Criton – 1956-11-17 – Parallèles

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Le Courrier d’Aix – 1956-11-17 – La Vie Internationale.

 

Parallèles

 

Les journées tumultueuses que nous venons de vivre ne nous ont cependant rien apporté qui soit de matière à modifier notre appréciation première. Les Hongrois ont remporté une victoire morale qui a, de diverses façons, considérablement affaibli la position de l’U.R.S.S. Le bilan de l’affaire de Suez apparaît de son côté, plus négatif que positif : le demi-échec dont nous parlions était encore trop optimiste.

 

Le Drame Hongrois

L’indignation soulevée par la répression de l’insurrection hongroise s’est amplifiée. Elle est devenue presque universelle. Elle ne sera sans doute jamais oubliée. Ce qu’il faut souligner c’est qu’elle n’est pas limitée au Monde libre. Les protestations contre l’action brutale des Russes sont venues aussi de l’Orient.

L’attitude ambigüe de Nehru a été sévèrement critiquée en Inde dans des milieux divers, politiques et intellectuels. En Birmanie, au Pakistan, au Vietnam du Sud, à Ceylan, les Gouvernements ont pris une position hostile au colonialisme soviétique. Même en Indonésie, les officiels ont condamné à la fois l’action russe en Hongrie et l’opération franco-anglo-israélienne à Suez. Il est probable que sans celle-ci, les pays arabes auraient pris la même position. La Chine communiste enfin ne s’est ralliée qu’après coup et avec hésitation, à la répression de l’allié communiste. Le coup porté à l’idéologie de Moscou aura des répercussions de longue durée.

 

La Situation en Hongrie

En Hongrie même, l’affaire n’est pas terminée. La grève se poursuit ; la résistance passive est plus efficace encore que l’insurrection armée ; le gouvernement Kadar est sans pouvoir. Et l’action internationale, si hésitante et peu efficace qu’elle soit, sera mêlée à la question. Les Soviets ne pourront se soustraire à une enquête de l’O.N.U. Ils seront obligés de revenir, au moins momentanément, à une politique d’apaisement qu’ils avaient paru essayer avant l’assaut du 4 novembre. Et cette politique de concessions devra s’étendre aux autres satellites.

De ce côté d’ailleurs, les réactions ne font que s’ébaucher. Leur statut national se posera peu à peu et pour les Russes et pour l’opinion internationale qui y sera certainement intéressée. Le mouvement déclenché à Poznań, puis à Budapest n’est que le début d’un long débat où les Soviets auront à défendre leurs positions avec plus ou moins de succès. Et il serait bien étonnant que, en UR.S.S. même, des changements ne se produisent pas. Les gens du Kremlin restent solidaires tant que la crise est aigüe. Il est peu probable qu’ils le demeurent ensuite. On verra sans doute des hommes nouveaux qui sans changer l’étiquette du régime seront appelés à réviser la position soviétique. Une certaine libéralisation, sincère ou non, est indispensable au redressement de cette position.

 

L’Affaire de Suez

L’objectif essentiel de l’action franco-anglaise à Suez était l’élimination du régime Nasser. Or celui-ci, le péril militaire disparu, a relevé la tête. Il se peut qu’il soit à la longue condamné, mais en Orient rien n’est sûr. Les ressorts du peuple égyptien sont faibles. Quelques fanatiques peuvent dominer alors qu’ils seraient balayés ailleurs. Le point obscur pour nous, ce sont les raisons qui l’ont poussé à rendre le canal inutilisable pour une longue durée en y coulant une trentaine de navires. Sans doute cette paralysie qu’on voulait précisément éviter à Paris et à Londres est pour l’Europe occidentale un coup grave. Mais il atteint aussi l’Orient.

L’Egypte d’abord, privée des ressources du trafic pour une durée indéterminée, ce qui pose des problèmes financiers graves à un pays mal pourvu. Le Moyen-Orient arabe qui vit des redevances du pétrole subira de ce fait des pertes considérables dans l’immédiat et peut-être plus encore à l’avenir. Car l’Europe fera des efforts accrus pour trouver d’autres sources d’approvisionnement. L’Angleterre poussera son programme d’énergie atomique. La France la prospection et l’exploitation des gisements du Sahara. En sorte que les pays arabes du Moyen-Orient, vont se trouver plus qu’auparavant, tributaires du bon vouloir des Compagnies américaines qui exploitent leur pétrole. L’acte de Nasser a évidemment été inspiré par les Russes pour lesquels la paralysie du Canal est tout bénéfice, puisqu’elle atteint une large partie du monde où ils intriguent. Elle créera, en effet, des difficultés à tous les pays de l’Océan Indien dont les échanges passent par le Canal. Leurs finances déjà précaires en souffriront, l’Inde en particulier. A l’inverse, car tout a un revers, ces pays seront amenés à abandonner Nasser pour appuyer la solution de l’internationalisation du Canal à laquelle, par étapes calculées, se rallieront les Etats-Unis.

 

Les Profits des U.S.A.

Il se pourrait bien, en fin de compte, que les Etats-Unis soient les grands bénéficiaires de la double crise de Hongrie et du Moyen-Orient.

L’interruption du trafic de Suez les gêne fort peu. Les pays européens touchés dans leur ravitaillement et dépourvus de devises fortes, comme la France et l’Angleterre, vont se tourner vers l’Amérique pour recevoir du pétrole à crédit. Sinon leur expansion économique serait en péril et leurs monnaies condamnées. Ce qui inévitablement augmentera leur dépendance à l’égard des Etats-Unis.

L’affaire Hongroise va donner aux U.S.A. les moyens de lutter plus efficacement contre l’U.R.S.S. sur le plan politique en créant à l’U.R.S.S. de multiples difficultés en Europe centrale et en face de l’opinion internationale où leur position de champion de la liberté se trouvera renforcée.

Sur le plan militaire aussi, parce que la peur des Russes resserrera leur contrôle sur les pays menacés. Et la course aux armements qui va rebondir affaiblira tous les pays, U.R.S.S. comprise, sauf les U.S.A. qui ont les moyens de la poursuivre.

 

Les Amitiés des Etats-Unis

Aussi n’est-il pas étonnant que la politique « neutraliste » des Etats-Unis à l’O.N.U. qui irrite si justement les Européens soit au fond approuvée par la grande majorité des Américains. En condamnant la France et l’Angleterre, ils se sont aliénés leurs derniers amis sincères, mais ils se sont rendus si nécessaires économiquement et militairement qu’ils les rallieront à la longue, bon gré, mal gré. A l’égard des pays non engagés, leur attitude de champions de la paix, d’adversaires de la force, de partisans de l’indépendance de tous les peuples, leur vaudra, sinon la sympathie, du moins l’approbation. Pas plus que les Russes ne pouvaient laisser triompher sans contrôle,  l’insurrection hongroise, les Etats-Unis ne pouvaient appuyer l’action franco—anglaise sur Suez. Ils l’ont certainement condamnée à contre-cœur. Mais ils tiennent plus à ressaisir leur influence sur le monde extra-européen ou ils n’avaient presque nulle part d’amis, qu’à satisfaire leurs vieux alliés dont ils savent bien qu’ils retrouveront le soutien par la force même des choses, la pénurie de dollars et la peur des Russes.

 

Les Réactions Anglaises

Quant aux Anglais qui sont les vrais responsables de l’échec de Suez par leurs hésitations et leurs divisions intérieures, ils ont droit aussi à une certaine compréhension. Dans chaque Anglais, il y a deux hommes : John Bull qui tient à l’Empire, au prestige britannique qui veut à tout prix conserver les positions qui lui échappent. Un côté Churchill si l’on veut. Et l’autre Anglais puritain qui a une conscience tourmentée que toute violation du droit, même pour la raison d’Etat la plus impérieuse, empêche de dormir. Ce n’est pas seulement affaire de politique entre Conservateurs et Travaillistes, c’est une question morale ; beaucoup de Conservateurs ont désapprouvé l’action d’Anthony Eden. Des démissions ont ébranlé son cabinet. « L’Economist » réclame sa chute et Butler, son successeur éventuel, a parlé – fait insolite – l’autre soir à la radio à titre personnel.

La crise à Londres semblait ouverte mais en dernière heure un gallup vient de révéler un changement dans l’opinion qui approuve parfaitement à une large majorité la position du Premier ministre, ce qui montre que dans une démocratie moderne la presse et le parlement ne représentent pas nécessairement l’opinion.

Malgré les incertitudes que comporte une situation explosive, on peut cependant conclure que de ces deux drames sortira quelque bien.

Une opinion quasi-universelle condamne aujourd’hui l’emploi de la force. Il faudra donc qu’on aboutisse à un règlement, en Orient et même en Europe. Ce sera long, laborieux ; cela ne satisfera réellement aucun des intéressés. Mais on se résignera parce que la paix et la conscience des peuples l’exigent. C’est l’essentiel.

 

                                                                                            CRITON