original-criton-1958-03-29 pdf
Le Courrier d’Aix – 1958-03-29 – La Vie Internationale.
Ralentissement
Peu d’événements spectaculaires ; nous n’étions plus habitués à voir les grands problèmes de l’heure évoluer aussi lentement.
En Arabie Saoudite
Un fait cependant a constitué une surprise. En Arabie Saoudite, le roi Ibn Saoud vient de remettre tous ses pouvoirs à son frère, le Prince Fayçal, héritier du trône avec lequel il était récemment en conflit. Les avis sont partagés sur l’importance de cette décision. Comme toujours en Moyen-Orient, les jugements sont sujets à révision. L’affaire est d’importance car c’est tout l’équilibre du Monde arabe qui est en jeu et avec lui, les intérêts stratégiques et pétroliers de l’Occident et particulièrement des Etats-Unis.
Ce qui est hors de doute, c’est que l’autorité du roi Saoud d’Arabie était sérieusement menacée. A la suite du complot que Nasser l’avait accusé de fomenter contre lui, la presse du Caire s’était déchaînée contre le Souverain. Une opposition s’était formée ; des troubles auraient éclaté ; des arrestations et des exécutions ont eu lieu à Ryad. Monarque absolu, menant une vie fastueuse avec les redevances reçues de la Compagnie pétrolière américaine Aramco, il n’en avait pas moins mis le Trésor public en difficulté par ses dépenses. Mais il avait l’appui des Etats-Unis où il avait été reçu récemment avec des honneurs exceptionnels. Son frère, au contraire, était en contact avec Le Caire et passait pour favorable à Nasser et même à une association de l’Arabie Saoudite avec la nouvelle République arabe. La politique saoudite va-t-elle changer de cours ? On le croit à Londres. Aux Etats-Unis, officiellement du moins, on ne se montre pas inquiet.
L’Évolution de la Politique de Nasser
Cet évènement n’est pas sans rapport avec l’évolution de la politique de Nasser dont nous parlions récemment et qui vient d’être confirmée par deux mesures successives du Dictateur égyptien. Ce fut d’abord l’élimination, en Syrie, d’El Azem, puis du général Bizzi ( ?), l’un et l’autre de tendance pro-communiste, favorables en tous cas, à l’infiltration russe à Damas. Nasser s’emploie à circonscrire l’influence soviétique et à renouer avec les Occidentaux, surtout avec les Etats-Unis. En ramenant sa nouvelle république à un strict neutralisme, il cherche du côté de Washington des appuis financiers dont l’urgence se manifeste. Il sait aussi que son impérialisme pan-arabe ne peut se réaliser que s’il donne aux Américains des gages suffisants ; l’arrivée ou plutôt le retour au pouvoir du prince Fayçal en Arabie est un gros succès pour Nasser. Mais ce sont, l’un et l’autre, des politiciens fort adroits. Il n’est pas probable, à notre avis, qu’ils entendent s’accorder contre les intérêts américains, l’Arabie y perdrait les somptueuses redevances du pétrole, et Nasser ses chances de rétablir la situation financière de l’Egypte. Ce qui est plus probable, c’est que les deux hommes vont chercher à réduire l’influence de la nouvelle association Irak-Jordanie, chacun d’eux s’efforçant d’utiliser l’unité arabe à son profit. Ce que l’on peut dire pour le moment est que le cours des choses ne concorde pas avec les plans de Moscou.
La Guerre d’Indonésie
La guerre civile en Indonésie continue, mais ne paraît pas tourner en faveur des insurgés de Sumatra. Les Occidentaux ne les appuient pas ouvertement et ils sont, par eux-mêmes., trop faibles pour résister aux Javanais. La nouvelle guerre d’Espagne n’aura sans doute pas lieu, les deux Blocs n’ayant pas pour le moment envie de s’affronter dans cette partie du monde. Tout se passe comme si par un accord tacite, Russes et Occidentaux laissaient l’affaire suivre son cours, chacun croyant, sans doute que le temps travaille à son profit.
La Conférence au Sommet
Krouchtchev est toujours très occupé d’obtenir la réunion de la Conférence au Sommet. Il sait qu’il a peu de chances d’y arriver par des négociations directes avec les Etats-Unis. Il veut forcer la main aux Gouvernements occidentaux en suscitant des mouvements d’opinion irrésistibles.
Les Soviets viennent de procéder successivement en un mois, à neuf explosions atomiques de grande puissance en Sibérie, voulant par-là achever une série d’essais et frapper l’imagination des mases de la peur des radiations. On dit, et cela est probable, qu’après cela, ils vont proposer l’arrêt des expériences et même la fin des fabrications pour les besoins militaires afin d’obliger les Occidentaux à agir de même. Ils se donneraient ainsi le beau rôle et mettraient leurs adversaires dans une situation difficile devant l’opinion. De leur côté, ils ne risqueraient rien, puisqu’ils conserveraient les engins qu’ils viennent de mettre au point avant que les autres en aient pu faire autant. A la supériorité dans l’ordre des engins nucléaires, s’ajouterait leur suprématie, bien plus sûre, dans celui des armes classiques, grâce au nombre de leurs divisions. Ils pourraient ainsi poser le problème du désarmement avec le maximum d’avantages.
L’Opposition en Allemagne Fédérale
Tandis que l’opinion britannique se calmait un peu, c’est en Allemagne occidentale que l’opposition s’est déchaînée contre l’équipement de la Bundeswehr en armes atomiques. Le Chancelier Adenauer a tenu tête à l’orage dans le grand débat qui vient d’avoir lieu au Bundestag et il l’a emporté, parce que sa fidèle majorité l’a suivi. Mais l’agitation a gagné la rue. Les savants d’un côté, les partis socialistes et libéraux et les syndicats de l’autre, mènent campagne contre la mort atomique, à laquelle comme le dit Moscou, l’Allemagne fédérale est promise, si elle accepte sur son sol les engins dévastateurs. Comme cette mesure dans l’esprit public serait au surplus un obstacle définitif à la réunification de l’Allemagne, on voit à quel risque le vieux Chancelier s’expose. On parle d’organiser un référendum contre sa politique obstinément fixée à l’Alliance Atlantique.
L’affaire est sérieuse. Elle est la conséquence directe du renversement de l’équilibre de puissance consacré par l’apparition des Spoutniks et de la fusée intercontinentale soviétique. La peur atomique a gagné toute l’Europe depuis que la confiance dans la supériorité américaine a été ébranlée. Conséquence aussi de l’accroissement de bien-être qui favorise les pays d’Europe occidentale. On veut jouir en paix, coûte que coûte de cette prospérité et l’on n’admet plus de vivre dangereusement, ce qui est pourtant le propre de la condition humaine. C’est en particulier le cas des Anglais et des Allemands qui ont de la guerre passée les plus cruels souvenirs. Les savants ont de plus frappé les imaginations par le danger des expériences atomiques, bien que la question soit encore controversée. Mais si les Russes proposent de les suspendre, il est certain qu’un fort mouvement d’opinion les appuiera. Ils y comptent bien.
Le Livre de Tibor Mende
Signalons, s’il en est besoin, à ceux qui s’intéressent aux grands problèmes du monde actuel, le récent ouvrage de Tibor Mende, « Entre la peur et l’espoir ». Ce livre est très lu et commenté, avec raison, et si nous en parlons ici, c’est d’abord pour en marquer les mérites, et aussi, avouons-le, pour faire quelques réserves sur les conclusions de l’auteur.
Disons d’abord que les grandes fresques historiques comportent une part d’arbitraire lorsqu’elles concernent le passé, que ce soient celles de Toynbee ou de Churchill, et bien plus encore lorsqu’elles cherchent à scruter l’avenir. Non pas que tout soit imprévisible, mais notre regard sur le futur est à la fois limité dans le temps et ne porte que sur quelques données très intéressantes et même solides, mais partielles et dont la détection est délicate. Nous l’avons pu voir ici.
D’autre part, l’historien, surtout celui du présent, doit être en défiance constante de sa propre imagination maîtresse d’erreurs, comme on sait. Il faut de l’imagination pour comprendre et s’en défendre à chaque instant pour éviter de substituer aux faits ses propres idées. Tibor Mende qui a bien saisi ce qu’il appelle le « Grand Dessein » soviétique pense, comme beaucoup d’Occidentaux, qu’on pourra contrarier sa réalisation pour des négociations prolongées et patientes. Nous ne le pensons pas. Il faut renoncer à cette illusion. Si ce grand dessein échoue, c’est que les conditions de sa réalisation seront brisées par les événements, jamais par des négociations, qui dans l’état présent n’aboutiront qu’à des déceptions. D’autre part, l’auteur, grand voyageur, a formé son jugement d’après l’Asie qu’il connait bien, ce qui l’a amené à porter sur le colonialisme, et particulièrement le français, une appréciation injuste, partagée, hélas, par la quasi-unanimité des intellectuels de ce temps.
Nous le disons, sans aucun chauvinisme, l’œuvre coloniale de la France est une grande chose et elle aurait ouvert à l’humanité sous-développée d’heureuses perspectives, si l’ambition des faux évolués, et les intérêts d’autres puissances n’avaient exalté les passions élémentaires des masses, qui jusque-là, en appréciaient les bienfaits. Il n’est même pas sûr, comme le croit Tibor Mende, qu’elle soit condamnée à jamais comme une phase périmée de l’évolution humaine. La lutte que nous menons n’est pas, comme il dit, un combat d’arrière-garde. Par la force des choses une collaboration s’établira sur des bases nouvelles entre les civilisations avancées et celles qui sont en retard, l’émancipation pure et simple ne peut être une solution.
CRITON