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Le Courrier d’Aix – 1958-05-10 – La Vie Internationale.
Les Heures Critiques
Le veto russe à l’O.N.U. contre la proposition américaine d’inspection réciproque des bases de l’Arctique a eu dans l’opinion internationale plus de répercussions que nous ne pensions. L’intervention de M. Hammarskoeld en faveur du plan des Etats-Unis, les 10 voix contre un qui l’ont appuyé au Conseil de Sécurité ont clairement montré qu’on ne croyait pas à la sincérité des efforts soviétiques pour une détente. La Conférence au sommet devient plus que jamais problématique et ceux qui la réclamaient en Occident, à n’importe quelles conditions, baissent le ton.
Les Russes veulent-ils une « Rencontre au Sommet » ?
On pense même que les Soviets, dans l’état présent, ne sont plus pressés de rencontrer les gouvernants occidentaux. Ils comptent sur les conséquences de la récession américaine pour affaiblir l’Occident tout entier. Ils croient aussi qu’ils auront plus de chances d’imposer leurs vues quand les Travaillistes seront au pouvoir à Londres et les Démocrates à Washington. Et puis l’effet des deux Spoutniks s’est éteint et le troisième se fait singulièrement attendre.
Les Occidentaux de leur côté ont raidi leur attitude : Dulles a rejeté le plan Rapacki de zone démilitarisée en Europe centrale et MacMillan, malgré l’opposition, a suivi, sans doute pour soutenir le chancelier Adenauer. Certains ont critiqué cette sorte de veto. A notre avis, ils ont raison. Il n’était pas nécessaire de prendre par avance une attitude négative sur une question qui avait soulevé, un peu partout, de l’intérêt. On pouvait au contraire mettre à profit la discussion pour en faire ressortir les pièges et la discréditer aux yeux de tous ceux qui la prenaient au sérieux.
Nasser en U.R.S.S.
Le voyage de Nasser en U.R.S.S. se poursuit. Cependant, la visite aux provinces musulmanes a été abrégée. Un court séjour seulement à Tachkent, la seule ville dont le caractère musulman a été fort altéré par la colonisation russe ; ville moderne d’étude et d’industrie où l’élément autochtone est fondu dans une masse anonyme d’immigrants de toutes les régions de l’U.R.S.S. Le Président qui a accueilli Nasser est lui-même un Russe. Les escales à Boukhara et à Samarkand ont été « évitées ». Par contre, Nasser a eu tout loisir de visiter les installations pétrolières de Bakou, autre ville cosmopolite en terre musulmane. Les Russes ont tenu à lui montrer l’excellence de leur technique dans l’exploitation des pétroles et leur capacité de faire fonctionner les puits du Moyen-Orient, au cas où Nasser en ferait la conquête.
La question des pétroles semble avoir été la préoccupation essentielle des entretiens Russo-Egyptiens. Les Grandes Compagnies occidentales qui suivent le voyage de Nasser avec inquiétude ne se font pas d’illusion là-dessus. L’impérialisme arabe ne se sentira puissant que lorsqu’il pourra contrôler non plus seulement les chemins de transit du pétrole : Suez et les pipelines, mais les puits d’Arabie et d’Irak. L’aide technique de Moscou serait alors indispensable, mais de quel prix faudrait-il la payer ? Telle est la question que Nasser a cherché à élucider en U.R.S.S. Le reste et même la question d’Israël ne parait avoir figuré qu’au second plan.
Nasser et l’Annexion de la Syrie
D’intéressantes révélations viennent d’être faites du Caire par l’envoyé spécial du « Corriere della Sera » de Milan, Virgilio Lilli qui coïncident d’ailleurs avec les faits tels que nous les voyions ici. L’annexion brutale de la Syrie et la fondation de la République Arabe unie, loin d’être l’exécution d’un plan de la junte militaire égyptienne, aurait été imposée à Nasser par les circonstances et il ne s’y serait résolu qu’à contrecœur et non sans appréhensions. L’emprise russe sur la Syrie était fort avancée. Le général Bizri et El Azem contrôlaient le pays pour le compte des Soviets, et la satellisation de la Syrie ne pouvait plus être arrêtée que par un coup d’État. Les éléments nationalistes, Kouatli, Hourani et Sarraj firent appel à Nasser comme à la seule autorité capable de renverser le clan prosoviétique ; ce qui fut fait. C’est ainsi que le communiste Bizri fut éliminé, les Partis politiques dissous : l’unique député communiste de Damas s’enfuit en U.R.S.S.
Mais au lieu d’un lien fédéral entre la Syrie et l’Egypte analogue à celui qui a été établi avec le Yémen, c’est une fusion des deux Etats que Nasser dut imposer. Et cela n’ira pas sans difficultés. Il y a eu déjà la réplique de l’union Irako-Jordanienne. Et en Syrie même, l’absorption du pays par l’Egypte va soulever, outre des complications d’ordre économique, de nouvelles oppositions politiques dans un pays traditionnellement jaloux de son indépendance et déchiré par les factions. D’autant que l’Occident et surtout les Etats-Unis ont dans la place beaucoup d’intelligences, particulièrement dans la classe possédante, propriétaires, commerçants et banquiers encore puissants et dont les intérêts vont être menacés par la domination égyptienne.
Si les Russes n’ont pas réagi, c’est parce qu’ils comptent sur Nasser pour couper l’Occident des pétroles du Moyen-Orient. Nasser n’entend pas les leur livrer mais se servir de cette menace pour un chantage sur les Occidentaux. Sa tactique est habile et c’est pourquoi Krouchtchev lui a fait un si fastueux accueil. Mais il a affaire, à notre sens, à plus fort que lui, en politique s’entend.
Le Néo-Stalinisme
Le même Krouchtchev finit de chausser les bottes de Staline. Toutes les dictatures suivent la même pente comme les démocraties, mais à l’inverse. Chez les premières toutes les tentatives de libéralisme tournent mal et obligent à donner un tour de vis supplémentaire pour étouffer les dissidences. Chez les démocraties l’application de la manière forte se tourne en faiblesse et s’achève par de nouvelles concessions. Donc les Russes ont donné ordre en Europe de resserrer l’armature. Cela a commencé par la nouvelle brouille avec Tito qui a tenu tête.
En Pologne, Gomulka a dû faire machine arrière, comme on l’a vu, renier les promesses d’octobre 1956, et il entreprend maintenant une tournée chez les pays frères : Roumanie, Bulgarie, Hongrie sur ordre de Moscou pour refaire le bloc économique des Satellites.
En Tchécoslovaquie nouvelle épuration, vaste opération de police – les élections ne suffisent pas – pour faire établir par chaque citoyen sa fiche personnelle, un questionnaire de six pages qui sera contrôlé par le Parti.
En Allemagne orientale, épuration aussi dans les Universités et les usines. Nouvelles chicanes avec Berlin Ouest dont le ravitaillement est menacé par de lourds péages imposés sur les transports par les canaux qui traversent le territoire de la D.D.R.
En Hongrie, nouvelles directives de Mannich ( ?) qui a remplacé Kadar jugé trop mou et trop impopulaire à la fois. Enfin, pour couronner cette politique, on a fait donner Mao Tsé Toung qui a condamné à son tour Tito, le révisionnisme et le communisme national.
La Chine aussi, après la trêve (ou le piège) des « Cent fleurs » a repris la manière forte. Après un long silence, on verrait sans surprise, en Corée ou ailleurs, la Chine rouge faire parler d’elle.
Points d’Interrogation
Krouchtchev semble un peu grisé par ce qu’il croît être des chances exceptionnelles. En apparence, en effet, les vents lui sont favorables. En Moyen-Orient, en Afrique noire, en Afrique du Nord, les difficultés occidentales s’accroissent à un rythme impressionnant. La poussée des nationalismes approche du point de rupture. Les Anglais à Malte, à Chypre, au Yémen, s’enlisent dans des conflits irritants. Et surtout, il y a la dépression américaine qui s’étend peu à peu au reste du monde, la confusion politique en Europe occidentale, la baisse de popularité d’Eisenhower devant les élections de novembre. On peut s’attendre au pire. Mais le pire n’arrive pas toujours, et les situations les plus prometteuses se retournent parfois avec une célérité déconcertante. Nous en savons quelque chose depuis un an. On n’est assuré de rien, camarade Krouchtchev.
CRITON