Criton – 1956-11-24 – Faiblesse des Grands

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Le Courrier d’Aix – 1956-11-24 – La Vie Internationale.

 

Faiblesse des Grands

 

La direction des Affaires internationales est chose difficile. Mais nous pensons traduire le sentiment général en constatant qu’au cours de ces semaines tragiques, la conduite des « pasteurs des peuples »  a été d’une maladresse telle qu’aucun d’entre eux ne mérite confiance. Et cela vaut aussi bien pour Moscou que Washington, sans oublier les autres ….

 

La Pénurie de Carburant

Pour ne citer qu’un exemple, à notre époque de planisme universel, il y a plus de trois mois qu’une interruption du trafic de Suez était considérée comme une éventualité des plus probables. Comment admettre qu’aucun des pays, sauf l’Allemagne Fédérale, qui pouvaient souffrir de cette interruption, n’ait songé à faire quelques provisions d’essence ? Et s’il n’y avait que cela ! Gouverner c’est prévoir – disait-on.

 

Les Conséquences d’une Crise

Peut-être ne s’aperçoit-on qu’aujourd’hui que ce problème du carburant est essentiel non seulement à l’expansion de l’économie, mais à son simple maintien en marche. Nous avons dit que l’économie du Monde libre est d’une extrême fragilité. C’est sa principale faiblesse en face de son concurrent, l’économie totalitaire. Aux secousses d’ordre purement matériel s’ajoutent les réflexes psychologiques de tous ceux qui y participent. Ce sont en effet des mobiles d’ordre psychologique qui président, sinon à l’origine du moins au développement des crises. On peut mesurer aujourd’hui ce que seraient les conséquences financières et politiques d’une crise économique en Europe Occidentale, en France et en Angleterre surtout. On veut espérer que l’on s’en rend compte à Washington.

On avait cependant donné forces détails sur un plan d’approvisionnement de l’Europe par le pool des Compagnies américaines.

 

Conséquences Politiques de l’Affaire de Suez

Ce sont donc surtout les conséquences économiques de l’aventure de Suez qu’on est en train de mesurer. Sur le plan politique, il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce qui était prévisible dès le « cessez le feu ». Nasser ergote ; l’O.N.U. s’avance lentement sans qu’on sache encore comment son action sera efficace. Les Etats-Unis misent plus que jamais sur l’O.N.U. où ils croient que le drame hongrois va leur donner une autorité décisive. C’est à voir.

Cette lourde machine qui ressemble – en pire – à un parlement ne sera jamais d’un maniement très facile ni très sûr. Les intrigues et les marchandages entre délégations sont encore plus nombreux qu’entre partis, et aucun sentiment international ne les anime. Dans un parlement, il y a parfois des sursauts où l’intérêt national l’emporte. Là, il n’y a que des intérêts particuliers, de petites et grosses vanités, des préséances, des présidences, des combinaisons de couloirs et pas d’autorité dominante. Il y aura fort à faire pour lui donner une âme. On a vu avec quelle mollesse l’O.N.U. a réagi devant un des drames les plus révoltants de l’histoire contemporaine, la répression hongroise. Une assemblée de juristes devant un cadavre.

 

Les Attitudes Américaines

On a dit que la politique des Etats-Unis était habile. Nous l’avons-nous-même reconnu, mais cette habileté n’est pas sans revers. On attendait autre chose que des arbitrages bien dosés de la principale puissance du monde. Il n’y a qu’à lire les témoignages des réfugiés hongrois pour connaître leur amertume et leur déception. Les Américains ne sont guère populaires dans les pays satellites livrés à la sauvagerie et à l’oppression soviétique. Dans quelle partie du monde le sont-ils encore ? Et cependant, le but de leur politique était de se faire des amis. Un humoriste disait qu’ils n’en avaient que dans la Principauté de Monaco, mais c’était grâce à Miss Kelly et non à Foster Dulles.

Il y avait pourtant en Hongrie autre chose à faire que des discours. Si les 62 nations qui avaient condamné Moscou avaient envoyé autant de délégations à la frontière hongroise pour enquête, on aurait bien vu si les autorités russes leur barraient la route ; le spectacle à lui seul aurait valu la peine et le peuple hongrois aurait été touché de cette manifestation.

 

La Répression en Hongrie et ses Risques pour l’U.R.S.S.

Après quinze jours de répression et de déportations, les Russes ne sont pas encore maîtres de la situation, ce qui est presque incroyable. Le désarroi à Moscou est évident. Les menaces à l’Occident, les notes de Boulganine ne sont rien d’autre que les signes d’une rage impuissante. Cela ne devrait effrayer personne. Mais la réprobation ne vient pas uniquement de l’extérieur. En U.R.S.S. même, on signale de l’agitation.

La radio russe, en tentant de justifier les actions militaires, en contestant ses violences, a néanmoins informé ses auditeurs des accusations adressées contre le gouvernement de Moscou. Polémique dangereuse qui découvre où le bât blesse. Et puis, il y a les 200.000 soldats qui sont employés à cette affreuse besogne et ne le font pas toujours, et en tous cas, pas d’un cœur léger. On voit se dessiner à Moscou même une ébauche d’opposition, de la part des intellectuels surtout. Le Russe est à la fois sauvage et sensible, l’étouffement où il est confiné et la réprobation universelle qu’il pressent, s’ajoutent à l’indifférence que le régime déjà lui inspire.

Mais le dommage le plus grave que subit l’U.R.S.S. est ailleurs. Tous les pays non engagés – Inde, Birmanie, Ceylan, Indonésie, sans compter Tito – ont condamné enfin sans équivoque la répression russe en Hongrie. L’U.R.S.S. n’a plus grand crédit auprès des puissances de Bandoeng. Même en pays arabes on ne cache pas qu’on se passera volontiers des services du Kremlin. Les conséquences de cet isolement ne font qu’à peine apparaître. Répétons que les Russes sont des blancs et que les méfiances raciales restent fondamentales même quand l’intérêt politique les refoule.

 

La Réunion de Beyrouth

D’ailleurs, le seul fait vraiment important de cette semaine dans l’ordre diplomatique c’est la conclusion de la réunion de Beyrouth où le Liban, la Syrie, l’Irak, la Jordanie et l’Arabie Saoudite avaient à se prononcer sur leur attitude dans le conflit de Suez. Il est significatif que le premier ministre libanais et son principal adjoint ont dû démissionner parce que trop attachés à la cause égyptienne. Les chefs d’Etat ont repoussé toute intervention russe dans le conflit et décliné l’envoi de « volontaires ». La Syrie même a démenti qu’elle en eût reçu, ce qui est, parait-il, exact. Il est trop tôt pour parler d’un revirement syrien, mais la cote de l’U.R.S.S. a baissé à Damas. Les événements de Hongrie ont rafraîchi les enthousiasmes.

 

Les Déchirements de l’Angleterre

La scène politique anglaise est à la fois pathétique et lamentable. Comme nous le pressentions, le pauvre Eden est à bout. Butler le représente en attendant de le remplacer. Certaines polémiques de presse sont choquantes. On accuse le Gouvernement  de collusion avec Israël : la France d’envoi d’aviateurs au Sinaï pendant l’attaque. Outre que ces faits ne sont pas avérés, le sens national, l’honneur tout court aurait dû les faire taire. On n’entendrait rien de tel à la Chambre française –  sauf de la part des communistes -. Mais venant de libéraux distingués, on se demande si certains britanniques n’ont pas perdu toute respectabilité. Cela est grave, non seulement pour l’Angleterre, mais pour l’Occident.

Le plus clair résultat de cette malheureuse affaire de Suez est d’avoir fait perdre à la France et à l’Angleterre le crédit de bonne foi et d’autorité morale qu’elles avaient encore dans le monde. Les grandes puissances ont fait, ces derniers temps, triste figure dans l’opinion des petites. Que serait-ce si Nasser au lieu d’avoir fusillé quelques-uns de ses collaborateurs s’était lancé lui-même dans la lutte désespérée qu’il avait promise. Les petits peuples d’un bout du monde à l’autre en feraient aujourd’hui un héros et un martyr.

 

                                                                                                       CRITON