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Le Courrier d’Aix – 1958-04-19 – La Vie Internationale.
Questions Africaines
Les nouvelles agréables ne sont pas encore pour aujourd’hui. La crise politique française qui n’était pas prévue à l’extérieur, ajoute au désarroi persistant des Gouvernements occidentaux.
La Xénophobie en France
Les difficultés de la France en Afrique du Nord ne sont pas aussi mal comprises à l’étranger qu’on veut bien le croire. Personne en Occident parmi les responsables, ne souhaite qu’elles demeurent insolubles. L’humiliation de la France serait aussi péniblement ressentie que la défaite de 1940. Ce qui irrite l’opinion, c’est la vague de xénophobie qui s’élève en France dès qu’une tentative est faite de trouver un moyen de conciliation dans les antagonismes nord-Africains et en particulier l’accusation lancée ici par des hommes, pourtant avertis et qui ne sont pas inspirés par Moscou, que les étrangers, et en particulier les Anglo-Saxons, veulent se substituer à nous en Afrique du Nord. Cette calomnie est ressentie comme une injure et aussi une absurdité.
Nous avons montré ici qu’Anglais et Américains sont, quoique de façon différente, aussi menacés en Lybie que nous en Tunisie. On parle, comme toujours pétrole. Or, si nous ne pouvons exploiter le pétrole saharien, les Compagnies étrangères n’y réussiraient pas davantage. Les difficultés qu’elles rencontrent au Moyen-Orient, où elles sont pourtant fortement installées, seraient multipliées si elles essayaient de s’implanter dans un Sahara arabe. Au contraire, l’exploitation par la France ne se fait et ne pourra se faire, quand le stade de la commercialisation sera atteint, qu’avec le concours des sociétés étrangères qui y trouveront profit sans encourir de risques propres. Si la politique de l’Angleterre et des Etats-Unis diffère fondamentalement de la nôtre à l’égard des nationalistes de couleur et les oblige à les ménager officiellement, les gouvernants seraient aussi heureux que nous qu’ils entendent raison, en liant leur sort au Monde Atlantique. Il y a ignorance ou mauvaise foi à nier ces évidences. Il conviendrait de laisser ce travail aux agents soviétiques.
La Conférence Africaine d’Accra
Le Dr NKrumah, premier ministre du nouvel Etat de Ghana, a réuni dans sa capitale Accra, les représentants des pays libres d’Afrique. Il ne s’agit pas du tout d’une nouvelle Conférence de Bandung. Sans doute, le colonialisme y sera condamné, mais dans un autre esprit. On a remarqué que ni Nasser ni Bourguiba ne sont venus. Les dirigeants du F.L.N. n’ont pas été admis comme observateurs. NKrumah a des ambitions et des intérêts opposés aussi bien à ceux de Nasser que des dirigeants Nord-Africains. Il se veut le Nehru de l’Afrique ; son neutralisme est nuancé et au fond pro-occidental. Il veut conserver le contact avec ses voisins immédiats, la Côte d’Ivoire en particulier.
Dans l’ordre économique, il a établi de prime abord des relations étroites avec Israël, ce qui n’est pas pour plaire à Nasser. Des ingénieurs israéliens s’emploient à la mise en valeur du pays. Derrière eux, Nkrumah attire les capitaux américains qui soutiennent Israël. Son autre voisin « libre », le Libéria, avec lequel ses relations sont cordiales, est lui-même contrôlé par les Etats-Unis. NKrumah n’est pas étranger au mouvement d’opposition qui se dessine en Afrique noire contre l’Afrique arabe. Parmi les invités d’Accra, l’Éthiopie, le Soudan cherchent à se défendre de l’impérialisme de Nasser.
De même, les nationalistes de l’Afrique occidentale française, n’ignorent pas les ambitions de l’impérialisme maghrébin qui entend porter sa frontière au Sénégal et au besoin au-delà, avec l’appui des populations musulmanes noires. Ce qui explique la réserve manifestée par NKrumah à l’égard de la France. Là aussi, le départ de notre pays d’Afrique du Nord ne serait pas sans comporter des dangers. Les problèmes africains sont très complexes, très mouvants aussi. Il est affligeant de les voir traiter d’une façon simpliste avec une passion aveugle qui nuit si gravement à notre prestige international.
L’Apartheid en Afrique du Sud
Les élections vont se dérouler en Afrique du Sud. Le Parti nationaliste des Africaneers l’emportera sans aucun doute. Encore un état dont les problèmes sont jugés avec légèreté et ignorance. C’est le pays de l’ « Apartheid », c’est-à-dire de la discrimination raciale absolue.
Que n’a-t-on pas écrit contre cette politique sévère, parfois cruelle, sans voir à quelles nécessités pénibles, mais impérieuses elle répond : trois millions et demi de blancs, neuf millions de noirs ou de métis, sans compter les Hindous. Une collectivité multicolore condamnée à la vie commune. La situation n’est pas sans analogie avec celle de l’Algérie. Les Noirs croissent plus vite que les Blancs grâce à l’assistance sanitaire et économique qu’ils reçoivent ; la minorité blanche dont la proportion va aller se réduisant, se trouve devant une situation explosive. Elle l’est déjà à tel point que Noirs et Blancs en mesurent les risques catastrophiques, et chose curieuse, la propagande nationaliste du « Congrès Africain » rencontre dans l’élément indigène même des résistances. Une grève générale décrétée hier à la veille des élections, n’a été suivie qu’à 10% par les travailleurs noirs et l’ordre a dû être rapporté au bout de 12 heures.
Et cependant, la rémunération de ces travailleurs, bien que très améliorée par la prospérité générale du pays est à peine le tiers de celle des Blancs. Ils n’ont aucun droit politique ce qui n’empêche pas un afflux constant de main-d’œuvre des territoires voisins. Ce pays où l’indigène n’est pas citoyen, l’attire et il y demeure. La ségrégation y est pourtant absolue et de plus en plus strictement appliquée. En même temps, le Gouvernement Sud-africain multiplie, à l’égard des Noirs, les mesures d’hygiène et d’habitat auxquelles il consacre une part considérable de son budget. Quand on lui reproche sa politique, il répond « nous préférons cela à Little Rock ». Ce qui n’empêche pas les choses d’aller parfois jusqu’à l’émeute et à la répression. Dans l’ensemble toutefois, la paix sociale y est au moins aussi assurée qu’en n’importe quel pays civilisé et depuis des années aucune grève étendue n’a éclaté.
Qu’on ne croie pas que nous faisons ici l’apologie de la ségrégation raciale ; nous rapportons les faits, rien de plus. Ils disent qu’il y a des situations inextricables qui peuvent être maintenues, tant bien que mal, par des méthodes différentes, et que si elles sont toutes déplorables, elles ne peuvent être condamnées sans réflexion.
En Pologne
Deux faits à signaler de l’autre côté du rideau de fer. En Pologne, Gomulka a donné le coup de grâce aux conquêtes d’octobre 1956 qu’il avait appuyées et par lesquelles il s’était rendu populaire et avait pu se maintenir, malgré l’hostilité russe. Elles concernent les Conseils d’ouvriers dans les usines et le droit de grève. Désormais, le régime reviendra au modèle soviétique ; les Conseils d’ouvriers, sans être théoriquement dissous, seront soumis au parti et la grève considérée comme un attentat à la légalité socialiste. Cette grave décision fait suite au voyage de Krouchtchev en Hongrie ; l’accueil a été plutôt froid. Il avait dit aux ouvriers de Dunapentele, alias Stalinvaroe, qu’en cas de révolte l’Armée rouge n’irait plus au secours des travailleurs. Ceux-ci ont pris la plaisanterie comme une injure et Krouchtchev, qui feignait d’être aimable, a déclaré ensuite que les divisions soviétiques étaient toujours prêtes à écraser la « contre révolution ». On s’en doutait. Toujours à propos de Krouchtchev, les spécialistes persistent à croire que l’opposition en U.R.S.S. le guette, et que son pouvoir demeure fragile. Nous leur laissons désormais la responsabilité de leurs présages.
CRITON