Criton – 1958-05-03 – Les Grandes Manoeuvres

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Le Courrier d’Aix – 1958-05-03 – La Vie Internationale.

 

Les Grandes Manœuvres

 

Les grandes manœuvres diplomatiques ont commencé : Nasser est à Moscou ; l’Istiqlal marocain, le Néo-Destour tunisien et le F.L.N. délibèrent à Tanger ; bataille sur l’échiquier Est-Ouest en U.R.S.S. à Bonn et à l’O.N.U. ; suite de la Conférence d’Accra avec les élections togolaises : l’heure, on le reconnaîtra, était mal choisie pour un interrègne ministériel en France.

 

Les Rampes de Lancement de Fusées Soviétiques

Commençons par un curieux incident. Le Ministre norvégien de la Défense signalait ces jours-ci publiquement, que les Russes avaient installé en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Allemagne orientale des rampes de lancement de fusées atomiques téléguidées. Le Foreign-Office demandait alors à Oslo des précisions sur ces informations ; comme s’il ignorait l’affaire, et Moscou, bien entendu, démentait.

Or, nous reportant à notre article du 27 avril 1957, nous y disions ceci :

« Les Russes sont en train d’installer en Tchécoslovaquie quatre centres de rampes de lancement de fusées téléguidées. Sous prétexte de reconstituer les forêts, les populations de ces zones ont été évacuées, les régions suivantes sont placées sous contrôle militaire rigoureux : à l’Est de Karlsbad, en Bohême, au Sud-Ouest de Reichenberg, au Nord-Ouest d’Olmutz (Olomouc) et au Sud-Ouest de Bridweis. Mille kilomètres carrés et 140 agglomérations ont été ainsi rasés. 5.000 experts russes s’emploient à construire ces ouvrages », et nous ajoutions naïvement : « on ne l’ignore pas à l’O.T.A.N. ».

Il paraît que si. Cependant, ces informations tout à fait précises n’avaient rien de mystérieux. Nous les avions recueillies dans une revue autrichienne. Ajoutons que sur une carte récemment publiée de la Hongrie, deux zones d’une vingtaine de kilomètres carrés sont hachées de gris et portent la mention : zone militaire interdite, rampes de lancement de fusées. Ce document est entre toutes les mains. On se demande pourquoi les Occidentaux n’en ont pas fait état lors des discussions sur les rampes à installer dans les pays de l’O.T.A.N.

 

Les Élections au Togo

Nous disions la semaine passée que « tout concourt à une dangereuse subversion dont la Conférence d’Accra est le signal ». Les événements n’ont, hélas, pas tardé à le confirmer. Les élections au Togo, sous contrôle international, ont vu le triomphe des nationalistes, auquel Paris ne s’attendait pas. Le vainqueur est Sylvanus Olympio, un Togolais éduqué à Oxford, tout acquis, dit-on, aux vues du Dr. Nkrumah du Ghana. On s’attend à ce que le territoire soit, à plus ou moins brève échéance, rattaché à ce pays qui a déjà annexé la portion anglaise du territoire ; autrement dit, l’ensemble passerait au Commonwealth. Ce qui explique assez que la propagande hostile à l’Administration française au Togo ait été organisée dans les territoires voisins sous contrôle britannique, le Nigéria.

Ajoutons que le Togo renferme à Akoumayé un très riche gisement de phosphates dont l’exploitation a été entreprise par la Compagnie française du Bénin, constituée en 1954 par les Compagnies des Phosphates de Gafsa, de Constantine et la Société Pierrefitte, qui éprouvent quelques craintes pour leurs gisements tunisiens. La production prévue dès la fin de 1959 devait atteindre 500.000 tonnes par an : Les Anglais manquent justement de phosphates pour leur agriculture, simple rapprochement, sans doute. En tout cas, la Conférence d’Accra avait bien choisi son heure ; la crise ministérielle française a fait le reste.

 

Nasser à Moscou

Avant de partir pour Moscou, Nasser, nous l’avons vu, avait décidé de se couvrir du côté de l’Occident pour se présenter aux Russes en position plus forte. Les Américains très inquiets se sont empressés de l’y aider. Ils ont fait pression sur la Compagnie du Canal de Suez pour qu’elle accepte le compromis d’indemnisation proposé par l’Egypte, ce qui est fait, et les avoirs du Caire aux Etats-Unis seront aussitôt débloqués.

Les Anglais, de leur côté, sont pressés d’accélérer la conclusion d’un accord financier sur les stocks entreposés par eux le long du Canal et dont Nasser s’est saisi. Londres semble disposé à s’entendre avec lui à ce sujet. Il pourra donc inviter les Soviets à se montrer généreux. Ceux-ci font bien les choses et jamais un chef d’Etat étranger n’avait été accueilli à Moscou avec une telle pompe. On parlera sans doute du sort d’Israël. Il y a longtemps déjà que l’Egyptien cherche à obtenir l’accord de Moscou pour une action à l’O.N.U. ayant pour objet de ramener Israël à ses frontières de 1948, ce qui serait pour le jeune Etat un coup mortel.

Nous avions exprimé à cet égard notre scepticisme, bien qu’alors l’affaire parut décidée, l’Angleterre n’y faisant pas obstacle. Les Soviets sont-ils déterminés à s’associer à une action hostile à Tel-Aviv ? Interrogé là-dessus par des journalistes, Krouchtchev s’est défendu d’être antisémite. « La moitié des femmes des membres du Présidium sont Juives », ajoute-t-il en guise de boutade, ce qui est d’ailleurs exact. Et Nasse, lui-même, a-t-il intérêt à se débarrasser maintenant d’un ennemi si précieux pour maintenir la cohésion arabe ? Les Russes de leur côté perdraient là une carte d’importance à jouer entre les Arabes et les Etats-Unis. Et puis Israël n’est pas sans défense. Il l’a prouvé.

 

Nasser au Turkestan Russe

Ce qu’il y a de plus curieux dans l’accueil de Nasser à Moscou, c’est que le Kremlin avait mobilisé pour la réception quelques Muftis des provinces Musulmanes de l’U.R.S.S. – authentiques ou postiches, on ne sait trop. Nasser lui-même qui ne comprend pas leur langue, ne peut s’y reconnaître. Il n’empêche qu’il va au cours de son séjour en Soviétie parcourir les pays musulmans soumis à Moscou et y prononcer des discours.

On sait que jusqu’ici la propagande radiophonique du Caire avait été brouillée. Les gens de Samarkand et de Boukhara vont-ils acclamer le héros du panarabisme ? La chose vaut d’être entendue. En quelle langue ces discours seront-ils prononcés pour être compris là-bas ? Que dira-t-on ?

 

Succès des Etats-Unis à l’O.N.U.

Rendons grâce aux Américains et à M. Dulles. Ils ont remporté à l’O.N.U. un succès diplomatique. Les Russes avaient fait un pas de clerc en convoquant le Conseil de Sécurité pour se plaindre des vols de bombardiers américains au-dessus de l’Arctique. Les Etats-Unis ont riposté en convoquant le même Conseil pour offrir aux Russes, afin d’apaiser leurs angoisses, une inspection réciproque et contrôlée de toutes les régions situées au-delà du Cercle polaire. Les Soviets se trouvaient pris à leur propre jeu et pour s’en tirer, ils n’ont pu que se récuser et demander le renvoi de la question à la Conférence au Sommet. M. H., lui-même, a pris parti pour les Etats-Unis.

Ce petit succès américain n’a pas grande portée. Ces démarches diplomatiques ne trompent personne, mais elles montrent mieux que tout autre, la hâte et la confusion de la politique russe depuis l’avènement de Krouchtchev au pouvoir suprême. Gromyko lui-même en paraît gêné. Son ancien patron Molotov n’aurait pas commis ce genre de bévues. Par ailleurs, la visite de Mikoyan à Bonn n’a pas été davantage un succès. Il n’a fait à Adenauer que des propositions sans portée, et l’opposition social-démocrate qui comptait sur ces entretiens Russo-Allemands pour atteindre la politique du Chancelier n’a pas caché sa déception. Il n’y aura pas de referendum en Allemagne Fédérale sur la « mort atomique ». Le réarmement suivra son cours.

 

                                                                                            CRITON