Criton – 1956-12-08 – Revirement

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-08 – La Vie Internationale.

 

Revirement

 

Devant l’ampleur du désastre tant politique qu’économique consécutif à l’affaire de Suez, les diplomaties occidentales ont compris qu’il était temps de se raviser et de rétablir l’alliance même au prix d’humiliantes concessions. Les Etats-Unis voyaient qu’un effondrement économique et financier de leurs Alliés européens signifiait pour eux-mêmes une perte irréparable. Ils ont offert leur assistance si l’opération égyptienne était liquidée. A l’O.N.U. même, on se rendait compte que l’institution serait en péril si l’on continuait à donner aux affaires d’Orient la priorité sur le drame hongrois. Bien des difficultés subsistent et les positions prises ne sont pas très claires. Mais on est partout disposé à tourner la page, quitte à n’apporter aux problèmes posés qu’un règlement provisoire. Ce brusque retour à la sagesse est de bon augure.

 

La Gravité de la Situation en Angleterre

C’est évidemment l’Angleterre qui sort la plus touchée de la crise. Le bilan présenté par M. MacMillan n’est pas loin de la faillite : les réserves d’or tombées au-dessous du minimum requis – deux milliards de dollars – le nouveau déficit à l’U.E.P., enfin et surtout l’annonce d’une suspension des paiements des intérêts dus aux Etats-Unis et au Canada et l’appel au crédit du Fonds Monétaire International. Les Travaillistes eux-mêmes qui ont tant contribué à faire échouer l’affaire de Suez en ont eu le frisson. La succession par le temps qui court ne serait pas agréable à prendre. On se demande comment une telle situation s’ajoutant à une position déjà mauvaise n’avait pas été prévue par Eden et ses conseillers. Qu’elle ne l’ait pas été à Paris, cela n’est pas autrement surprenant, le Gouvernement français n’ayant pas des problèmes économiques une vue très approfondie, mais les Anglais, eux, sont familiers de ces questions. Peut-être ont-ils pensé qu’une fois de plus les Etats-Unis combleraient le trou ? Ce qui est en effet inévitable, mais à quel prix ?

 

Le Revirement du Président Eisenhower

A Washington, le président Eisenhower qui, à défaut d’idées, a un certain sens psychologique qui manque à ses collaborateurs, a senti monter l’irritation des opinons européennes contre une politique qui ressemblait à l’isolationnisme d’antan, représenté au Département d’Etat par le fils de l’ancien président Hoover – C’est à celui-là que l’on doit que le vote des Etats-Unis à l’O.N.U. se soit joint à celui du Bloc soviétique contre les Franco-Anglais -. L’affront avait été ressenti et l’Alliance était ébranlée. Eisenhower avait laissé faire jusqu’ici pour être plus libre ensuite de renouer avec ses Alliés et d’obtenir de l’O.N.U. qu’elle s’attaque avec plus d’empressement à la solution du problème de Suez dont elle est à présent chargée.

La tâche que le très prudent M. Hammarskoeld a consenti d’assumer est lourde, mais il semble heureusement que Nasser n’a plus les moyens de mettre obstacle à sa réalisation ; lâché par les Pays Arabes et même par l’U.R.S.S. qui ne le croit plus utilisable et concentre ses efforts sur la Syrie et l’Irak, Nasser ne cherche plus qu’à sauver la face, aux yeux de ses sujets tout au moins, On va donc repartir à zéro, remettre les belligérants sur leur ligne de départ, rétablir la navigation dans le Canal et trouver une formule pour sa future gestion qui ne sera pas celle de l’internationalisation que demandent Londres et Paris , mais un simple contrôle permanent sous l’égide de l’O.N.U. Convenons qu’on en serait arrivé là à moindre frais.

 

Le Développement du Drame Hongrois

Le drame hongrois continue de déconcerter les Russes et le gouvernement fantoche de Kadar. Il suffit de suivre les déclarations contradictoires des uns comme de l’autre pour se rendre compte qu’ils ne comprennent pas bien ce qui leur arrive. Ils ne peuvent plus en effet accuser le fascisme et les réactionnaires quand ils se trouvent en présence des Conseils d’ouvriers qui les somment de disparaître. Ce qui se passe en Russie même n’est pas plus rassurant. L’hypocrisie a des limites et il y  un point où le mensonge même devient grotesque. La radio soviétique a consacré tout un bulletin à une réunion extraordinaire de toutes les autorités de l’Ukraine à Kiev. Tous les dignitaires du régime ont pris la parole, y compris les universitaires et les écrivains et débité, pour justifier les actes de l’U.R.S.S. en Hongrie, les litanies du marxisme-léninisme. On n’a pu cependant éviter les allusions à des résistances que cette mobilisation des autorités rendait nécessaire. Le Présidium Suprême se voit discrédité, et le maréchal Joukov comblé d’honneurs est appelé à la rescousse. Mais le prestige même de l’armée est-il intact ? Les nombreuses défections et mutineries en Hongrie en font douter.

 

Perte de Contact avec les Masses

On s’ingénie à chercher une explication à cette crise. A notre avis, elle est fort simple. Partout, aussi bien chez les Satellites qu’en Russie même, les dirigeants ont perdu le contact avec le peuple. Ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne sont plus ni suivis, ni même écoutés, mais seulement craints. La plupart ne sont plus jeunes. Ils sont en place depuis longtemps et la terre a tourné sous eux.

Un observateur très perspicace disait à propos des Ulbricht, Kadar et autres, qu’ils avaient dans leur propre pays des mentalités d’émigrés, comme s’ils venaient d’un autre monde pour lui imposer leurs façons de voir. Leur idéologie est morte, la masse n’attend plus rien du régime communiste. Ils mentent tous dit l’homme de la rue.

 

Les Conseils d’Ouvriers en Hongrie et en Pologne

Il y aurait beaucoup à dire sur le mouvement des Conseils d’ouvriers qui cherchent à s’établir en Pologne et en Hongrie. Leur but serait de constituer entre eux une sorte d’Etats Généraux. Cette tentative a pris exemple des Conseils créés en Yougoslavie par Tito et qui d’ailleurs fonctionnent assez mal et que Tito lui-même ne voit pas sans méfiance après les avoir suscité pour des raisons politiques dans sa lutte idéologique avec le Kremlin.

Ces Conseils sont du Léninisme pur – ou plutôt du Fouriérisme -. Le danger, outre l’inefficience qui a toujours caractérisé ce genre d’entreprises, c’est l’anarchie. C’est d’ailleurs en état d’anarchie que vivent la Hongrie et à un moindre degré, la Pologne en ce moment.

Ce qui est intéressant c’est de voir comment est compris le communisme par ceux-là même auxquels il était prêché ; exactement au contraire de ce que le bolchévisme en a fait. Il est facile de prévoir que dans l’état actuel de la Société et de l’économie, ces tentatives sont vouées à l’échec, même si elles ne rencontraient pas l’opposition des baïonnettes russes.

Mais tout change si vite que ce qui est impossible aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans quelques décades au moins dans certains groupes sociaux. L’état de la société future est imprévisible ; tous les politiciens quelle que soit leur couleur feraient bien d’y réfléchir.

 

Faire l’Europe ?

Français et Anglais cherchent des dérivatifs à leurs déboires. La constitution de l’Europe unie est à nouveau réclamée de toutes parts. Comme le désarmement, c’est un thème inépuisable. Les Anglais qui voient leur échapper définitivement le rôle de grande puissance se sentent européens pour la première fois. En France, ceux même qui ont fait échouer les premières tentatives de Robert Schuman et la C.E.D., reconnaissent pour la même raison la nécessité de faire l’Europe.

Mais ce qui était possible en 1951 l’est beaucoup moins aujourd’hui, pour nous du moins, et sans la France il ne saurait y avoir d’Europe. A l’inverse avec l’Angleterre, sans doute pas davantage.

La constitution d’une Europe unie suppose en effet que chaque participant apporte une économie en ordre et une monnaie saine, avec un budget équilibré. Quel courage ne faudrait-il pas ? Réduire les dépenses de l’Etat d’un bon tiers ; ajuster les charges sociales à un niveau raisonnable ; dévaluer la monnaie de 30% sans relever les salaires tout en acceptant une certaine hausse des prix ; investir dans l’industrie privée deux fois au moins de plus l’an, etc. Une discipline du travail enfin pour s’aligner sur de puissants voisins comme l’Allemagne.

Tout cela n’est pas convenable présentement. Marché commun, ou zone libre, on peut en parler mais surtout, sans illusions.

 

                                                                                                       CRITON