Criton – 1958-06-28 – Paralysie des Grands

original-criton-1958-06-28  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-06-28 – La Vie Internationale.

 

Paralysie des Grands

 

Dans un article très remarqué, Walter Lippmann note :

« L’impuissance des grandes puissances à régler les grands problèmes montre qu’elles perdent la capacité de contrôler les événements. Il y a de bonnes raisons de penser que l’Union Soviétique n’est plus le dirigeant incontesté du monde communiste. Les difficultés avec Tito, les exécutions de Hongrie ne sont pas des événements isolés. Notre propre influence (celle des Etats-Unis) dans le monde non communiste a manifestement considérablement décliné. Nous devons nous attendre à voir les grandes puissances perdre le contrôle des problèmes qu’ils n’ont pas été capables de régler » – et de donner des exemples qui ne manquent point, Chypre, le Moyen-Orient, l’Allemagne, l’Afrique du Nord – et il conclut : « ce qui ne peut être réglé par les grandes puissances le sera, d’une façon ou d’une autre, par d’autres » … C’est à voir.

Il est évident que tout se passe comme si les grandes puissances des deux Blocs, incapables de négocier entre elles, et Russes et Américains se faisant échec chaque fois qu’une situation paraît devoir évoluer hors du statu quo qui dure depuis la guerre, en viendront au moment où, à moins de s’affronter directement, elles devront laisser aux petits le soin de régler leur sort. Le point mort (stalemate, en anglais) ne pourra se prolonger indéfiniment. Il se pourrait aussi que le jour où une question aura changé d’aspect, alors que les Grands se seront mutuellement neutralisés, la réaction en chaîne commence. Les Grands en ont peur de part et d’autre.

 

Au Liban

L’affaire libanaise est un exemple crucial. Pays divisé et lui-même instable, fait de deux communautés, chrétienne et musulmane, qui s’équilibrent difficilement et de plus déchiré par des factions internes ; d’autre part au point de jonction entre l’Occident et l’Orient, occidental par ses intérêts et ses tendances, oriental par sa position et enfin convoité par la Syrie, il se trouve au surplus sur la ligne de rupture entre les deux blocs arabes, celui du Caire et celui de Bagdad. C’est en quelque sorte l’articulation centrale de cette division rigide entre les deux mondes. On conçoit ainsi que son avenir soit âprement disputé. Selon qu’il restera, tant bien que mal, dans son état présent ou qu’il basculera dans un des groupes qui se le disputent, le statu quo maintenu par les Grands commencera de se mouvoir et alors jusqu’où ?

Pour le moment, la situation a été jugée assez grave pour que le Secrétaire des Nations-Unies prenne lui-même l’affaire en mains. Comme nous le disions l’autre jour, s’il réussit, le statu quo l’emporte. S’il échoue, ou bien la révolte interne décidera – insurgés ou gouvernementaux – ou bien les Etats-Unis et l’Angleterre, comme elles l’ont promis, sur invitation du Président Chamoun et du Gouvernement Sami el Sol interviendraient militairement. L’U.R.S.S. a dit qu’elle ne laisserait pas faire et les Anglo-saxons recourront à l’impossible pour éviter de tenir leurs engagements. L’opinion y est au surplus défavorable, tant aux Etats-Unis qu’en Angleterre … Alors ?

 

Les Négociations de M.H.

H. a bien envoyé des observateurs. Ceux-ci ne peuvent rien que voir, et encore. Il faut pour empêcher l’intervention intérieure, c’est-à-dire Syrienne, une force de police de 5.500 hommes armés pour verrouiller la frontière de 320 kilomètres sans compter la mer. Pour les mettre sur pied, il faut un vote du Conseil de Sécurité mais l’U.R.S.S. a déjà annoncé qu’elle opposerait son veto.

Tout, une fois de plus, dépend de Nasser. M.  H.  a eu avec lui un long entretien dont personne ne connaît le résultat. Si Nasser préfère un Liban indépendant avec, au lieu de l’actuel un gouvernement qui lui soit personnellement favorable (il semble exclu que le présent puisse se maintenir), alors le statu quo sera, avec quelques variantes, maintenu. Nous penchons pour cette hypothèse. Sinon ce serait un grave conflit difficile à localiser ; peu probable, tout bien réfléchi.

 

L’Éxécution de Nagy

La réaction mondiale au meurtre de Nagy et de Maleter a été beaucoup plus forte que nous ne le prévoyions. On ne peut que s’en réjouir. Les Soviets ont marqué le coup. Ils ont fait lapider à Moscou les Abassades de Bonn et de Copenhague où l’on avait manifesté contre l’exécution des Hongrois. Même le leader communiste anglais, Horner, a qualifié le meurtre de stupide et d’insensé. Les forces spirituelles ne comptent guère aujourd’hui dans les querelles des nations, mais elles gagnent en force. Le discrédit qu’elles jettent sur le Krouchtchévisme ne changera rien à la politique du Kremlin. Elle la rendra seulement plus négative. Mais la suspicion qu’elles sèment peut influencer les hésitants, surtout parmi les nations sous-développées, les rendre plus méfiantes à l’égard de l’infiltration économique des Soviets et freiner leur expansion.

Ce serait déjà beaucoup.

 

La Situation en Chine

D’intéressantes informations sur la situation en Chine viennent de Belgrade ; venues d’ailleurs, elles seraient suspectes. Mais les Yougoslaves sont gens bien renseignés sur ce qui se passe de l’autre côté. On sait que la Chine de Mao a été particulièrement violente à condamner le révisionnisme de Tito, ce qui a surpris après les ébauches de détente connue sous le nom de doctrine des « cent fleurs ». Le régime de Mao s’orienterait vers le stalinisme contraint par la situation intérieure. L’attaque contre Belgrade ne serait qu’un masque pour frapper plus durement les courants de critique interne. La Chine a accompli un effort économique supérieur à ses moyens. D’autre part, Krouchtchev a délibérément retardé l’envoi du matériel industriel promis. Les Chinois se sont trouvés devant des installations inachevées alors qu’ils comptaient les avoir en service. Pour mieux tenir la Chine (on croit que Mao soutenait le groupe Molotov-Malenkov) les Soviets ont coupé les fournitures. Staline en avait fait autant pour maintenir la primauté russe sur le Bloc communiste.

Le désordre économique, la rareté des biens essentiels de consommation entretiennent en Chine un courant de revendications hostiles au régime qui est contraint de se défendre par la force. Ce qui confirme une fois de plus la résistance que le caractère des peuples, leurs traditions et leurs habitudes opposent à la collectivisation. Si elle a réussi en U.R.S.S., c’est que la mentalité du peuple russe s’y prêtait dans une certaine mesure. En Chine, c’est tout différent. Le Chinois se dérobe.

 

La Dépression aux Etats-Unis

Il semble, bien que l’opinion aux U.S.A. ne soit pas unanime, que le fond de la dépression a été touché. Certains signes de reprise ne sont guère contestables. Mais ce qui paralyse l’action gouvernementale, c’est que les tendances inflationnistes n’ont cessé d’agir ; même au plus fort de la récession, les prix ont continué de monter. Nous avons signalé à ses débuts cette curieuse coïncidence qui déroute les économistes, et les autorités monétaires qui ont pratiqué une politique d’argent facile depuis des mois, se demandent s’il ne faut pas à nouveau mettre le frein. La cause profonde, comme le souligne le rapport de la « Guaranty Trust », c’est que l’inflation de salaires qui accompagne l’expansion ne cède pas devant la récession, aussi rapidement ; que si les prix baissent où la main-d’œuvre entre pour peu de choses, ils ne le peuvent là où elle compte pour l’essentiel. Au contraire, le ralentissement de la production, freinant la productivité, augmente le prix de revient et empêche un ajustement des prix de vente. L’inflation est-elle le prix de l’expansion et le mal est-il sans remède ? En théorie non pas, mais en pratique, c’est une tout autre affaire.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1958-06-21 – Histoire et Légende

original-criton-1958-06-21  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-06-21 – La Vie Internationale.

 

Histoire et Légende

 

Tandis que l’attention générale demeure concentrée sur trois points en suspens : les décisions du Général de Gaulle sur la politique extérieure française et nord-Africaine, les troubles au Liban et à Chypre, l’émotion provoquée par l’annonce de l’exécution d’Imre Nagy, de Pal Maleter et de ses deux compagnons a réveillé les affreux souvenirs du drame hongrois de 1956.

 

L’Exécution d’Imre Nagy

On ne s’attendait guère à ce que l’Agence Tass elle-même divulgue la nouvelle et que les Russes prennent publiquement la responsabilité de ce crime. On pensait qu’ils laisseraient tomber l’oubli sur le sort de leurs prisonniers. Ils avaient même donné à Tito l’assurance que leur procès n’aurait pas lieu.

En Occident, on croyait de bonne foi que l’ère du terrorisme stalinien était close. N’était le malheureux sort des victimes, on pourrait trouver préférable que ces illusions tombent. Suivant un mot célèbre, c’est plus qu’un crime, c’est une faute, l’hostilité au régime et à l’idéologie communiste s’en trouvera renforcée partout. Les Soviets n’en ont cure. Non seulement les protestations sont unanimes en dehors des fidèles de Moscou, mais l’évènement a porté sur les Neutres : Nehru et le Congrès indien, l’ont flétri avec vigueur. Tito également comme on pense, le troisième personnage du neutralisme actif Nasser, s’il ne se soucie guère du droit des gens, en tirera cependant la leçon. Il doit se rendre à Belgrade bientôt et devra tenir compte des positions de ses partenaires. Le Bloc communiste auquel la Chine officielle de Pékin paraît de plus en plus liée, se trouvera une fois de plus isolé. Il ne l’a peut-être jamais été plus qu’aujourd’hui moralement et politiquement.

Les mobiles de Krouchtchev sont obscurs. Il nous a habitués à une incohérence  qui défie toute explication. C’est évidemment Tito qui est visé puisque c’est dans son ambassade à Budapest que Nagy s’était réfugié et qu’il avait reçu la promesse des Russes de ne pas être inquiété. Mais Tito n’est est plus à un mauvais procédé près. Ce sont plutôt les satellites qui reçoivent un avertissement. Gomulka en particulier, et tous ceux qui voudraient desserrer l’étreinte du bolchévisme. Il se peut aussi que l’avertissement soit destiné aux factions intérieures ; le Kremlin reste un foyer d’intrigues. Suslov, comme on le prévoyait, serait en disgrâce et les grandes réformes de Krouchtchev ne se réalisent pas sans opposition.

Le régime soviétique, nous l’avons dit souvent ici, ne pourra jamais sortir du terrorisme. Il fait partie de sa nature. Krouchtchev au début avait essayé de le répudier. Il est contraint d’y revenir. On reverrait, en U.R.S.S. de grandes purges qu’il ne faudrait pas s’en étonner. La décision d’exécuter Nagy est grosse de conséquences. Un nouveau tournant en arrière.

La Conférence au Sommet paraît bien compromise, si elle eut jamais une chance de se tenir.

 

La Guerre Civile au Liban

La révolte libanaise qui était déjà un problème international, le devient en fait. Le Secrétaire des Nations-Unies, M. H. se rend à Beyrouth. Derrière lui, les Etats-Unis se tiennent prêts : on approuve aux Etats-Unis, même chez les Démocrates, M. Dulles d’avoir compris enfin la leçon de Suez. L’U.R.S.S. n’a pas encore bougé. Les commentateurs finissent par se rallier à notre estimation que Nasser n’est pas avec les insurgés du Liban, qu’il ne tient pas à l’intervention soviétique. On dit même qu’il a convoqué le colonel Sarraj, le chef de la Junte Syrienne, pour le rappeler à l’ordre. Ce qui est sûr, c’est qu’il a approuvé par son vote l’intervention de l’O.N.U. sans doute pour éviter des complications du côté anglo-américain et qu’il préfère le maintien de l’indépendance libanaise à l’occupation syrienne. En tout cas, les Occidentaux ont engagé leur prestige dans l’affaire. Si les observateurs de  l’O.N.U. échouent, ils ne pourront reculer. Ils prendront un risque, mais la suite prouverait qu’ils ont eu raison.

 

Chypre

L’affaire de Chypre n’est pas moins compliquée. Les Anglais ont dû ajourner la publication de leurs plans pour le sort de l’île. M. Spaak et l’O.T.A.N. s’en mêlent. Notre impression, prudente, c’est que malgré la violence des incidents, et les gestes menaçants des Gouvernements Grec et Turc, cette pénible question de Chypre est mûre pour une solution ou au moins pour un répit prolongé. Chaque partie intéressée a voulu prendre une position de force pour négocier plus âprement, mais il ne faudrait pas dramatiser plus que de raison, l’O.T.A.N. n’est pas en danger.

 

Le Nouveau Cours de la Politique Française

On s’interroge beaucoup à l’étranger sur le cours nouveau de la politique française, l’heure des éclaircissements est proche. MacMillan vient à Paris et Dulles y sera le 5 juillet. Comme on pouvait le prévoir, les craintes d’une modification de notre politique extérieure se sont déjà apaisées. Le seul changement possible, c’est de voir la France s’affirmer plus nettement sur la scène internationale et, dans l’ensemble, on s’en réjouit plutôt. Mieux vaut un partenaire difficile qu’une chaise vide.

 

Un Article Italien sur la Crise Française

Puisque nous avons dû, contraint réellement par l’importance internationale de la crise française, nous immiscer, d’un point de vue en quelque sorte extérieur, à ses vicissitudes, nous proposons de traduire pour nos lecteurs, quelques passages d’un des articles du célèbre publiciste italien Indro Montanelli, chargé par « Le Corriere » de Milan, d’une enquête à Paris. C’est le meilleur jugement à notre sens, un peu désinvolte et plaisant à sa manière, mais très pénétrant :

« La marche sur Paris des troupes en révolte pour abattre la Démocratie et celle des masses prolétariennes pour la défendre, n’ont jamais existé et nous nous excusons auprès du lecteur de l’avoir cru et de la leur avoir fait croire. Existait seulement la marche sur Colombey, pour s’approprier le Général de Gaulle, dont chacun des deux camps voulait faire son instrument. Les factieux voyaient en lui une espèce de Naguib qui aurait fourni la caution de son grand prestige à un gouvernement formé par la triade Chaban-Delmas, Soustelle, Bidault dont le Général aurait été le porte-drapeau. Les hommes du régime voyaient en lui un « dictateur » non au sens moderne, mais au sens que lui donnaient les Romains, l’homme à qui dans les cas graves la République délègue ses pouvoirs à condition qu’il les exerce en son nom et avec l’obligation de les lui rendre au bout de six mois. Les deux camps étaient d’accord sur deux points : le premier était de créer, par d’apocalyptiques menaces la panique dans la population de façon à ce quelle digère la solution anti-démocratique de la crise ; le second, que de Gaulle ne soit en tout état de cause qu’un paravent (« controfigura » en italien). Le calcul était fondé sur une opinion absolument négative des capacités du Général.

C’est un fait que les plus fidèles partisans de de Gaulle sont ceux qui croient le moins à sa perspicacité, le respect dont il est entouré est très grand, mais inversement proportionnel à la confiance politique qu’il inspire. Ce n’est pas le Pays avec ses classes sociales, mais la conscience de chaque Français qui est divisée entre gaullisme et antigaullisme selon les problèmes, les humeurs et les suggestions de l’heure. Tout Français, le 14 juillet, ou quand il passe devant les Invalides, se sent Gaulliste. Mais quand il déguste son Pernod au bar il devient antigaulliste. Sur un état d’âme aussi instable, on ne peut constituer un parti (il n’y a pas de parti gaulliste) et encore moins un régime C’est là-dessus que se fondaient aussi ben les Comités de Salut Public que les porte-paroles du « système ». Ils se disaient : C’est une figure historique : la politique, c’est nous qui la ferons. Il est douteux cependant que cette opinion se confirme. De Gaulle jusqu’ici n’a pas commis d’erreurs. Il a montré qu’il savait se soustraire à l’histoire pour s’intégrer dans la politique avec une remarquable désinvolture. Il n’a pas d’inspirateurs. Il a pris seul ses décisions et s’est rendu exactement compte du jeu complexe qui se fait autour de lui et en son nom et n’a confié à personne comment il entendait le résoudre. »

Si nos lecteurs se souviennent de nos précédents articles, ils comprendront l’intérêt que nous portons à cette analyse…

« ….Cependant nous sommes convaincus qu’au rôle de Naguib que les colonels lui offrent, le Général préfèrera celui de dictateur romain, comme le prouve les six mois qu’il s’est fixé, bien qu’on ait l’impression qu’il vise plutôt qu’à s’insérer dans le système, à se l’annexer pour lui-même. Nous sommes également persuadés qu’il se refusera à coaguler les forces de la sédition dans un parti ce qui le conduirait fatalement à la dictature. Cependant, ces bonnes intentions, il devra les adapter à une situation qui ne peut être plus ambiguë et qui peut aussi bien conduire à une nouvelle crise, qu’enliser tout effort de rénovation, dans une immobilité pire que celle qu’on reprochait à l’ancien régime ; quant aux espérances, nous partageons pleinement celles de nos amis Français leur souhaitant et à nous aussi qu’elles se réalisent toutes ».

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-06-14 – Pommes de Discorde

original-criton-1958-06-14  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-06-14 – La Vie Internationale.

 

Pommes de Discorde

 

Ce qui caractérise notre époque, c’est que rien ne s’arrange. Au siècle dernier, une crise éclatait, et lorsqu’elle avait épuisé ses forces, des négociations finissaient par l’apaiser. Depuis la dernière guerre, sauf la libération de l’Autriche après des années de pourparlers stériles, aucun problème n’a trouvé de solution définitive : des trêves plus ou moins durables, en Corée, au Vietminh, à Formose, au Cachemire, mais rien qui assure l’avenir. Les nationalismes grands ou petits s’obstinent, contre toute raison, à se refuser à tout arrangement qui permettrait aux peuples de reprendre confiance. La série en ce moment continue à Chypre, au Liban, en Afrique du Nord, et aussi en Yougoslavie où la tension demeure et le sang continue plus ou moins de couler.

Dans le domaine plus pacifique des relations économiques, les résultats ne sont pas meilleurs. Qu’il s’agisse de la construction européenne, de l’Alliance Atlantique ou simplement de la coopération nucléaire, ou encore de la stabilité des monnaies, tout accord international, même entre Alliés, s’avère laborieux et toujours remis en cause. Alors que le progrès économique est partout évident et même que les relations entre individus de pays et de races différents témoignent d’un incontestable progrès moral, les intérêts collectifs demeurent défendus avec une rigidité et un égoïsme inébranlables et farouches.

 

L’Égoïsme Collectif et la Démocratie

Dans le cadre même de la démocratie, il serait faux de taxer de fascisme toute tendance d’opinion qui voudrait libérer les nations de la tutelle des partis et des féodalités qu’ils représentent. L’individu éprouve un besoin moral et même physique d’union et de concorde, de voir enfin une autorité qui ne soit pas la résultante d’antagonismes, mais l’expression de l’intérêt général, même au prix de quelques libertés qui ne sont souvent que des tyrannies pour les autres.

Ce sentiment n’est pas seulement perceptible en France. En Angleterre, la persistance de grèves absurdes qui privent la plus grande ville d’Europe de transports et de vivres commence à exaspérer une opinion pourtant lente à s’émouvoir. Et même aux Etats-Unis, si les espoirs mis en Eisenhower ont été déçus, c’est qu’il a employé son autorité à obtenir des arbitrages perpétuels ce qui a conduit sa politique, tant intérieure qu’extérieure, à une sorte d’immobilisme marqué par une série d’échecs. Le prestige des Etats-Unis, au dehors comme au-dedans en a beaucoup pâti.

 

Une Offre Soviétique

Les Américains viennent pourtant d’être saisis d’une offre sensationnelle : le camarade Krouchtchev – avec cet homme il faut s’attendre à tout – leur propose, pour sortir de leur crise, un programme d’échanges avec l’U.R.S.S. qui porterait sur des milliards de dollars. A une condition toutefois. Que les Etats-Unis consentent à accorder à la Russie des crédits !… Voilà que ceux qui ont refusé l’aide Marshall et interdit à leurs satellites d’en profiter, les Soviets qui octroient de généreux crédits aux pays sous-développés qui les intéressent (en les retirant aux autres), offrent aux Etats-Unis de collaborer à leur expansion industrielle et militaire par des prêts, sans doute à long terme. Cette proposition extravagante, que contredit toute la politique suivie jusqu’ici par l’U.R.S.S. n’est cependant pas une plaisanterie. Elle a ses raisons.

 

Le C.O.C.O.M. et la Crise

La crise américaine a eu ses répercussions en Europe ; l’exportation vers les Etats-Unis est devenue plus difficile. Aussi, le besoin de trouver des débouchés de remplacement et des sources d’approvisionnement en matières premières non payables en dollars, s’est-il fait plus pressant. Les échanges avec l’Est sont évidemment une alternative. Mais il y a le C.O.C.O.M. qui, comme on sait, interdit de livrer aux pays communistes des marchandises d’intérêt stratégique. Les requêtes en faveur de l’abolition de la liste noire se font de plus en plus énergiques et ce sont les Etats-Unis qu’on accuse d’intransigeances à cet égard. Les Russes, en parlant d’échanges portant sur des milliards de dollars et d’octroi de crédits savent bien que les Américains refuseront. Mais ils tireront argument de ce refus pour indisposer les industriels européens contre le Gouvernement des U.S.A. et obtenir, sinon une abolition, du moins une nouvelle atténuation aux prohibitions du C.O.C.O.M. qui les gêne quelque peu. En fait, les Soviets n’ont pas jusqu’ici de grandes difficultés à s’approvisionner au-dehors, ils ont pour payer un stock d’or dont ils ont vendu l’an passé l’équivalent de deux cents millions de dollars. Quant aux articles stratégiques, le marché noir est fort bien organisé. Il suffit d’y mettre le prix. L’important pour les Russes, est de ne rien négliger pour entretenir le sentiment anti-américain. Ils ont admirablement réussi jusqu’ici.

 

Chypre

Mais revenons aux conflits chroniques dont nous parlions au début. Chypre d’abord où le sang coule à nouveau. L’originalité de cette guerre, si l’on ose dire, c’est que les protagonistes changent. Ce furent d’abord les terroristes grecs E.O.K. contre les Grecs communistes, eux-mêmes terroristes, comme il se doit. Aujourd’hui, ce sont les Turcs contre les Grecs, ce qui est plus logique, mais risque de mettre aux prises deux alliés de l’O.T.A.N., la Turquie et la Grèce. On soupçonne d’ailleurs la Turquie d’être à l’origine de cette nouvelle flambée. Celle-ci voudrait un partage de l’île (ce qui semble difficilement praticable), pour ne pas voir la Grèce s’installer si près de ses côtes, dans une position stratégique redoutable. La Turquie préfèrerait que les Anglais y restent. Ce conflit qui dure depuis des années fait l’affaire des Soviets. Ils multiplient, par l’intermédiaire de la Roumanie, les offres de service à la Grèce, celle-ci se méfiant des bonnes intentions soviétiques.

 

Au Liban

Passons au Liban dont le mal aussi devient chronique. La situation est d’ailleurs encore plus compliquée, si possible, que les chroniqueurs ne pensent. Venue devant l’O.N.U., après avoir été vainement débattue par la Ligue Arabe réunie à Tripoli, l’affaire n’y a pas été enterrée comme à l’ordinaire. Sur proposition de la Suède, le Conseil de Sécurité enverra des observateurs à la frontière syro-libanaise pour surveiller le trafic d’armes et de partisans ; le vote a été acquis à l’unanimité, sauf l’U.R.S.S. qui s’est abstenue, le délégué de l’Egypte, ayant voté pour. Vote significatif. Nous pensons que Nasser, non seulement n’est pas l’instigateur des troubles du Liban, mais ne souhaite pas du tout que la Syrie l’annexe. Il tient à l’indépendance libanaise alors que l’anschluss donnerait à la Syrie une importance qu’elle n’a pas dans la soi-disant République Arabe unie. L’équilibre en Moyen-Orient ne se maintient que par les discordes intérieures.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1958-06-07 – Détente

original-criton-1958-06-07  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-06-07 – La Vie Internationale.

 

Détente

 

On conçoit avec quel soulagement l’Étranger a accueilli la fin de la crise française ; certains commentateurs sont un peu dépités de s’être laissé gagner par une émotion excessive. Cependant, il est rare qu’un événement de portée internationale comporte un dénouement aussi facile à prévoir, lorsqu’on en connaît les données essentielles. Le prestige français s’est accru, pour mieux dire, il s’est trouvé restauré.

En effet, par les réactions enregistrées à l’extérieur, on constate que l’on se représentait une France déchirée, dominée par des factions hostiles prêtes à s’affronter. On a, au contraire, été frappé par le calme exceptionnel de l’ensemble de la population, le caractère purement symbolique des manifestations et surtout l’échec des tentatives de grève parmi les travailleurs qu’on croyait dociles aux mots d’ordre du communisme. On a admiré, sans ironie, la parfaite ordonnance du processus constitutionnel et le jeu excellent des acteurs de ce mélodrame politique, un peu long mais si bien conduit. Alors que l’on prévoyait la fin de la Quatrième République, on reconnaît qu’après un entracte indispensable, le jeu des institutions reprendra son cours. Ce qui étonne et qui est même regretté par certains, c’est que, sauf événement extérieur, le retour aux rites du passé paraît certain. Le vieil ordre, avec ses apparences d’anarchie et de confusion a de solides assises. A cet égard, les prévisions les plus optimistes ou pessimistes, selon le point de vue, sont largement dépassées.

 

Les Craintes de l’Allemagne Fédérale

Donc nos amis du dehors se réjouissent et nos ennemis sont déçus. Une seule exception, l’Allemagne fédérale. On n’est pas rassuré. On craint que les traces des drames passés ne redeviennent sensibles, que la réconciliation franco-allemande ne soit remise en question et aussi la Communauté Européenne, surtout maintenant que l’Allemagne, par son extraordinaire essor économique, représente à elle seule une puissance aussi grande que tous ses partenaires réunis. Ces inquiétudes ne sont pas fondées, tout au moins à long terme. La collaboration franco-allemande est imposée à la fois par la géographie actuelle de l’Europe et par le sens même des relations économiques. Si l’on cherchait à modifier cette orientation, l’échec serait manifeste.

 

Le Dr Schneider, Ministre en Sarre

Si l’on en voulait la preuve, on la trouverait dans une récente interview du Dr Schneider, devenu Ministre de l’économie de la Sarre. On se souvient des discours enflammés de ce personnage, lors du plébiscite qui décida du rattachement du territoire à l’Allemagne. A l’entendre on croyait Hitler ressuscité.

Or, le voici devant des réalités déplaisantes, qui se demande comment faire face aux difficultés qui vont accabler l’économie sarroise quand l’intégration économique du pays à l’Allemagne sera définitive en 1960 : « l’économie sarroise va subir un gros choc, dit-il ; toutes nos industries de transformation vont perdre une partie de leurs clients qui se tourneront vers les marchés allemands. Nous craignons que l’industrie sarroise ne perde 30% de son activité. La situation serait pire encore si nous perdions nos débouchés sur la France. Nos industries de transformation vendent 40% de leurs produits à la France contre 5% à l’Allemagne. Nous demanderons à celle-ci un régime de faveur, mais l’Allemagne fédérale est dure (sic), dit-il ». Et de conclure en demandant l’institution d’une commission mixte sarroise qui aurait pour objet de conserver ce pourcentage de ventes en France à la Sarre, par la substitution de nouveaux articles à ceux qui ne trouveraient plus d’acheteurs dans le territoire. On voit où en est ce farouche adepte du nazisme. Décidément nous sommes à l’heure des grandes conversions !

 

Le Duel Tito-Krouchtchev

Le duel Tito-Krouchtchev continue. Au lendemain d’un télégramme aimable pour son anniversaire, Tito a reçu la nouvelle de la suspension pour cinq ans de l’aide soviétique à la Yougoslavie. Tito a pris très mal la chose et entend obliger la Russie à tenir ses engagements.

Comment, dit-il, vous refusez à un pays communiste une assistance que vous prodiguez à Nasser qui met les communistes en prison et si vous reniez les accords conclus, quelle confiance auront dans votre parole les autres pays auxquels vous multipliez les promesses. Et de demander à défaut des 280 millions de dollars stipulés, une indemnité compensatrice. Le coup portera. Nasser va venir à Belgrade et tous les arabo-asiatiques suivront avec intérêt leurs entretiens.

Les Soviets se sont mis dans un mauvais cas que les prétendues divergences idéologiques ne peuvent masquer. Nous avons expliqué pourquoi Krouchtchev s’était vu contraint à cette défection. Elle peut lui coûter cher chez les sous-développés qui hésitent entre l’assistance américaine et la sienne. Krouchtchev ne pourra pas prétendre qu’il n’attache au concours de l’U.R.S.S. aucune condition d’ordre politique.

 

Malaise Social en Angleterre

La situation sociale demeure tendue en Angleterre. La grève des autobus londoniens achève sa cinquième semaine ; 19.000 dockers refusent de décharger les navires qui ravitaillent la capitale. Les pourparlers interrompus puis repris à plusieurs reprises entre les administrations et les syndicats ont une fois de plus échoué. Le gouvernement MacMillan qui a amélioré au cours des derniers mois la position de la Livre, ne veut pas ranimer l’inflation par de nouvelles hausses de salaires et de prix. Le malaise social est fortement ressenti par l’ensemble de la population qui n’ose prendre parti.

En principe, les grèves ont une raison professionnelle, soit le relèvement des rémunérations, soit aussi des questions d’embauche comme chez les dockers. Elles ne sont pas politiques en ce sens que si le Gouvernement conservateur est critiqué, un gouvernement travailliste ne se trouverait pas à l’abri des mêmes difficultés. Cela s’est d’ailleurs produit dans le passé.

Ces grèves traduisent un mécontentement diffus que l’on retrouve dans d’autres couches sociales, la jeunesse universitaire et les intellectuels et même les gens d’affaires. Le poète Spender disait à propos de l’exode des réfugiés de Hongrie que dans son propre pays, l’Angleterre, ce n’était pas deux, mais cinquante pour cent des jeunes qui souhaiteraient émigrer si on leur en donnait les moyens. Le même phénomène existe en Suède avec des manifestations différentes, mais aussi symptomatiques d’un malaise social et moral difficile à définir.

Dans un colloque organisé pour étudier la question, un jeune Anglais déclarait en substance :

« On nous a donné un système d’assurance qui couvre tous les risques de la vie depuis le berceau jusqu’à la mort. Ce cadeau nous gêne. Nous n’avons pas l’impression de l’avoir gagné. Il ne nous reste rien d’essentiel à réaliser par nous-mêmes, et nous n’avons aucune chance, en exerçant nos talents, de dépasser une certaine médiocrité qui nous est imposée par les lois ».

L’égalitarisme n’est pas l’égalité, disait un de nos ex-ministres.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-05-31 – Nouveaux Horizons

original-criton-1958-05-31  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-05-31 – La Vie Internationale.

 

Nouveaux Horizons

 

L’émotion provoquée par la crise française commence à s’apaiser à l’étranger. On a conscience qu’elle s’achemine normalement vers la solution depuis toujours prévisible. Nous n’ajouterons rien à notre précédent commentaire que la suite des événements n’a pas contredit. Cependant, la crise résolue, les problèmes demeurent et entre les options qu’ils offrent, il n’est pas facile de choisir. On insiste, à Londres comme à Washington, sur les contradictions que le nouveau pouvoir porte avec lui, et devra surmonter Outre-Mer d’abord, et dans l’ordre économique aussi. Les hypothèses sont largement ouvertes.

 

La Réunion des Satellites à Moscou

L’activité internationale n’est pas suspendue pour cela. Voyons un peu. On n’a pas jusqu’ici analysé à fond l’objet et les conclusions du Comité politique et économique du Pacte de Varsovie qui s’est réuni à Moscou sous la présidence de Krouchtchev. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, une assemblée de propagande ou de pure forme, mais un événement à longue portée.

 

La Réforme Industrielle et Agraire en U.R.S.S.

La croissance industrielle de l’Union Soviétique pose en effet des problèmes pressants. La centralisation des organes de direction à Moscou ne suffisait plus à assurer la marche des ensembles industriels dispersés de la Vistule au Kamchatka. On a vu que la réforme des Sovnarkhozes décidée par Krouchtchev il y a un an, a pour objet de donner une certaine autonomie aux régions aux dépens de la bureaucratie de la capitale. Cette réforme est en marche, tâche énorme pleine d’aléas dont nous ignorons le développement, mais qui sera nécessairement lent et complexe. De même, la réforme des Kolkhoses et des M.T.S. décidée ensuite, implique une réorganisation à la fois matérielle et morale de la structure agraire. On ne sait comment elle s’opère que par les bilans officiels, mais elle doit s’étendre sur de longues années ; la production alimentaire en sera-t-elle élevée au niveau prévu ? On en peut douter.

 

La Situation Économique des Satellites

La troisième grande réforme du régime actuel a précisément été débattue à Moscou ces jours-ci. Elle concerne exclusivement les Satellites. Staline s’était opposé à leur union économique, craignant non sans raison qu’un bloc économique en Europe centrale ne devienne la base d’un bloc politique dont la puissance pourrait menacer l’U.R.S.S. La rupture avec Tito en 1948 avait cette crainte pour origine. Tito voyait dans un bloc d’Europe centrale et balkanique, la chance de se tailler un empire.

Ainsi, les différents satellites durent constituer chacun à part l’industrie nécessaire à leur développement dans des conditions défavorables comportant un gaspillage énorme de travail et de capitaux qui est une des raisons de leur détresse. Cependant à la même époque, les Russes avaient repris le plan hitlérien d’une Ruhr orientale, c’est-à-dire d’un ensemble industriel commun à la Pologne et à la Tchécoslovaquie qui devait être l’arsenal militaire et le centre d’approvisionnement en matériaux de base, sidérurgiques et chimiques, de tous les Satellites. L’organisation en fut défectueuse, mal conçue, contrariée aussi par les besoins d’exportation de la Pologne, et les résultats furent déficitaires. Pratiquement, la Tchécoslovaquie reprit une large autonomie approvisionnée directement par les Russes, plutôt que par ses voisins. La révolte hongroise et la crise d’Allemagne orientale acheva de désorganiser les rapports industriels des pays de ce groupe. Après avoir été exploités avec une rigueur qu’aucun colonialisme n’a pratiquée dans le dernier siècle, les Satellites sont devenus, depuis deux ans, une charge de plus en plus lourde pour l’U.R.S.S., surtout la D.D.R., la Pologne et la Hongrie. Prêts en roubles, en devises, en marchandises se sont succédé sans grand résultat.

La situation devenait menaçante et c’est pourquoi une grande réforme va être tentée pour faire un marché commun des six satellites. Gomulka a visité les capitales ; les pourparlers préliminaires ont été laborieux, car les relations entre les Etats satellites sont aussi mauvaises et pleines de méfiance qu’avant leur annexion aux Soviets. Les échanges de ces pays entre eux étaient faibles plus qu’avant la guerre en proportion et se faisaient presque exclusivement avec l’U.R.S.S. On va entreprendre de modifier ces courants par l’édification d’un plan rigoureux établi sur la division des tâches. Chacun de ces pays produira exclusivement ce qu’il est le mieux placé pour faire. Ils deviendront interdépendants, ce qui permettra à l’U.R.S.S. qui n’a plus autant qu’avant besoin de leurs produits, de réduire considérablement l’assistance qu’elle était obligée de leur fournir. Bien entendu, ce planisme considérable ne sera pas réalisé en quelques mois. Il bouleversera la carte économique de l’Europe centrale.

Les conséquences politiques sont difficiles à prévoir. La nouvelle rupture avec Tito fait partie de ce plan. On élimine la Yougoslavie de l’ensemble et on lui coupe pur cinq ans l’aide promise, ce qui obligera Tito à se tourner vers l’Occident. La situation devait être sérieuse pour que Krouchtchev se soit décidé à cette transformation.

 

Remarques sur cette Réforme

Si nous nous sommes étendus sur cette question, c’est parce qu’elle appelle deux remarques d’une grande importance : l’expansion industrielle de l’U.R.S.S., ses plans d’assistance économique à l’Asie et à l’Afrique, la charge d’équiper la Chine aussi, mettent la Russie en présence de problèmes immenses et difficiles qui nécessitent des bouleversements d’organisation, l’équivalent au fond de ce qu’ont été les crises antérieures du capitalisme. Cette crise soviétique est pour la paix dans le proche avenir, la meilleure des garanties.

La seconde remarque n’est pas moins importante. Les réformes de Krouchtchev vont mettre à l’épreuve le système de planification économique qui a réussi, dans une certaine mesure, au prix des plus grands sacrifices en U.R.S.S., mais qui a échoué chez les Satellites pour des raisons économiques, politiques et aussi sociales. Le nouveau système sera, par la force des choses, plus compliqué que les précédents, plus difficile à mettre en œuvre et surtout à contrôler ; il peut être à l’origine de nouveaux conflits internes, conséquence normale du « gigantisme ». Les pays totalitaires s’engagent dans l’ordre économique dans une grande aventure. La confrontation des deux systèmes entre dans une phase nouvelle qui ne sera peut-être pas aussi triomphante que Krouchtchev le prédit.

 

Les Élections Italiennes

Un mot des élections italiennes dont les résultats sont à l’étude. L’avantage est aux grands Partis : la Démocratie chrétienne gagne sur la droite et les socialistes de Nenni, qu’on ne croyait pas si forts, réalisent l’avance la plus notable ; les communistes restent sur leurs positions. Ces élections ne semblent pas apporter l’espoir d’une plus grande stabilité. La Démocratie Chrétienne soulagée à droite sera plus qu’auparavant attirée par « l’ouverture à gauche ». Cependant, l’Italie a fait de remarquables progrès : la production industrielle a augmenté considérablement ; le niveau de vie s’est élevé. Ce qui dément une fois de plus le préjugé selon lequel le développement de la prospérité apaise les tendances révolutionnaires. Il se pourrait au contraire qu’elle les fortifie. C’est en Angleterre, pays de l’Etat providence que le climat social est aujourd’hui le plus mauvais ; les grèves y ont pris un caractère endémique malgré les menaces qu’elles font peser sur l’économie et la monnaie. Le régime de la démocratie parlementaire pose décidément bien des questions.

 

                                                                                            CRITON

 

 

 

Criton – 1958-05-24 – Discours aux Amis Étrangers

original-criton-1958-05-24  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-05-24 – La Vie Internationale.

 

Discours aux Amis Étrangers

 

Il est difficile de ne pas parler de la crise française dans une chronique de politique internationale. A l’étranger, elle a éclipsé tout autre sujet. On l’a suivie avec une curiosité passionnée. Une véritable anxiété était partout manifeste, comme si l’événement pouvait affecter le sort commun, et à travers d’innombrables commentaires, il était intéressant de saisir ce que le monde extérieur sait et comprend de la France. Un véritable test d’interpsychologie.

 

Réactions Étrangères à la Crise Française

A vrai dire, les nations ne se comprennent pas mieux que les individus. D’abord les réactions étrangères étaient motivées par l’appartenance politique de chacun, comme partout. Pour les uns, la démocratie était en péril, pour les autres elle faisait faillite. En Italie en particulier, tous les partis à la veille des élections ont pris argument de la crise française pour appuyer leurs appels contradictoires. Mais le sentiment dominant était la crainte d’une guerre civile. Lorsqu’à ceux qui nous interrogeaient nous répondions simplement : « Quoi qu’il arrive, il ne se passera rien », on prenait le mot comme une boutade, presque une injure. Les Anglais seuls qui ont fréquenté la France ont eu des appréciations perspicaces. Notre ami Ed Ashcroft, qui fut longtemps à Aix au lendemain de la guerre a fait à la B.B.C. de très judicieux commentaires. Il sait derrière les grands mots, discerner la combinaison du drame et la sagesse profonde du Peuple français.

 

Les Deux Motifs d’Inquiétude

Les inquiétudes étrangères tournaient sur deux points. Est-ce que la France, dont l’histoire politique a oscillé depuis des siècles entre la Féodalité et l’Autocratie, n’est pas à la veille de passer une fois de plus de l’une à l’autre ? Entendons par féodalité, au sens moderne, ces groupements d’intérêts particuliers, puissamment organisés qui se neutralisent mutuellement en face d’un pouvoir central faible qui ne réussit à se maintenir en équilibre qu’en opposant leurs revendications. Ces « groupes de pression » qui dominent l’appareil politique s’appellent : centrales syndicales, consortiums financiers, confédérations patronales grandes et petites. Ils sont légion. Lorsque les problèmes nationaux sont trop graves et l’équilibre risque de se rompre, on craint que la dictature ne soit alors le seul recours. On se demande si la France en est là.

Le second point est particulièrement sensible aux Américains. Est-ce que ces événements ne vont pas orienter la France vers le neutralisme, détruire l’Alliance Atlantique et l’O.T.A.N., faire le jeu de Moscou ? Aux Etats-Unis, on voyait déjà de Gaulle en pourparlers avec Krouchtchev. Or, ni l’une ni l’autre de ces appréhensions n’est fondée. Les groupements d’intérêts sont trop puissants, trop bien organisés pour s’affronter à fond et n’importe quel gouvernement, fort ou faible, sera obligé de se plier à leurs exigences. Quant à un changement de politique extérieure, celui qui le tenterait, serait vite abattu par des pressions économiques et financières. Nous sommes tous dans le même bateau et nous y demeurerons jusqu’au port ou jusqu’au naufrage. La force seule en décidera.

 

Le Drame du Français

Le vrai Français, celui qu’on ignore parce qu’il est muet, qui n’est particulièrement d’aucun parti bien qu’il vote en général pour l’un d’eux sans conviction, qui n’est pas fier d’un régime qu’il méprise, mais se méfie avec raison de ce qui pourrait s’y substituer, ce Français innombrable vit un autre drame qui n’est ni de politique intérieure qui l’intéresse peu, ni de politique extérieure sur le cours de laquelle il sait que ni lui-même ni la France ne peuvent avoir grande influence aujourd’hui. Ce français-là est divisé non d’avec son concitoyen, mais avec lui-même. Nos pères se dit-il ont fondé un vaste empire qui nous a apporté de la gloire, coûté beaucoup de sang et d’argent ; l’abandonner serait renier un héritage sacré, perdre la face devant le monde, réduire à peu le prestige et la place d’une grande nation. L’idée de cette lâcheté l’humilie, mais le défendre et le conserver à tout prix lui semble une tâche au-dessus de ses forces et peut-être condamnée à l’échec. Il faudrait remonter les courants formidables des nationalismes et renoncer pour longtemps à des tâches intérieures qui sont, elles, d’une nécessité pressante et d’un rendement sûr.

Faut-il se résigner à laisser en friche le « désert français » pour donner des usines, des écoles et des routes à des territoires lointains dont les habitants se serviront pour nous évincer plus sûrement. Ce drame intime, ni la démocratie ni la dictature ne le résoudront parce qu’il est insoluble. Aucune décision tranchante dans un sens comme dans l’autre n’est possible. Comme l’avenir n’appartient qu’à Dieu, on continuera dans l’espoir que le temps changera les choses, à pratiquer, au jour le jour, une politique de compromis qui ne sera ni l’abandon, ni la reconquête et peut-être arrivera-t-on peu à peu à un équilibre acceptable qui pourrait se stabiliser.

Des épisodes comme celui que nous vivons, il s’en trouvera d’autres. On y fera face tant bien que mal, empiriquement. Nous voudrions rencontrer, et cela est légitime, chez nos voisins et alliés plus de compréhension et surtout plus d’appui, car au fond notre intérêt et le leur se confondent. Ils le savent bien un peu ; les événements de ces derniers mois leur en ont apporté assez de preuves et le proche avenir leur en apportera d’autres. Nos alliés anglo-saxons sont bien intentionnés mais en politique, ils accumulent les erreurs : la force seule compte en ce XX° siècle à la fois si civilisé et plus barbare qu’aucun autre. Il conviendrait que tous les peuples libres se considèrent membres d’une même famille et, comme dans les familles unies, devraient avoir pour principe : comme il est mon parent je lui donne toujours raison et je l’aide, même si en conscience j’estime qu’il a tort. On voit comme ces pensées du Français anonyme et innombrable sont loin des joutes oratoires de la politique et comme il est loin aussi de vouloir descendre dans la rue pour se battre contre ses frères…

Ajoutons pour nos amis étrangers que ce qui constitue la véritable démocratie en France, c’est que c’est ce Français-là qui impose ses vues et ses incertitudes aussi, sans y paraître, à tout gouvernement qu’il subit, mais qu’en réalité il influence.

Mais n’oublions pas les derniers événements internationaux.

 

La Situation au Liban

Les nouvelles du Liban sont moins mauvaises qu’on ne pouvait craindre. Malgré les pressions égypto-syriennes et les menaces de Moscou, le Gouvernement de Beyrouth paraît jusqu’ici maître de l’insurrection. L’union Irako-Jordanienne sous l’égide du vieux Nouri el Saïd, a parachevé sa constitution sur le modèle de l’autre union du Caire et de Damas. Le Roi Fayçal d’Irak a envoyé un message d’appui au président Chamoun du Liban et en Arabie Saoudite, le prince Fayçal qui a succédé au Roi Saoud, maintient ses distances avec le Caire. L’équilibre du Moyen-Orient n’est pas pour le moment rompu ; au contraire, les positions antagonistes paraissent s’affermir.

 

Retour d’U.R.S.S.

Quant à Nasser, il est revenu épuisé de sa tournée en U.R.S.S. Submergé de réceptions, d’amabilités outrancières, de promesses et d’éloges compromettants, il s’en est tiré avec des mots vagues de la banalité la plus officielle. Les Russes, eux, ont forcé un peu la mesure de l’amitié désintéressée et de l’appui sans réserve.

Qu’a-t-il obtenu de concret ? Un petit rabais sur la facture des armes reçues 15%, un hôpital au Caire. Les Soviets offrent volontiers des hôpitaux, ce qui leur permet de camoufler leurs espions. Nasser, en somme, a évité de compromettre ses chances au profit du Kremlin.

 

Le Spoutnik N° 3

Enfin, il y a eu le Spoutnik III tant attendu. Il n’a surpris que par sa taille : 1.350 kilos. On craint aux Etats-Unis que les instruments qu’il renferme ne fournissent des renseignements précieux sur les défenses du Continent américain ; mais le problème du retour à la terre n’est pas résolu. Toutefois, l’avance russe en matière de propulsion est manifeste, ce qui justifie les inquiétudes.

Cependant, malgré les menaces soviétiques, Dulles n’a pas hésité à envoyer des armes au Gouvernement libanais, à mouvoir la VI° flotte et à affirmer que les Etats-Unis garantiraient l’indépendance du pays. La leçon de Suez a porté ; un peu tard, hélas.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-05-17 – Les Raisons de la Colère

original-criton-1958-05-17  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-05-17 – La Vie Internationale.

 

Les Raisins de la Colère

 

Les Manifestations anti-américaines

Parmi les graves événements de l’heure, les manifestations anti-américaines ne sont pas les moindres. Elles ont éclaté simultanément en Amérique latine au cours du voyage de Nixon en Argentine, au Pérou, en Colombie, au Vénézuéla ; au Moyen-Orient, au Liban, à Tripoli et à Beyrouth ; à Alger et à Paris même. Il y a quelques jours en Italie et moins récemment en Angleterre en protestation contre les survols des bombardiers atomiques des Etats-Unis. Les Américains en sont vivement atteints.

Cette hostilité est l’aboutissement d’une longue et patiente campagne de dénigrement à laquelle les maladresses de la diplomatie de Dulles ont fourni un aliment permanent. La baisse de prestige déterminée par les échecs techniques des fusées et la dépression économique ont apporté aux éléments hostiles des arguments nouveaux. Il s’est ainsi formé une réaction en chaîne des rancœurs latentes qui vient s’ajouter au mouvement contagieux des nationalismes : Tout se tient et concourt à l’ébranlement de l’Occident.

 

Extension de l’Hostilité contre les Etats-Unis

Ce qui est troublant, c’est que ce sentiment anti-américain, principal objectif du communisme, qui s’était appliqué à l’entretenir dès 1944, avant même que les troupes des Etats-Unis n’aient débarqué en Europe, s’est étendu à ses adversaires où il a pris la même violence passionnelle et aveugle. C’est en vain que les derniers hommes raisonnables répètent, ce qui est l’évidence même, que la liberté du monde repose uniquement sur la puissance des Etats-Unis que l’effondrement de celle-ci serait immédiatement suivie de la servitude universelle, rien ne prévaut contre ce besoin d’accuser les Etats-Unis de toutes les erreurs et surtout de celles que l’on a commises soi-même.

 

Comment les Etats-Unis réagiront-ils ?

Il faudrait cependant y réfléchir : comment l’opinion américaine réagira-t-elle à la longue contre les insultes de ceux qui vivent de leurs subsides et qui seront contraints de les solliciter à nouveau demain ? Les manifestants songent-ils que les vêtements qu’ils portent, sont acquis avec des dollars empruntés par l’achat des matières premières dont ils sont faits. De son côté, le Gouvernement des Etats-Unis pourrra-t-il lutter efficacement contre une vague d’isolationnisme et de protectionnisme, passionnelle aussi, qui pourrait devenir irrésistible là-bas ?

Enfin la dépression économique dont souffrent les Etats-Unis et qui se propage au reste du monde, n’est-elle pas avant tout la conséquence d’une dépression morale qu’une série d’échecs politiques et psychologiques a provoquée ? Ce ne sont pas les récents événements qui aideront à la surmonter. Disons-le tout net : il est affligeant de voir des gens sérieux étaler une joie mauvaise chaque fois qu’un incident anti-américain éclate de par le monde. Ne sentent-ils pas que lorsque ce sentiment sera devenu universel – et il n’en est plus très loin -, l’effondrement final du Monde libre ne sera plus qu’affaire de temps ?

Cette question qui est à la fois une cause et un symptôme de l’actuel désordre a plus d’importance à nos yeux que les mauvaises nouvelles qu’il nous faut commenter.

 

Épreuve de force au Liban

L’épreuve de force qui s’annonçait depuis longtemps au Liban a commencé. On ne sait encore, à l’heure où nous écrivons, si le régime du président Chamoun survivra. Dans l’hypothèse la plus favorable, si l’indépendance du Liban n’est pas révolue, sa politique en sera profondément modifiée ; jusqu’ici, lien entre l’Occident et l’Orient, frêle mais efficace, il ne pourra plus exercer qu’une neutralité muette et précaire. C’est une position de plus perdue pour l’Europe occidentale dans une région d’où elle tire l’essentiel de son approvisionnement énergétique. L’enjeu libanais est pour le colonel Nasser de première importance. Ce n’est pas une coïncidence si les émeutes de Beyrouth et de Tripoli viennent aussitôt après qu’il a cherché à neutraliser l’Occident par les accords que l’on sait. Pour renforcer sa position en face de l’U.R.S.S., mais aussi pour empêcher une action directe des trois puissances occidentales en faveur du Liban. On ne voit d’ailleurs pas comment, à moins de prendre de gros risques, l’action de celles-ci pourrait se manifester.

 

Élections en Grèce

Les élections en Grèce ont vu une montée en flèche du Parti procommuniste l’E.D.A. au détriment surtout des libéraux. Le récent message menaçant de Krouchtchev n’a pas été inefficace. Les élections se sont faites pour une bonne part sur la crainte de l’installation de bases de lancement de fusées en Grèce par l’O.T.A.N. Le pays a eu trop de malheurs pour qu’une crainte de ce genre ne se manifeste pas par des votes. Ce qui va rendre la position du président Karamanlis, sinon plus difficile puisqu’il l’emporte, du moins plus circonspecte dans ses relations avec l’Occident et dans les questions brûlantes comme celle de Chypre que les Anglais voudraient bien résoudre. Il en est grand temps.

 

En U.R.S.S.

Reste l’éternelle question : que se passe-t-il en U.R.S.S. ? La polémique avec Tito a pris un caractère plus aigu ; de doctrinale, elle est devenue politique ; le président Vorochilov n’est pas venu à Belgrade, et l’aide soviétique à la Yougoslavie sera probablement suspendue. Les commentaires vont leur train et sont comme d’ordinaire contradictoires.

Krouchtchev a certainement la partie difficile ; les staliniens ont repris de l’audace et des forces. A leur tête on voit Souslov et Pospielov et peut-être un Molotov qui aurait quitté la Mongolie pour une destination inconnue. La lutte pour le pouvoir continue : La prise de position de Mao Tsé Toung contre Tito est interprétée comme un appui aux adversaires de Krouchtchev. Il se pourrait cependant que celui-ci l’emportât une fois de plus, mais dans n’importe quel cas, ce sera la politique de raidissement, aussi bien à l’égard des satellites que de l’Occident qui finalement prévaudra.

Krouchtchev a besoin pour se rétablir d’un nouveau succès des Spoutniks. Un savant russe a fait l’aveu de récents échecs dans ce domaine, ce qui confirme les bruits qui couraient. Mais il a annoncé de nouvelles tentatives prochaines. L’équilibre des forces militaires et morales dépend de leur succès.

 

La Crise aux Etats-Unis

Où en est la crise américaine ? Il semble que se confirme l’impression que nous avions dégagée ici au début d’avril. La courbe de la dépression se ralentit ; le fond est peut-être touché ; la bourse de New-York a remonté malgré les résultats médiocres des sociétés. Le chômage est étal, mais une reprise véritable n’est pas encore en vue. Le Gouvernement de Washington, malgré les pressions, préfère temporiser et ne pas recourir à des mesures comme les allègements d’impôts qui pourraient relancer l’inflation. Il joue l’optimisme qui est la force principale des affaires. A l’extérieur, on ne le partage guère ; le Dollar est faible et les rapatriements de capitaux européens continuent. La balance entre les courants est très instable. Il ne faudrait pas que les incidences de la politique internationale la fassent pencher à nouveau vers la crise. Nous en serions les premières victimes.

 

Voyage en U.R.S.S.

Pour ceux qui veulent se distraire des préoccupations de l’heure, nous recommandons le récit que le célèbre humoriste américain, Art Buchwald publie dans le « New York Herald ». Il vient de faire en U.R.S.S. un voyage en automobile, une Chrysler du dernier modèle. On y verra à quelles perspectives s’expose un voyageur qui emprunte en avril la principale route de l’U.R.S.S. de Brest-Litovsk à Moscou. On comprend que les fanfaronnades de Krouchtchev sur le niveau présent et futur de l’existence en Soviétie soient trouvées un peu optimistes, même par ses compagnons.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-05-10 – Les Heures Critiques

original-criton-1958-05-10  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-05-10 – La Vie Internationale.

 

Les Heures Critiques

 

Le veto russe à l’O.N.U. contre la proposition américaine d’inspection réciproque des bases de l’Arctique a eu dans l’opinion internationale plus de répercussions que nous ne pensions. L’intervention de M. Hammarskoeld en faveur du plan des Etats-Unis, les 10 voix contre un qui l’ont appuyé au Conseil de Sécurité ont clairement montré qu’on ne croyait pas à la sincérité des efforts soviétiques pour une détente. La Conférence au sommet devient plus que jamais problématique et ceux qui la réclamaient en Occident, à n’importe quelles conditions, baissent le ton.

 

Les Russes veulent-ils une « Rencontre au Sommet » ?

On pense même que les Soviets, dans l’état présent, ne sont plus pressés de rencontrer les gouvernants occidentaux. Ils comptent sur les conséquences de la récession américaine pour affaiblir l’Occident tout entier. Ils croient aussi qu’ils auront plus de chances d’imposer leurs vues quand les Travaillistes seront au pouvoir à Londres et les Démocrates à Washington. Et puis l’effet des deux Spoutniks s’est éteint et le troisième se fait singulièrement attendre.

Les Occidentaux de leur côté ont raidi leur attitude : Dulles a rejeté le plan Rapacki de zone démilitarisée en Europe centrale et MacMillan, malgré l’opposition, a suivi, sans doute pour soutenir le chancelier Adenauer. Certains ont critiqué cette sorte de veto. A notre avis, ils ont raison. Il n’était pas nécessaire de prendre par avance une attitude négative sur une question qui avait soulevé, un peu partout, de l’intérêt. On pouvait au contraire mettre à profit la discussion pour en faire ressortir les pièges et la discréditer aux yeux de tous ceux qui la prenaient au sérieux.

 

Nasser en U.R.S.S.

Le voyage de Nasser en U.R.S.S. se poursuit. Cependant, la visite aux provinces musulmanes a été abrégée. Un court séjour seulement à Tachkent, la seule ville dont le caractère musulman a été fort altéré par la colonisation russe ; ville moderne d’étude et d’industrie où l’élément autochtone est fondu dans une masse anonyme d’immigrants de toutes les régions de l’U.R.S.S. Le Président qui a accueilli Nasser est lui-même un Russe. Les escales à Boukhara et à Samarkand ont été « évitées ». Par contre, Nasser a eu tout loisir de visiter les installations pétrolières de Bakou, autre ville cosmopolite en terre musulmane. Les Russes ont tenu à lui montrer l’excellence de leur technique dans l’exploitation des pétroles et leur capacité de faire fonctionner les puits du Moyen-Orient, au cas où Nasser en ferait la conquête.

La question des pétroles semble avoir été la préoccupation essentielle des entretiens Russo-Egyptiens. Les Grandes Compagnies occidentales qui suivent le voyage de Nasser avec inquiétude ne se font pas d’illusion là-dessus. L’impérialisme arabe ne se sentira puissant que lorsqu’il pourra contrôler non plus seulement les chemins de transit du pétrole : Suez et les pipelines, mais les puits d’Arabie et d’Irak. L’aide technique de Moscou serait alors indispensable, mais de quel prix faudrait-il la payer ? Telle est la question que Nasser a cherché à élucider en U.R.S.S. Le reste et même la question d’Israël ne parait avoir figuré qu’au second plan.

 

Nasser et l’Annexion de la Syrie

D’intéressantes révélations viennent d’être faites du Caire par l’envoyé spécial du « Corriere della Sera » de Milan, Virgilio Lilli qui coïncident d’ailleurs avec les faits tels que nous les voyions ici. L’annexion brutale de la Syrie et la fondation de la République Arabe unie, loin d’être l’exécution d’un plan de la junte militaire égyptienne, aurait été imposée à Nasser par les circonstances et il ne s’y serait résolu qu’à contrecœur et non sans appréhensions. L’emprise russe sur la Syrie était fort avancée. Le général Bizri et El Azem contrôlaient le pays pour le compte des Soviets, et la satellisation de la Syrie ne pouvait plus être arrêtée que par un coup d’État. Les éléments nationalistes, Kouatli, Hourani et Sarraj firent appel à Nasser comme à la seule autorité capable de renverser le clan prosoviétique ; ce qui fut fait. C’est ainsi que le communiste Bizri fut éliminé, les Partis politiques dissous : l’unique député communiste de Damas s’enfuit en U.R.S.S.

Mais au lieu d’un lien fédéral entre la Syrie et l’Egypte analogue à celui qui a été établi avec le Yémen, c’est une fusion des deux Etats que Nasser dut imposer. Et cela n’ira pas sans difficultés. Il y a eu déjà la réplique de l’union Irako-Jordanienne. Et en Syrie même, l’absorption du pays par l’Egypte va soulever, outre des complications d’ordre économique, de nouvelles oppositions politiques dans un pays traditionnellement jaloux de son indépendance et déchiré par les factions. D’autant que l’Occident et surtout les Etats-Unis ont dans la place beaucoup d’intelligences, particulièrement dans la classe possédante, propriétaires, commerçants et banquiers encore puissants et dont les intérêts vont être menacés par la domination égyptienne.

Si les Russes n’ont pas réagi, c’est parce qu’ils comptent sur Nasser pour couper l’Occident des pétroles du Moyen-Orient. Nasser n’entend pas les leur livrer mais se servir de cette menace pour un chantage sur les Occidentaux. Sa tactique est habile et c’est pourquoi Krouchtchev lui a fait un si fastueux accueil. Mais il a affaire, à notre sens, à plus fort que lui, en politique s’entend.

 

Le Néo-Stalinisme

Le même Krouchtchev finit de chausser les bottes de Staline. Toutes les dictatures suivent la même pente comme les démocraties, mais à l’inverse. Chez les premières toutes les tentatives de libéralisme tournent mal et obligent à donner un tour de vis supplémentaire pour étouffer les dissidences. Chez les démocraties l’application de la manière forte se tourne en faiblesse et s’achève par de nouvelles concessions. Donc les Russes ont donné ordre en Europe de resserrer l’armature. Cela a commencé par la nouvelle brouille avec Tito qui a tenu tête.

En Pologne, Gomulka a dû faire machine arrière, comme on l’a vu, renier les promesses d’octobre 1956, et il entreprend maintenant une tournée chez les pays frères : Roumanie, Bulgarie, Hongrie sur ordre de Moscou pour refaire le bloc économique des Satellites.

En Tchécoslovaquie nouvelle épuration, vaste opération de police – les élections ne suffisent pas – pour faire établir par chaque citoyen sa fiche personnelle, un questionnaire de six pages qui sera contrôlé par le Parti.

En Allemagne orientale, épuration aussi dans les Universités et les usines. Nouvelles chicanes avec Berlin Ouest dont le ravitaillement est menacé par de lourds péages imposés sur les transports par les canaux qui traversent le territoire de la D.D.R.

En Hongrie, nouvelles directives de Mannich ( ?) qui a remplacé Kadar jugé trop mou et trop impopulaire à la fois. Enfin, pour couronner cette politique, on a fait donner Mao Tsé Toung qui a condamné à son tour Tito, le révisionnisme et le communisme national.

La Chine aussi, après la trêve (ou le piège) des « Cent fleurs » a repris la manière forte. Après un long silence, on verrait sans surprise, en Corée ou ailleurs, la Chine rouge faire parler d’elle.

 

Points d’Interrogation

Krouchtchev semble un peu grisé par ce qu’il croît être des chances exceptionnelles. En apparence, en effet, les vents lui sont favorables. En Moyen-Orient, en Afrique noire, en Afrique du Nord, les difficultés occidentales s’accroissent à un rythme impressionnant. La poussée des nationalismes approche du point de rupture. Les Anglais à Malte, à Chypre, au Yémen, s’enlisent dans des conflits irritants. Et surtout, il y a la dépression américaine qui s’étend peu à peu au reste du monde, la confusion politique en Europe occidentale, la baisse de popularité d’Eisenhower devant les élections de novembre. On peut s’attendre au pire. Mais le pire n’arrive pas toujours, et les situations les plus prometteuses se retournent parfois avec une célérité déconcertante. Nous en savons quelque chose depuis un an. On n’est assuré de rien, camarade Krouchtchev.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

Criton – 1958-05-03 – Les Grandes Manoeuvres

original-criton-1958-05-03  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-05-03 – La Vie Internationale.

 

Les Grandes Manœuvres

 

Les grandes manœuvres diplomatiques ont commencé : Nasser est à Moscou ; l’Istiqlal marocain, le Néo-Destour tunisien et le F.L.N. délibèrent à Tanger ; bataille sur l’échiquier Est-Ouest en U.R.S.S. à Bonn et à l’O.N.U. ; suite de la Conférence d’Accra avec les élections togolaises : l’heure, on le reconnaîtra, était mal choisie pour un interrègne ministériel en France.

 

Les Rampes de Lancement de Fusées Soviétiques

Commençons par un curieux incident. Le Ministre norvégien de la Défense signalait ces jours-ci publiquement, que les Russes avaient installé en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Allemagne orientale des rampes de lancement de fusées atomiques téléguidées. Le Foreign-Office demandait alors à Oslo des précisions sur ces informations ; comme s’il ignorait l’affaire, et Moscou, bien entendu, démentait.

Or, nous reportant à notre article du 27 avril 1957, nous y disions ceci :

« Les Russes sont en train d’installer en Tchécoslovaquie quatre centres de rampes de lancement de fusées téléguidées. Sous prétexte de reconstituer les forêts, les populations de ces zones ont été évacuées, les régions suivantes sont placées sous contrôle militaire rigoureux : à l’Est de Karlsbad, en Bohême, au Sud-Ouest de Reichenberg, au Nord-Ouest d’Olmutz (Olomouc) et au Sud-Ouest de Bridweis. Mille kilomètres carrés et 140 agglomérations ont été ainsi rasés. 5.000 experts russes s’emploient à construire ces ouvrages », et nous ajoutions naïvement : « on ne l’ignore pas à l’O.T.A.N. ».

Il paraît que si. Cependant, ces informations tout à fait précises n’avaient rien de mystérieux. Nous les avions recueillies dans une revue autrichienne. Ajoutons que sur une carte récemment publiée de la Hongrie, deux zones d’une vingtaine de kilomètres carrés sont hachées de gris et portent la mention : zone militaire interdite, rampes de lancement de fusées. Ce document est entre toutes les mains. On se demande pourquoi les Occidentaux n’en ont pas fait état lors des discussions sur les rampes à installer dans les pays de l’O.T.A.N.

 

Les Élections au Togo

Nous disions la semaine passée que « tout concourt à une dangereuse subversion dont la Conférence d’Accra est le signal ». Les événements n’ont, hélas, pas tardé à le confirmer. Les élections au Togo, sous contrôle international, ont vu le triomphe des nationalistes, auquel Paris ne s’attendait pas. Le vainqueur est Sylvanus Olympio, un Togolais éduqué à Oxford, tout acquis, dit-on, aux vues du Dr. Nkrumah du Ghana. On s’attend à ce que le territoire soit, à plus ou moins brève échéance, rattaché à ce pays qui a déjà annexé la portion anglaise du territoire ; autrement dit, l’ensemble passerait au Commonwealth. Ce qui explique assez que la propagande hostile à l’Administration française au Togo ait été organisée dans les territoires voisins sous contrôle britannique, le Nigéria.

Ajoutons que le Togo renferme à Akoumayé un très riche gisement de phosphates dont l’exploitation a été entreprise par la Compagnie française du Bénin, constituée en 1954 par les Compagnies des Phosphates de Gafsa, de Constantine et la Société Pierrefitte, qui éprouvent quelques craintes pour leurs gisements tunisiens. La production prévue dès la fin de 1959 devait atteindre 500.000 tonnes par an : Les Anglais manquent justement de phosphates pour leur agriculture, simple rapprochement, sans doute. En tout cas, la Conférence d’Accra avait bien choisi son heure ; la crise ministérielle française a fait le reste.

 

Nasser à Moscou

Avant de partir pour Moscou, Nasser, nous l’avons vu, avait décidé de se couvrir du côté de l’Occident pour se présenter aux Russes en position plus forte. Les Américains très inquiets se sont empressés de l’y aider. Ils ont fait pression sur la Compagnie du Canal de Suez pour qu’elle accepte le compromis d’indemnisation proposé par l’Egypte, ce qui est fait, et les avoirs du Caire aux Etats-Unis seront aussitôt débloqués.

Les Anglais, de leur côté, sont pressés d’accélérer la conclusion d’un accord financier sur les stocks entreposés par eux le long du Canal et dont Nasser s’est saisi. Londres semble disposé à s’entendre avec lui à ce sujet. Il pourra donc inviter les Soviets à se montrer généreux. Ceux-ci font bien les choses et jamais un chef d’Etat étranger n’avait été accueilli à Moscou avec une telle pompe. On parlera sans doute du sort d’Israël. Il y a longtemps déjà que l’Egyptien cherche à obtenir l’accord de Moscou pour une action à l’O.N.U. ayant pour objet de ramener Israël à ses frontières de 1948, ce qui serait pour le jeune Etat un coup mortel.

Nous avions exprimé à cet égard notre scepticisme, bien qu’alors l’affaire parut décidée, l’Angleterre n’y faisant pas obstacle. Les Soviets sont-ils déterminés à s’associer à une action hostile à Tel-Aviv ? Interrogé là-dessus par des journalistes, Krouchtchev s’est défendu d’être antisémite. « La moitié des femmes des membres du Présidium sont Juives », ajoute-t-il en guise de boutade, ce qui est d’ailleurs exact. Et Nasse, lui-même, a-t-il intérêt à se débarrasser maintenant d’un ennemi si précieux pour maintenir la cohésion arabe ? Les Russes de leur côté perdraient là une carte d’importance à jouer entre les Arabes et les Etats-Unis. Et puis Israël n’est pas sans défense. Il l’a prouvé.

 

Nasser au Turkestan Russe

Ce qu’il y a de plus curieux dans l’accueil de Nasser à Moscou, c’est que le Kremlin avait mobilisé pour la réception quelques Muftis des provinces Musulmanes de l’U.R.S.S. – authentiques ou postiches, on ne sait trop. Nasser lui-même qui ne comprend pas leur langue, ne peut s’y reconnaître. Il n’empêche qu’il va au cours de son séjour en Soviétie parcourir les pays musulmans soumis à Moscou et y prononcer des discours.

On sait que jusqu’ici la propagande radiophonique du Caire avait été brouillée. Les gens de Samarkand et de Boukhara vont-ils acclamer le héros du panarabisme ? La chose vaut d’être entendue. En quelle langue ces discours seront-ils prononcés pour être compris là-bas ? Que dira-t-on ?

 

Succès des Etats-Unis à l’O.N.U.

Rendons grâce aux Américains et à M. Dulles. Ils ont remporté à l’O.N.U. un succès diplomatique. Les Russes avaient fait un pas de clerc en convoquant le Conseil de Sécurité pour se plaindre des vols de bombardiers américains au-dessus de l’Arctique. Les Etats-Unis ont riposté en convoquant le même Conseil pour offrir aux Russes, afin d’apaiser leurs angoisses, une inspection réciproque et contrôlée de toutes les régions situées au-delà du Cercle polaire. Les Soviets se trouvaient pris à leur propre jeu et pour s’en tirer, ils n’ont pu que se récuser et demander le renvoi de la question à la Conférence au Sommet. M. H., lui-même, a pris parti pour les Etats-Unis.

Ce petit succès américain n’a pas grande portée. Ces démarches diplomatiques ne trompent personne, mais elles montrent mieux que tout autre, la hâte et la confusion de la politique russe depuis l’avènement de Krouchtchev au pouvoir suprême. Gromyko lui-même en paraît gêné. Son ancien patron Molotov n’aurait pas commis ce genre de bévues. Par ailleurs, la visite de Mikoyan à Bonn n’a pas été davantage un succès. Il n’a fait à Adenauer que des propositions sans portée, et l’opposition social-démocrate qui comptait sur ces entretiens Russo-Allemands pour atteindre la politique du Chancelier n’a pas caché sa déception. Il n’y aura pas de referendum en Allemagne Fédérale sur la « mort atomique ». Le réarmement suivra son cours.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-04-26 – Retombées

original-criton-1958-04-26  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-04-26 – La Vie Internationale.

 

Retombées

 

Ce début de printemps pourrait marquer le commencement d’une nouvelle phase de la politique internationale. Depuis juin, en effet, deux éléments dominaient : la montée du prestige soviétique caractérisée par le lancement successif de l’engin balistique intercontinental et des deux spoutniks, et la dépression économique aux Etats-Unis. Les perspectives optimistes, avant l’été dernier en avaient été complètement inversées. Or, on peut constater, à certains signes, que l’effet des succès soviétiques s’est considérablement atténué ; quant à la crise américaine, il semble que le point le plus bas vient d’être atteint et qu’une lente reprise est possible, bien que sur cette question les avis soient encore partagés.

 

Le Congrès de Lubliana

Pour ce qui est des Russes, c’est toujours Tito qui nous sert de baromètre. Depuis des mois il se taisait, et quand il renonça à l’aide militaire américaine, on avait l’impression que, frappé par la puissance soviétique, il s’était résigné à aligner sa politique sur celle de Moscou – sinon dans l’ordre idéologique (où les divergences subsistaient puisque la délégation yougoslave n’avait pas signé le manifeste des Partis communistes réunis à Moscou en Octobre) – du moins dans l’ordre diplomatique où il appuyait la Russie devant les instances internationales. Or, à l’occasion du Congrès des Communistes russes réunis ces jours-ci à Lubliana, Tito a fait un vigoureux discours où il souligne les divergences idéologiques, et revient en politique étrangère à son neutralisme actif. La querelle est sérieuse puisque les partis inféodés à Moscou se sont abstenus de participer aux fêtes de Lubliana. Bien entendu, Tito est trop habile pour ne pas se ménager les moyens d’un revirement si les circonstances changeaient encore. Il affirme, entre autres, que ses relations avec les Soviets se sont améliorées, et il donne aux Occidentaux l’habituel coup de patte ; mais il se sent assez fort pour reprendre son jeu qui consiste à s’attirer les sympathies des éléments d’opposition au stalinisme qui pourraient redevenir actifs dans les démocraties populaires, et particulièrement en Pologne.

 

Confusion de la Politique Russe

Par ailleurs, la diplomatie russe a perdu des points. L’annonce spectaculaire de l’arrêt des expériences nucléaires n’a pas eu l’effet escompté. Elle faisait suite à une série d’explosions dont, on dit sans preuve formelle d’ailleurs, que l’une d’elle fut catastrophique. En tous cas, la contamination des espaces européens s’est sérieusement accrue, ce qui fait plus d’impression sur l’opinion que les discours de Krouchtchev. Le voyage de celui-ci en Hongrie a été un échec ; la visite de Vorochilov en Pologne n’a guère été mieux accueillie. Enfin, les chicanes de Gromyko avec les ambassadeurs alliés et la plainte de l’U.R.S.S. au Conseil de Sécurité sur les vols de bombardiers américains porteurs de bombes H dans l’Arctique, font douter de la sincérité de ses efforts pour une rencontre au sommet. Seule la Suède neutre et proche des régions polaires, a soutenu Skobelev à New-York. Celui-ci a retiré sa plainte devant l’hostilité quasi générale.

Il se pourrait aussi que ce que l’on dit, de la position de Krouchtchev au sein du Présidium, ne soit sans fondement. Ses fanfaronnades lassent les étrangers et indisposent les Russes eux-mêmes. Il est un point où les contradictions de la politique soviétique apparaissent incompréhensibles et nuisibles à son efficacité. Telle la visite en grand apparat de Mikoyan à Bonn à l’occasion de l’accord russo-allemand qui contraste avec les accusations incessantes à l’adresse du chancelier Adenauer revanchard et boutefeu au service de Washington.

Il y aura enfin la visite de Nasser à Moscou, dont on attend les résultats avec une extrême curiosité. L’Egyptien, nous l’avons noté ici, a donné une série de coups de barre pour manifester son indépendance à l’égard des Russes et cherche évidemment à renouer avec l’Occident et même à retrouver les faveurs des Etats-Unis. L’indemnisation – au moins de principe – des actionnaires de Suez n’a pas été annoncée au Caire sans intention. Krouchtchev aura à jouer avec Nasser une partie serrée, qu’il serait passionnant de pouvoir suivre. Chacun a des atouts et des gages. On devinera peut-être comment ils s’en seront servis.

 

La Conférence d’Accra

Malheureusement, dans un autre domaine qui nous touche directement, les choses évoluent défavorablement. La Conférence d’Accra s’est terminée de façon pénible, et le Dr Nkrumah regrette peut-être aujourd’hui de l’avoir organisée. Alors qu’il entendait lui donner un caractère sérieux, affermir la collaboration des pays libres d’Afrique et donner aux Anglo-Saxons, à l’O.N.U. et même à la France, l’impression d’une attitude modérée et constructive, les passions n’ont pas tardé à dominer l’Assemblée. Les éléments nationalistes nord-Africains et les éléments révolutionnaires, plus ou moins prosoviétiques, du Togo et du Cameroun ont forcé l’audience du Congrès et lui ont donné une animation fanatique et malsaine.

Il est devenu évident que les politiciens réunis là manquaient d’expérience et de maturité, que le sens des réalités et de la mesure cédait aussitôt à la violence verbale. Les observateurs Occidentaux ont été indisposés par cette absence du sentiment des responsabilités qu’on attendait d’hommes au pouvoir. L’anarchie noire émergeait une fois de plus. Il n’en reste pas moins que la tempête déchainée par les nationalismes aveugles, loin d’apaiser, s’exaspère et qu’on ne voit aucun moyen d’y faire face ; la complaisance américaine, l’indifférence britannique, les excitations conjuguées du Caire, de Moscou et aussi de Rabat et de Tunis, tout concourt à une dangereuse subversion dont la Conférence d’Accra est le signal.

 

Désarmement et Conférence au Sommet

Quant aux perspectives de désarmement et aux chances de tenir et surtout de réussir une Conférence au Sommet, est-il besoin de dire que nous n’en voyons aucune. Il est certain que les Russes ont voulu combiner une manœuvre de propagande avec le désir d’arrêter au stade actuel qui leur est favorable, la course aux armements nucléaires. La réticence, mal dissimulée, des Occidentaux se comprend. Ils pensent que l’arrêt des expériences aujourd’hui consacrerait leur infériorité. Mais surtout, Anglais et Américains comptent sur les armes nucléaires tactiques produites en grand nombre et à un coût de plus en plus bas, et par surcroît « propres », (c’est-à-dire ne comportant qu’un faible risque de contamination) pour leur permettre de réduire leurs effectifs militaires et annuler en même temps la supériorité numérique des Russes. Les Anglo-Saxons poursuivent dans ce domaine leur rêve de toujours : supprimer la conscription qui répugne à leur tempérament, revenir à l’armée de métier composée de techniciens hautement qualifiés et en petit nombre, très mobiles et peu vulnérables. Ils pensent que l’âge nucléaire correspond à leurs vœux. Il n’est pas sûr qu’ils aient raison, mais on peut être assuré, par contre, que rien ne les détournera de perfectionner leurs engins, en dépit des propositions russes et des vagues pacifistes dans l’opinion. Cela d’ailleurs fait partie de ce qu’on appelle la marche de l’histoire que rien n’a jamais arrêté.

 

                                                                                            CRITON