Criton – 1958-04-26 – Retombées

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Le Courrier d’Aix – 1958-04-26 – La Vie Internationale.

 

Retombées

 

Ce début de printemps pourrait marquer le commencement d’une nouvelle phase de la politique internationale. Depuis juin, en effet, deux éléments dominaient : la montée du prestige soviétique caractérisée par le lancement successif de l’engin balistique intercontinental et des deux spoutniks, et la dépression économique aux Etats-Unis. Les perspectives optimistes, avant l’été dernier en avaient été complètement inversées. Or, on peut constater, à certains signes, que l’effet des succès soviétiques s’est considérablement atténué ; quant à la crise américaine, il semble que le point le plus bas vient d’être atteint et qu’une lente reprise est possible, bien que sur cette question les avis soient encore partagés.

 

Le Congrès de Lubliana

Pour ce qui est des Russes, c’est toujours Tito qui nous sert de baromètre. Depuis des mois il se taisait, et quand il renonça à l’aide militaire américaine, on avait l’impression que, frappé par la puissance soviétique, il s’était résigné à aligner sa politique sur celle de Moscou – sinon dans l’ordre idéologique (où les divergences subsistaient puisque la délégation yougoslave n’avait pas signé le manifeste des Partis communistes réunis à Moscou en Octobre) – du moins dans l’ordre diplomatique où il appuyait la Russie devant les instances internationales. Or, à l’occasion du Congrès des Communistes russes réunis ces jours-ci à Lubliana, Tito a fait un vigoureux discours où il souligne les divergences idéologiques, et revient en politique étrangère à son neutralisme actif. La querelle est sérieuse puisque les partis inféodés à Moscou se sont abstenus de participer aux fêtes de Lubliana. Bien entendu, Tito est trop habile pour ne pas se ménager les moyens d’un revirement si les circonstances changeaient encore. Il affirme, entre autres, que ses relations avec les Soviets se sont améliorées, et il donne aux Occidentaux l’habituel coup de patte ; mais il se sent assez fort pour reprendre son jeu qui consiste à s’attirer les sympathies des éléments d’opposition au stalinisme qui pourraient redevenir actifs dans les démocraties populaires, et particulièrement en Pologne.

 

Confusion de la Politique Russe

Par ailleurs, la diplomatie russe a perdu des points. L’annonce spectaculaire de l’arrêt des expériences nucléaires n’a pas eu l’effet escompté. Elle faisait suite à une série d’explosions dont, on dit sans preuve formelle d’ailleurs, que l’une d’elle fut catastrophique. En tous cas, la contamination des espaces européens s’est sérieusement accrue, ce qui fait plus d’impression sur l’opinion que les discours de Krouchtchev. Le voyage de celui-ci en Hongrie a été un échec ; la visite de Vorochilov en Pologne n’a guère été mieux accueillie. Enfin, les chicanes de Gromyko avec les ambassadeurs alliés et la plainte de l’U.R.S.S. au Conseil de Sécurité sur les vols de bombardiers américains porteurs de bombes H dans l’Arctique, font douter de la sincérité de ses efforts pour une rencontre au sommet. Seule la Suède neutre et proche des régions polaires, a soutenu Skobelev à New-York. Celui-ci a retiré sa plainte devant l’hostilité quasi générale.

Il se pourrait aussi que ce que l’on dit, de la position de Krouchtchev au sein du Présidium, ne soit sans fondement. Ses fanfaronnades lassent les étrangers et indisposent les Russes eux-mêmes. Il est un point où les contradictions de la politique soviétique apparaissent incompréhensibles et nuisibles à son efficacité. Telle la visite en grand apparat de Mikoyan à Bonn à l’occasion de l’accord russo-allemand qui contraste avec les accusations incessantes à l’adresse du chancelier Adenauer revanchard et boutefeu au service de Washington.

Il y aura enfin la visite de Nasser à Moscou, dont on attend les résultats avec une extrême curiosité. L’Egyptien, nous l’avons noté ici, a donné une série de coups de barre pour manifester son indépendance à l’égard des Russes et cherche évidemment à renouer avec l’Occident et même à retrouver les faveurs des Etats-Unis. L’indemnisation – au moins de principe – des actionnaires de Suez n’a pas été annoncée au Caire sans intention. Krouchtchev aura à jouer avec Nasser une partie serrée, qu’il serait passionnant de pouvoir suivre. Chacun a des atouts et des gages. On devinera peut-être comment ils s’en seront servis.

 

La Conférence d’Accra

Malheureusement, dans un autre domaine qui nous touche directement, les choses évoluent défavorablement. La Conférence d’Accra s’est terminée de façon pénible, et le Dr Nkrumah regrette peut-être aujourd’hui de l’avoir organisée. Alors qu’il entendait lui donner un caractère sérieux, affermir la collaboration des pays libres d’Afrique et donner aux Anglo-Saxons, à l’O.N.U. et même à la France, l’impression d’une attitude modérée et constructive, les passions n’ont pas tardé à dominer l’Assemblée. Les éléments nationalistes nord-Africains et les éléments révolutionnaires, plus ou moins prosoviétiques, du Togo et du Cameroun ont forcé l’audience du Congrès et lui ont donné une animation fanatique et malsaine.

Il est devenu évident que les politiciens réunis là manquaient d’expérience et de maturité, que le sens des réalités et de la mesure cédait aussitôt à la violence verbale. Les observateurs Occidentaux ont été indisposés par cette absence du sentiment des responsabilités qu’on attendait d’hommes au pouvoir. L’anarchie noire émergeait une fois de plus. Il n’en reste pas moins que la tempête déchainée par les nationalismes aveugles, loin d’apaiser, s’exaspère et qu’on ne voit aucun moyen d’y faire face ; la complaisance américaine, l’indifférence britannique, les excitations conjuguées du Caire, de Moscou et aussi de Rabat et de Tunis, tout concourt à une dangereuse subversion dont la Conférence d’Accra est le signal.

 

Désarmement et Conférence au Sommet

Quant aux perspectives de désarmement et aux chances de tenir et surtout de réussir une Conférence au Sommet, est-il besoin de dire que nous n’en voyons aucune. Il est certain que les Russes ont voulu combiner une manœuvre de propagande avec le désir d’arrêter au stade actuel qui leur est favorable, la course aux armements nucléaires. La réticence, mal dissimulée, des Occidentaux se comprend. Ils pensent que l’arrêt des expériences aujourd’hui consacrerait leur infériorité. Mais surtout, Anglais et Américains comptent sur les armes nucléaires tactiques produites en grand nombre et à un coût de plus en plus bas, et par surcroît « propres », (c’est-à-dire ne comportant qu’un faible risque de contamination) pour leur permettre de réduire leurs effectifs militaires et annuler en même temps la supériorité numérique des Russes. Les Anglo-Saxons poursuivent dans ce domaine leur rêve de toujours : supprimer la conscription qui répugne à leur tempérament, revenir à l’armée de métier composée de techniciens hautement qualifiés et en petit nombre, très mobiles et peu vulnérables. Ils pensent que l’âge nucléaire correspond à leurs vœux. Il n’est pas sûr qu’ils aient raison, mais on peut être assuré, par contre, que rien ne les détournera de perfectionner leurs engins, en dépit des propositions russes et des vagues pacifistes dans l’opinion. Cela d’ailleurs fait partie de ce qu’on appelle la marche de l’histoire que rien n’a jamais arrêté.

 

                                                                                            CRITON