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Le Courrier d’Aix – 1956-12-01 – La Vie Internationale.
Décombres
Comme le remarquait ces jours-ci Walter Lippmann, les dramatiques événements que nous vivons ont fait apparaitre l’effondrement des politiques poursuivies jusqu’ici en Europe et en Orient. Echec de la déstalinisation, isolement de la Russie, décomposition des Partis communistes à l’extérieur ; écroulement de la politique anglaise en Moyen-Orient, du Pacte de Bagdad et du Traité anglo-jordanien, nouveau déchirement du Commonwealth., crise de l’Alliance Atlantique, impuissance de la politique américaine à maintenir l’équilibre entre l’Occident et le Monde arabe, faillite de l’O.N.U. en face du drame hongrois, pour ne rien dire du revers subi dans leurs ambitions par Tito et Nasser et des troubles économiques résultant de la fermeture du Canal de Suez qui pourrait être plus longue que prévu.
Un ordre nouveau sortira-t-il de ces décombres ? Les mêmes hommes qui ont commis tant d’erreurs seront-ils capables de les réparer ? On se le demande.
Le Conflit Syro-Irakien
On voit mieux aujourd’hui où Nasser voulait en venir en obstruant le Canal de Suez : se venger de l’Irak et de son ministre Noury el Saïd. Les Syriens ayant de leur côté, sur ordre du Caire et de Moscou, saboté les pipelines, l’Irak est privé de la totalité de ses ressources pétrolières, 85 milliards l’an qui sont le plus clair de ses ressources ; le Liban subit, à un degré moindre les mêmes dommages. Pour les réparer il faudrait rétablir entre ces pays une paix durable ; on n’en a jamais été plus loin.
Le Bilan de l’Action à Suez
L’échec de l’aventure franco-anglaise à Suez est total. Son unique actif, la perte de prestige de Nasser n’est pas même assurée et la pression russe au Caire et à Damas fait contrepoids à la défaite du Sinaï. Le Canal qu’il s’agissait de protéger est fermé ; son internationalisation n’est même plus en question pour le moment. Français et Anglais sont expulsés du Caire. Un long passé d’influence économique et culturel est aboli sans espoir de retour. La tension en Afrique du Nord ne s’est pas affaiblie. Sans l’aide américaine, l’Angleterre ferait banqueroute à bref délai. Quant à la France ….
Le tableau serait encore plus sombre si la menace militaire soviétique n’était là, réelle ou feinte, pour faire oublier les querelles et rétablir l’amitié sous les auspices de la peur.
Redressement de la Politique des Etats-Unis
Après leur accès de mauvaise humeur, les Etats-Unis paraissent se ressaisir. L’urgent c’est de maintenir un semblant de paix en Moyen-Orient. Une attaque syrienne appuyée par les « volontaires » soviétiques contre Israël allumerait un conflit qu’on limiterait difficilement. Aussi Eisenhower, sa partie de golf terminée, a-t-il envoyé un message rassurant à Ben Gourion. Les Etats-Unis pour des raisons intérieures et extérieures ne peuvent tolérer qu’Israël soit rayé de la carte. Damas ne peut devenir un satellite de Moscou.
Bon gré, mal gré, les événements obligeront les Etats-Unis à sortir de leur isolationnisme pour dicter si possible la paix à ces pays en effervescence. Ils sont également contraints de montrer leurs forces. Une puissante flotte américaine croise en Méditerranée. Une autre plus puissante encore a quitté Lisbonne avec le « Forrestal » chargé de bombes A et H. En Allemagne, l’aviation américaine patrouille 24 h. sur 24 avec ces mêmes engins à bord.
Moscou agira-t-il ?
Moscou est rappelé à la prudence. Il est peu probable que les Russes tentent une aventure même limitée. Ils sont assez embarrassés ailleurs, d’autant que leurs objectifs sont atteints : ruiner les pays arabes producteurs de pétrole, briser le redressement économique français et anglais par la pénurie d’essence, sauver Nasser de la capitulation. Il leur suffit à présent d’empêcher que la paix se rétablisse, que les pipelines puissent être réparés et que le Canal de Suez soit déblayé. Le temps, pensent-ils, fera le reste, c’est-à-dire permettra aux soulèvements populaires organisés par les partisans de Nasser et des Soviets d’éliminer les maîtres de l’Orient encore liés à l’Occident, c’est-à-dire le roi Fayçal et Noury el Saïd son ministre, le roi Hussein de Jordanie ; le roi Ibn Saoud d’Arabie et le président Chamoun du Liban. Point n’est besoin de conflit armé pour atteindre ces objectifs ; la subversion suffit. Les Etats-Unis auront fort à faire pour s’y opposer.
Le Duel Tito-Moscou
Si les événements de Hongrie n’étaient si tragiques, on pourrait se divertir des mauvais coups qu’échangent Tito et les gens du Kremlin. Quand il a vu les Russes désemparés à Budapest et obligés de faire des concessions à Gomulka, Tito a cru son heure venue. Il a voulu faire sortir son équipe hongroise de l’Ambassade yougoslave de Budapest et a fait annoncer sa prochaine visite en Pologne. Erreur. Les Soviétiques n’étaient pas prêts à lui abandonner la direction des pays d’Europe qu’ils tiennent asservis. Ils ont kidnappé Nagy et son « brain trust » avec une traitrise bien moscovite et imposé par la faim et la déportation le fantoche Kadar aux Hongrois.
Tito se venge en attaquant Moscou avec les armes de l’Occident, c’est-à-dire en dévoilant l’imposture du communisme soviétique qui, dit-il, a fait de l’Europe centrale un vaste camp de concentration. Cela porte plus qu’on ne pense. Mais Tito se demande si les Russes, la Hongrie une fois écrasée, ne vont pas tenter ce que Staline n’avait osé faire : une attaque armée contre Belgrade. Tito serait-il alors protégé par la bombe H des Etats-Unis. Il n’en est pas sûr, nous moins encore. Il n’est pas homme cependant à céder à la peur. Il va essayer de restaurer le pacte balkanique avec la Grèce et la Turquie et par une polémique virulente encourager en Russie même la résistance au régime.
L’Opposition en Russie
Car cette résistance existe. Ce que nous en avons dit ici il y a plusieurs semaines se confirme et s’il en fallait une preuve, nous l’avons entendue le 26 au matin à la Radio de Moscou au lendemain de la fermeture de l’Université à la suite de l’affichage de tracts pro-occidentaux par les étudiants. Une charge véhémente du speaker de service contre « l’Intelligentzia » (sic en russe) accusée de soutenir le fascisme et la contre-révolution et Nagy contre Kadar. Il y a d’ailleurs un certain désarroi à la Radio russe : la veille avec une ingénuité incroyable, Moscou avait débité textuellement le discours de Chou en Laï à Phnom-Penh où le Ministre chinois accusait, sans nommer la Russie, un grand pays emporté par son « chauvinisme » (sic en russe), qui en violation des cinq principes de la coexistence pacifique si fidèlement respectés par la Chine, voulait imposer à de petites nations sa domination par la force contre la volonté du peuple. Il n’y avait pas besoin de faire partie de l’Intelligentzia pour comprendre. Partout en tout cas, c’est la jeunesse qui se dresse contre le bolchévisme ; nous l’avions remarqué bien avant les événements de Poznań et de Budapest. Sans l’appui de la jeunesse, un régime n’est jamais assuré de son pouvoir.
Le Déclin du Communisme
De ce déclin du communisme, M. Merleau-Ponty, dans « l’Express » cherche sans grand succès à déterminer les causes. Ce qui échappe à un philosophe atteint de gauchisme est cependant fort clair à l’esprit le plus simple. D’abord, le communisme soviétique est une gigantesque imposture au service d’un impérialisme barbare. Une imposture de ce genre – le drame hongrois le montre – finit par se démasquer. Ensuite – ce que l’on ne semble pas avoir bien compris – c’est que le communisme est incompatible avec le développement d’une société moderne et c’est pourquoi la jeunesse le repousse. Sans être métaphysicien ou sociologue, il suffit de feuilleter un magazine français ou américain pour voir que notre civilisation repose sur l’ingéniosité du travail libre, sur une concurrence adroite et imaginative que l’étatisme bureaucratique étouffe sans rémission.
CRITON