que les choses en restent là. L’économique réagira sur le politique, surtout si les contacts individuels se multiplient comme cela semble inévitable.
L’Affaire de Jordanie
L’affaire de Suez est éclipsée par les événements de Pologne et aussi par la lutte d’influence qui se déroule en Jordanie. Les Egyptiens ont gagné les élections dans ce pays dimanche, mais pas assez nettement pour que les autres forces en présence soient balayées. Le roi Hussein a encore des appuis ; l’Angleterre et les deux souverains d’Irak et d’Arabie. Beaucoup de Jordaniens en place ne se résoudront pas à se mettre sous les ordres de Nasser. L’attitude d’Israël qui peut beaucoup pour faire pencher la balance ne manque pas d’habileté ni de prudence. Les Israéliens n’ont pas intérêt à voir Nasser, leur seul redoutable ennemi, contrôler Amman. Les Etats-Unis ne resteront pas neutres. La partie est si compliquée qu’on ne saurait s’aventurer à en prédire le dénouement. Nasser cependant, pas plus là qu’ailleurs n’a gagné la partie.
CRITON