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Le Courrier d’Aix – 1958-04-12 – La Vie Internationale.
Désintégration
La désintégration du Monde occidental se poursuit. Les gouvernants n’ont plus aucun prestige, on n’en attend plus rien. Comme on n’attend guère plus de ceux qui pourraient les remplacer. Les mouvements de nervosité de l’opinion s’apaisent ; on se résigne comme aux caprices des saisons. Cependant, des considérations électorales vont se succéder : hier au Canada, demain en Italie, en novembre aux Etats-Unis et sur le plan local en France ce printemps. En Angleterre, le renforcement de la Livre évitera peut-être à MacMillan d’affronter un scrutin fatal, bien que l’amélioration de la balance des comptes soit imputable à des causes naturelles – baisse des matières premières, « terms of trade » plus favorables – plutôt qu’aux mesures financières gouvernementales. On s’attend partout à voir l’électeur se prononcer contre l’inertie présente.
Les Élections Canadiennes
Au Canada, le Gouvernement conservateur de Diefenbaker a triomphé au-delà de toute attente. En fait, ce scrutin confirme celui de l’an passé qui avait renversé le Cabinet libéral au pouvoir depuis l’avant-guerre. Cette fois-ci, les Libéraux ont été pulvérisés. La décision du peuple canadien a un sens nationaliste : se libérer dans toute la mesure possible de la dépendance des Etats-Unis, se dégager de trop d’obligations dangereuses dans le domaine international, surtout militaire, resserrer par contre les liens avec le Commonwealth en orientant le commerce vers la zone Sterling. Cependant, depuis un an au pouvoir, les Conservateurs n’avaient pas été favorisés. Le chômage atteint au Canada 10% de la main-d’œuvre. On ne pouvait en rendre les Libéraux responsables. On s’en prit aux Etats-Unis qui sont à l’origine de la crise et à ceux qui ont mis le Canada sous leur coupe. D’ailleurs, depuis que l’Administration Eisenhower a réduit les importations de pétrole canadien et interdit à la Ford Canadienne d’expédier des véhicules à Pékin, l’opinion canadienne est très anti-yankee. Tendance qui remonte à quelques années déjà et qui s’accentue progressivement – comme ailleurs.
L’Enjeu de la Crise aux Etats-Unis
Il en sera partout de même. Chacun sent bien que si les Etats-Unis ne surmontent pas avant l’hiver la dépression qui commence à atteindre le Monde libre pays par pays, la structure économique de l’Occident ne survivra pas à l’épreuve. Le temps presse. Comme il faut, en tout état de cause, trois bons mois pour qu’un redressement amorcé soit perceptible, les mesures susceptibles de le provoquer ne peuvent attendre plus de quelques semaines. Ces mesures existent, mais elles valent moins par leur action technique, toujours aléatoire, que par le choc psychologique qui les accompagne. Un Eisenhower est-il encore capable de provoquer ce choc ? Tout est là.
La Suspension des Essais Nucléaires en U.R.S.S.
Comme nous l’avions dit ici, par anticipation, les Soviets ont, avec l’annonce de la suspension des essais nucléaires en U.R.S.S. marqué un point de propagande. Astuce, cousue de fil blanc, comme nous l’avons expliqué ; succès quand même auprès des masses auxquelles les combinaisons politiques échappent. Krouchtchev s’efforce de marteler l’opinion, sans désemparer, comme on le fait en Soviétie depuis quarante ans. Cette méthode n’est pas bonne pour l’Occident, mais en l’absence de toute réaction de ce côté, les arguments les plus grossiers sont quand même écoutés.
Krouchtchev Dictateur
Pour en rester à Krouchtchev qui vient d’enterrer la direction collective et ceindre la couronne des tsars rouges, son pouvoir n’est cependant pas égal à celui de Staline. Les temps ont changé. Krouchtchev se borne à mettre à l’ombre les adversaires que Staline faisait exécuter. La police secrète n’a plus de pouvoirs discrétionnaires. Elle obéit au Parti, et le Parti où les rivalités sont plus aigües que jamais n’admet plus comme sanction que la voie de garage. Elle est assez encombrée d’ailleurs. Au sein du Parti, il s’est établi une sorte de règle démocratique. Il y a une droite, un centre et une gauche ; les réactionnaires staliniens du type Suslov, les opportunistes comme Mikoïan, le dernier survivant de l’ère stalinienne depuis la chute de Boulganine, enfin les progressistes représentés par Koslov qui a l’appui des technocrates. Krouchtchev, manœuvre entre eux. Il est en ce moment aux prises avec les tendances régionalistes. Il cherche la popularité que méprisait Staline. On a de plus en plus l’impression, depuis les événements de Hongrie, qu’il y a une opinion en U.R.S.S. ; bien faible est son pouvoir, mais il grandit et le maître du jour ne peut la heurter de front. Elle n’est plus aussi docile.
Les Récentes Élections en U.R.S.S.
Il y a même eu, paraît-il, en U.R.S.S., quelques murmures au moment de récentes « élections » qui se sont, comme de rigueur, déroulées dans l’enthousiasme. Ce qu’on appelle élection en U.R.S.S. et chez les satellites, est en effet une opération de police. Très peu de citoyens échappent au recensement dont elles sont l’occasion – 3 ou 4 pour mille à peine – ce qui permet d’avoir sur chacun tous les renseignements désirables, occupation, domicile, etc… Tous ceux qui ne sont pas en situation régulière, qui ont changé de résidence ou quitté leur emploi sans autorisation, ceux qui ont opté pour une activité libre comme le marché noir ou la distillation clandestine s’exposent, soit à être repérés, soit à être classés comme abstentionnistes sans excuse. Ce qui leur promet, en cas de découverte, une villégiature en Sibérie.
Élections et Démocratie
Faisons à ce propos une remarque amusante, mais qui est en même temps matière à réflexion. Il y a d’autant plus d’abstentionnistes aux élections que le pays est plus démocratique, le record appartient au Canton de Genève, où ils dépassent 50 pour cent en temps normal. En Angleterre et aux Etats-Unis, la proportion, quoique moindre, est toujours considérable ; nettement moins en France et en Italie, aux grandes consultations. Par contre, Nasser avec 99,95% vient de battre dans sa République arabe le record habituel des pays communistes qui se contentent de 99,70 ou 80 pour cent.
On peut se demander si dans les deux cas, et pour des raisons différentes, le système électoral n’est pas une duperie que beaucoup sentent, et si la véritable démocratie ne devrait pas s’orienter vers d’autres formes de consultations plus sincères et plus efficaces. Avis aux sociologues de la nouvelle génération.
CRITON