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Le Courrier d’Aix – 1956-10-13 – La Vie Internationale.
Les Chances de la Liberté
L’affaire de Suez suit le cours prévu. Après une dernière affirmation publique des antagonismes, on est entré, à huis-clos, dans la phase des conversations privées. Déjà, les positions anglaises et égyptiennes se sont sensiblement assouplies. Les difficultés apparaîtront quand on abordera les négociations proprement dites. Il s’agit de trouver une formule qui permettra aux Franco-Anglais et aux Egyptiens de sauver la face. Il faudra sans doute attendre que s’estompe le souvenir des véhémences du début. Dulles semble tenir en mains les ficelles du jeu. Les Anglais, harcelés par leurs difficultés financières, ont un besoin urgent de 500 millions de dollars pour boucler les mois critiques. Les Egyptiens sentent la résistance de leurs confrères arabes et aussi de l’Inde à leurs ambitions d’hégémonie en Orient. Le moment viendra où l’on aura de part et d’autre quelque hâte à enterrer l’affaire. Les Américains s’efforceront à l’amiable de contenter tout le monde et personne.
Suez et les Pétroles
En réalité, le véritable enjeu de l’affaire de Suez n’a pas été mesuré exactement au départ. Ce n’était pas le Canal dont le libre passage ne pouvait être bloqué durablement par quiconque, mais les pétroles du Moyen-Orient. L’Egypte est en effet le parent pauvre du Bloc arabe. Elle ne détient ni les puits, ni les pipelines. Le premier objectif de Nasser est de participer à ces richesses sans lesquelles il sera toujours tributaire, soit de l’Occident, soit des Soviets. Pour cela, il a cherché à constituer dans chacun des pays pétroliers des groupes de partisans capables de faire pression sur les souverains, et au besoin, si ceux-ci se montraient hostiles, de faire accéder ses créatures au pouvoir par un coup d’État. Le roi Hussein de Jordanie était particulièrement visé ; il a tenu jusqu’ici. Le roi d’Arabie Saoudite aurait été circonvenu à son tour et s’il avait dû céder, les autres Cheiks de moindre prestige auraient été dépossédés. Le pétrole de l’Arabie aurait été aux mains des vassaux de Nasser. Avec cette richesse en mains, il lui était facile de faire chanter l’Occident et de transformer l’Egypte en une grande nation. La nationalisation du Canal de Suez n’était qu’un prélude destiné bien moins à assurer à l’Egypte un profit matériel – ce qu’on savait bien illusoire – que de conférer à Nasser le prestige nécessaire pour subjuguer ses voisins.
L’habileté aurait consisté, au lieu de lui lancer un défi stupide et inopérant, d’agir sur ses victimes désignées pour qu’elles lui barrent la route. Heureusement, les Orientaux ont compris bien avant les diplomates et ministres d’Occident et aujourd’hui, quelle que soit l’issue du conflit du Canal, on sait bien que les roitelets d’Orient ne se laisseront pas sacrifier aux ambitions égyptiennes. La rencontre à El Damman entre Fayçal d’Irak et le roi Saoud, la réponse évasive de la Ligue Arabe aux sollicitations de Nasser ont fixé les limites de leur solidarité avec lui.
Quoi qu’on en dise, Foster Dulles et ses adjoints en Orient n’ont pas manqué d’habileté. Il leur reste à mener l’affaire à son terme quand elle aura mûri. D’autant qu’il se confirme que les Russes sont trop inquietés en Europe pour donner à Nasser autre chose qu’un appui diplomatique.
Tito et les Soviets
Il n’est pas facile de percer les mystères des relations entre Tito et le Kremlin. Tout ce que l’on sait confirme cependant nos hypothèses. Pressé par Krouchtchev de limiter les dégâts de la déstalinisation, il a dû, en Russie, chercher à convaincre les Staliniens qu’il était impossible de faire machine arrière et quant à lui, n’a rien promis pour faire obstacle à la poussée de « Titisme » observée chez les satellites. A peine rentré à Belgrade, il a reçu les délégations des Partis frères de Hongrie, de Bulgarie et de Roumanie, ses voisins immédiats, et même les Italiens. Ce n’est évidemment pas pour leur recommander de suivre les directives de Moscou. Il s’est abstenu cependant de se mêler de la Pologne où les affaires vont trop bien pour lui et trop mal pour les Russes pour qu’il ait besoin de souffler le feu.
La Crise Polonaise
Les Soviets en effet voient les difficultés s’accumuler à Varsovie. Les durs semblent avoir perdu la partie. Plusieurs ministres ont été limogés, et la rentrée en scène de Gomulka le leader « Titiste » écarté jusqu’ici paraît proche. Les Russes ont bien envoyé en Pologne plusieurs divisions pour impressionner les dissidents, mais il leur est difficile d’employer la force contre un mouvement quasi-unanime de la population ; ils ne le pourraient qu’en cas d’insurrection, mais devant une évolution purement politique, leurs moyens sont limités.
Ils le sont aussi en matière économique. Les 100 millions de roubles qu’ils ont envoyés au secours de la détresse polonaise sont dérisoires au regard des besoins. Que feront-ils si Gomulka revenu au pouvoir demande assistance aux U.S.A. ? Renouveler le veto infligé à Prague contre l’octroi aux Tchèques des bénéfices du Plan Marshall ? Ce serait exaspérer l’opinion polonaise à la limite du désespoir, comme on l’a vu à Poznań. C’est sans doute cet embarras qui prolonge au Présidium Suprême la prépondérance de Krouchtchev. Notre impression toutefois, est, depuis son arrivée au pouvoir, qu’il ne tiendrait pas longtemps. Nous verrons.
L’Évolution de la Politique de Bonn
La politique de l’Allemagne occidentale présente actuellement un grand intérêt. La dernière bombe a été le discours du leader socialiste Carlo Schmid préconisant une négociation directe avec la Pologne au sujet de la ligne frontière Oder-Neisse. De son côté, le leader nationaliste sarrois Schneider a parlé d’une bande d’Europe centrale neutre allant de la Scandinavie à l’Adriatique englobant l’Allemagne réunifiée et la Pologne. Le vieil Adenauer qui sent le vent, a changé inopinément ses batteries. Il a d’abord, en y mettant le prix, liquidé le litige franco-sarrois, l’accord sur la Sarre pouvant servir de modèle au règlement des autres problèmes territoriaux, la réunification d’abord, la Silésie ensuite. D’autre part, dans son discours de Bruxelles, il a lancé à l’endroit des Etats-Unis des critiques inattendues : prenant prétexte d’un soi-disant plan Radford visant à réduire les forces américaines en Allemagne, il a souscrit au service de douze mois au lieu de dix-huit, accepté aussi une forte réduction des achats d’armements américains. Il a cherché en même temps à reprendre l’initiative de la relance européenne avec Mollet et Spaak, parlé enfin d’une troisième force européenne à laquelle devrait s’associer l’Angleterre, indépendante des Etats-Unis et des Soviets.
Ajoutons que des parlementaires libéraux se rendent en Allemagne orientale pour rencontrer les figurants de même nuance qui siègent à Pankow. Chacun sait que la position d’Ulbricht et de Grotewohl est chaque jour plus précaire. Pour les faire sauter sans insurrection, il faut que la Pologne se libère de Moscou et que les dirigeants polonais soient rassurés sur les intentions allemandes, car la peur d’une grande Allemagne est le meilleur atout des Russes à Varsovie.
Réussira-t-on à faire lâcher prise à l’ours moscovite ? Ce sera dur. Mais Moscou ne peut tenir que s’il conserve chez les satellites un minimum de partisans et de complices. Si la machine administrative venait à s’enrayer, des militaires étrangers pourraient-ils maintenir l’ordre et faire tourner les services ? Il faut se méfier des impondérables. Nous ne sommes plus au XIX° siècle. L’époque de « l’ordre règne à Varsovie » est peut-être révolue. Les Russes ne s’en rendent sans doute pas compte. On a vu comment réagissent les forces morales quand les sabres s’agitent. Et les gens du Kremlin pourraient, à leur tour, se cogner durement aux mêmes résistances.
CRITON