Criton – 1956-10-20 – La Mesure Commune

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Le Courrier d’Aix – 1956-10-20 – La Vie Internationale.

 

La Mesure Commune

 

La diplomatie américaine emploie toutes ses ressources pour qu’aucun événement d’ordre international ne vienne troubler les élections du 6 novembre. Elle a réussi pour l’affaire de Suez à se ménager le temps de respirer. Mais comme ce nouveau délai est favorable à Nasser, le Ministre français a convoqué les Britanniques à Paris pour les convaincre d’obliger l’Egypte à découvrir ses intentions au plus tôt. Londres paraît moins pressé. Eden est résigné à se contenter d’un compromis en retrait sur ses intentions premières comme le laissait entendre son discours au Congrès conservateur. Il attend que Nasser précise ses vues sur l’interprétation des six points auxquels son ministre des affaires étrangères El Fawzi a souscrit devant l’O.N.U. Au cas où les propositions égyptiennes seraient décevantes, on entrerait réellement en négociation avec l’appui de la nouvelle Administration américaine libérée de ses préoccupations électorales.

 

Les Élections Américaines

Les Gallup vont leur train sur les résultats à attendre du grand scrutin. La popularité d’Eisenhower avait sensiblement baissé au début d’octobre et Stevenson avait pris un bon départ. Mais il n’est décidément pas photogénique ; il ne « prend pas » sur l’électeur ; ce qui est sûr, c’est qu’il y aura plus d’abstentions qu’en 1952 ; ce qui est très probable, c’est qu’Ike l’emportera avec une majorité réduite mais confortable. En revanche, le G.O.P., le Parti républicain, semble devoir manquer une seconde fois d’obtenir la majorité dans les deux chambres, sans doute avec des effectifs diminués.

Ce qui ressort avec le plus d’évidence, c’est la difficulté qu’ont les adversaires à trouver des terrains de discussion. Stevenson a commis une faute en demandant la renonciation aux expériences atomiques et l’abolition de la conscription. Les Républicains n’ont pas eu de peine à montrer le caractère démagogique de ces propositions. Le public est plutôt apathique. D’abord parce qu’il n’y a pas pour l’ensemble de la population de problème aigu qui l’affecte. La prospérité est évidente, la paix peut être maintenue et l’on se fie volontiers à Eisenhower pour cela. Il y a bien des groupes de mécontents : les noirs que la ségrégation irrite, mais aucun des deux candidats ne s’est compromis sur ce point ; les fermiers qui se plaignent d’être les déshérités de l’économie florissante ; mais personne là-dessus ne peut promettre des miracles. Quelques secteurs aussi à la traîne comme le textile et l’outillage agricole. Mais tout cela ne constitue pas un thème émotionnel d’ordre national. Le public sent aussi que les élections sont presque exclusivement une question de personnes et que quel que soit le gouvernement, sa politique générale ne se distingue guère de celle que son opposant aurait faite. C’est d’ailleurs un sentiment commun à toutes les masses démocratiques.

 

Les Impératifs Politiques

Les impératifs qui commandent la gestion des états sont tellement inflexibles que l’opposition une fois au pouvoir fait à peu près la politique de ceux qu’elle a renversés. Nous en avons en France l’exemple le plus éclatant, si éclatant qu’on s’en étonne dans un pays où les antagonismes politiques sont si virulents. Si les Travaillistes venaient au pouvoir en Angleterre, on verrait, comme chez nous, qu’après avoir jeté quelques os à la clientèle, ils feraient, malgré M. Bevan et peut-être avec lui, la politique des Conservateurs. Cette constatation d’importance majeure a son aspect favorable et aussi son revers. La continuité d’une politique nationale est à peu près assurée. Par contre, la masse qui sent son impuissance se désintéresse de l’enjeu. Et malheureusement, l’Etat tentaculaire ayant pris le contrôle de la plupart des activités, ce sont les politiciens qui tiennent tout le pouvoir. Les luttes de personnes pour s’emparer des leviers de commandes passent avant l’intérêt général (ce que nous venons de voir en France ces jours-ci). Mais cela n’est pas très différent à Bonn et tend même à le devenir – qui l’eût cru – dans les démocraties dites populaires.

 

Tito et les Satellites

Malgré les difficultés, il nous semble que nous tenons toujours le fil conducteur des événements d’Europe centrale : la presse a publié une bien amusante photographie de la réception de Geroë, le leader communiste hongrois avec Tito. Il est difficile d’imaginer plus d’hypocrisie dans leurs sourires. Cher ami, je te tiens, semble penser le Maréchal. Je saurai bien prendre ma revanche, car tu as besoin de moi, semble dire Geroë. Les chefs des démocraties populaires viennent  l’un après l’autre à Belgrade rendre hommage à Tito. Ainsi l’a voulu Krouchtchev qui, l’an passé, a donné l’exemple. Il s’agit pour eux de se « blanchir ».

Devant les menaces populaires et l’effondrement possible des régimes communistes, les hommes de paille de Moscou ont commencé par rejeter sur les Staliniens la responsabilité de tous les malheurs du peuple. On a réhabilité les victimes, à grand renfort de cérémonies, arrêté ou vilipendé les prédécesseurs les plus détestés de la foule. En se réconciliant avec Tito, ils font espérer un changement complet de politique et surtout l’indépendance à l’égard de Moscou, dont Tito a donné l’exemple.

Il n’est pas sûr d’ailleurs, que les masses soient dupes de cette mise en scène, en Hongrie du moins. Mais la manœuvre est claire. La déstalinisation est pour les Russes le seul moyen d’éviter le pire, c’est-à-dire la perte des Satellites. Ils sont d’accord avec Tito pour que les choses n’aillent pas trop loin, car si la révolte éclatait, c’est le régime communiste qui serait emporté et les pays d’Europe Centrale iraient non pas à Tito mais ver l’Occident. Tito a plus d’intérêts à avoir dans les capitales voisines des complices, même ennemis, que de se trouver isolé au bord d’une Europe qui, débarrassée des Russes, ferait bloc avec l’Occident. Il serait condamné lui-même à brève échéance.

Dès lors, le duel Kremlin-Tito prend l’aspect d’une lutte d’influence dont les limites sont tracées par la peur commune de la liberté. De plus, les possibilités de Tito sont limitées elles-mêmes par les antagonismes nationaux entre les satellites et la Yougoslavie. Il y a l’hostilité séculaire des Serbes et des Bulgares – la rencontre entre Tito et les chefs bulgares n’a pas donné grand résultat – et la question brûlante des minorités hongroises incorporées à la Yougoslavie. Aucune solidarité véritable ne peut s’établir entre Roumains et Hongrois, entre Serbes et Bulgares, entre Tchèques et Polonais, qui ont tous des revendications nationales à exercer les uns contre les autres. Seul le joug soviétique les empêche d’éclater et Tito ne peut réussir à étendre son influence que si les Russes tiennent tous ces peuples ennemis dans une certaine immobilité. On comprend aisément qu’il ait fallu quinze jours d’entretiens pour que Tito et les Soviets se mettent, dans une certaine mesure, d’accord pour ne pas se nuire au point de se perdre mutuellement.

 

                                                                                                       CRITON