Criton – 1958-05-17 – Les Raisons de la Colère

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Le Courrier d’Aix – 1958-05-17 – La Vie Internationale.

 

Les Raisins de la Colère

 

Les Manifestations anti-américaines

Parmi les graves événements de l’heure, les manifestations anti-américaines ne sont pas les moindres. Elles ont éclaté simultanément en Amérique latine au cours du voyage de Nixon en Argentine, au Pérou, en Colombie, au Vénézuéla ; au Moyen-Orient, au Liban, à Tripoli et à Beyrouth ; à Alger et à Paris même. Il y a quelques jours en Italie et moins récemment en Angleterre en protestation contre les survols des bombardiers atomiques des Etats-Unis. Les Américains en sont vivement atteints.

Cette hostilité est l’aboutissement d’une longue et patiente campagne de dénigrement à laquelle les maladresses de la diplomatie de Dulles ont fourni un aliment permanent. La baisse de prestige déterminée par les échecs techniques des fusées et la dépression économique ont apporté aux éléments hostiles des arguments nouveaux. Il s’est ainsi formé une réaction en chaîne des rancœurs latentes qui vient s’ajouter au mouvement contagieux des nationalismes : Tout se tient et concourt à l’ébranlement de l’Occident.

 

Extension de l’Hostilité contre les Etats-Unis

Ce qui est troublant, c’est que ce sentiment anti-américain, principal objectif du communisme, qui s’était appliqué à l’entretenir dès 1944, avant même que les troupes des Etats-Unis n’aient débarqué en Europe, s’est étendu à ses adversaires où il a pris la même violence passionnelle et aveugle. C’est en vain que les derniers hommes raisonnables répètent, ce qui est l’évidence même, que la liberté du monde repose uniquement sur la puissance des Etats-Unis que l’effondrement de celle-ci serait immédiatement suivie de la servitude universelle, rien ne prévaut contre ce besoin d’accuser les Etats-Unis de toutes les erreurs et surtout de celles que l’on a commises soi-même.

 

Comment les Etats-Unis réagiront-ils ?

Il faudrait cependant y réfléchir : comment l’opinion américaine réagira-t-elle à la longue contre les insultes de ceux qui vivent de leurs subsides et qui seront contraints de les solliciter à nouveau demain ? Les manifestants songent-ils que les vêtements qu’ils portent, sont acquis avec des dollars empruntés par l’achat des matières premières dont ils sont faits. De son côté, le Gouvernement des Etats-Unis pourrra-t-il lutter efficacement contre une vague d’isolationnisme et de protectionnisme, passionnelle aussi, qui pourrait devenir irrésistible là-bas ?

Enfin la dépression économique dont souffrent les Etats-Unis et qui se propage au reste du monde, n’est-elle pas avant tout la conséquence d’une dépression morale qu’une série d’échecs politiques et psychologiques a provoquée ? Ce ne sont pas les récents événements qui aideront à la surmonter. Disons-le tout net : il est affligeant de voir des gens sérieux étaler une joie mauvaise chaque fois qu’un incident anti-américain éclate de par le monde. Ne sentent-ils pas que lorsque ce sentiment sera devenu universel – et il n’en est plus très loin -, l’effondrement final du Monde libre ne sera plus qu’affaire de temps ?

Cette question qui est à la fois une cause et un symptôme de l’actuel désordre a plus d’importance à nos yeux que les mauvaises nouvelles qu’il nous faut commenter.

 

Épreuve de force au Liban

L’épreuve de force qui s’annonçait depuis longtemps au Liban a commencé. On ne sait encore, à l’heure où nous écrivons, si le régime du président Chamoun survivra. Dans l’hypothèse la plus favorable, si l’indépendance du Liban n’est pas révolue, sa politique en sera profondément modifiée ; jusqu’ici, lien entre l’Occident et l’Orient, frêle mais efficace, il ne pourra plus exercer qu’une neutralité muette et précaire. C’est une position de plus perdue pour l’Europe occidentale dans une région d’où elle tire l’essentiel de son approvisionnement énergétique. L’enjeu libanais est pour le colonel Nasser de première importance. Ce n’est pas une coïncidence si les émeutes de Beyrouth et de Tripoli viennent aussitôt après qu’il a cherché à neutraliser l’Occident par les accords que l’on sait. Pour renforcer sa position en face de l’U.R.S.S., mais aussi pour empêcher une action directe des trois puissances occidentales en faveur du Liban. On ne voit d’ailleurs pas comment, à moins de prendre de gros risques, l’action de celles-ci pourrait se manifester.

 

Élections en Grèce

Les élections en Grèce ont vu une montée en flèche du Parti procommuniste l’E.D.A. au détriment surtout des libéraux. Le récent message menaçant de Krouchtchev n’a pas été inefficace. Les élections se sont faites pour une bonne part sur la crainte de l’installation de bases de lancement de fusées en Grèce par l’O.T.A.N. Le pays a eu trop de malheurs pour qu’une crainte de ce genre ne se manifeste pas par des votes. Ce qui va rendre la position du président Karamanlis, sinon plus difficile puisqu’il l’emporte, du moins plus circonspecte dans ses relations avec l’Occident et dans les questions brûlantes comme celle de Chypre que les Anglais voudraient bien résoudre. Il en est grand temps.

 

En U.R.S.S.

Reste l’éternelle question : que se passe-t-il en U.R.S.S. ? La polémique avec Tito a pris un caractère plus aigu ; de doctrinale, elle est devenue politique ; le président Vorochilov n’est pas venu à Belgrade, et l’aide soviétique à la Yougoslavie sera probablement suspendue. Les commentaires vont leur train et sont comme d’ordinaire contradictoires.

Krouchtchev a certainement la partie difficile ; les staliniens ont repris de l’audace et des forces. A leur tête on voit Souslov et Pospielov et peut-être un Molotov qui aurait quitté la Mongolie pour une destination inconnue. La lutte pour le pouvoir continue : La prise de position de Mao Tsé Toung contre Tito est interprétée comme un appui aux adversaires de Krouchtchev. Il se pourrait cependant que celui-ci l’emportât une fois de plus, mais dans n’importe quel cas, ce sera la politique de raidissement, aussi bien à l’égard des satellites que de l’Occident qui finalement prévaudra.

Krouchtchev a besoin pour se rétablir d’un nouveau succès des Spoutniks. Un savant russe a fait l’aveu de récents échecs dans ce domaine, ce qui confirme les bruits qui couraient. Mais il a annoncé de nouvelles tentatives prochaines. L’équilibre des forces militaires et morales dépend de leur succès.

 

La Crise aux Etats-Unis

Où en est la crise américaine ? Il semble que se confirme l’impression que nous avions dégagée ici au début d’avril. La courbe de la dépression se ralentit ; le fond est peut-être touché ; la bourse de New-York a remonté malgré les résultats médiocres des sociétés. Le chômage est étal, mais une reprise véritable n’est pas encore en vue. Le Gouvernement de Washington, malgré les pressions, préfère temporiser et ne pas recourir à des mesures comme les allègements d’impôts qui pourraient relancer l’inflation. Il joue l’optimisme qui est la force principale des affaires. A l’extérieur, on ne le partage guère ; le Dollar est faible et les rapatriements de capitaux européens continuent. La balance entre les courants est très instable. Il ne faudrait pas que les incidences de la politique internationale la fassent pencher à nouveau vers la crise. Nous en serions les premières victimes.

 

Voyage en U.R.S.S.

Pour ceux qui veulent se distraire des préoccupations de l’heure, nous recommandons le récit que le célèbre humoriste américain, Art Buchwald publie dans le « New York Herald ». Il vient de faire en U.R.S.S. un voyage en automobile, une Chrysler du dernier modèle. On y verra à quelles perspectives s’expose un voyageur qui emprunte en avril la principale route de l’U.R.S.S. de Brest-Litovsk à Moscou. On comprend que les fanfaronnades de Krouchtchev sur le niveau présent et futur de l’existence en Soviétie soient trouvées un peu optimistes, même par ses compagnons.

 

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