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Le Courrier d’Aix – 1958-05-24 – La Vie Internationale.
Discours aux Amis Étrangers
Il est difficile de ne pas parler de la crise française dans une chronique de politique internationale. A l’étranger, elle a éclipsé tout autre sujet. On l’a suivie avec une curiosité passionnée. Une véritable anxiété était partout manifeste, comme si l’événement pouvait affecter le sort commun, et à travers d’innombrables commentaires, il était intéressant de saisir ce que le monde extérieur sait et comprend de la France. Un véritable test d’interpsychologie.
Réactions Étrangères à la Crise Française
A vrai dire, les nations ne se comprennent pas mieux que les individus. D’abord les réactions étrangères étaient motivées par l’appartenance politique de chacun, comme partout. Pour les uns, la démocratie était en péril, pour les autres elle faisait faillite. En Italie en particulier, tous les partis à la veille des élections ont pris argument de la crise française pour appuyer leurs appels contradictoires. Mais le sentiment dominant était la crainte d’une guerre civile. Lorsqu’à ceux qui nous interrogeaient nous répondions simplement : « Quoi qu’il arrive, il ne se passera rien », on prenait le mot comme une boutade, presque une injure. Les Anglais seuls qui ont fréquenté la France ont eu des appréciations perspicaces. Notre ami Ed Ashcroft, qui fut longtemps à Aix au lendemain de la guerre a fait à la B.B.C. de très judicieux commentaires. Il sait derrière les grands mots, discerner la combinaison du drame et la sagesse profonde du Peuple français.
Les Deux Motifs d’Inquiétude
Les inquiétudes étrangères tournaient sur deux points. Est-ce que la France, dont l’histoire politique a oscillé depuis des siècles entre la Féodalité et l’Autocratie, n’est pas à la veille de passer une fois de plus de l’une à l’autre ? Entendons par féodalité, au sens moderne, ces groupements d’intérêts particuliers, puissamment organisés qui se neutralisent mutuellement en face d’un pouvoir central faible qui ne réussit à se maintenir en équilibre qu’en opposant leurs revendications. Ces « groupes de pression » qui dominent l’appareil politique s’appellent : centrales syndicales, consortiums financiers, confédérations patronales grandes et petites. Ils sont légion. Lorsque les problèmes nationaux sont trop graves et l’équilibre risque de se rompre, on craint que la dictature ne soit alors le seul recours. On se demande si la France en est là.
Le second point est particulièrement sensible aux Américains. Est-ce que ces événements ne vont pas orienter la France vers le neutralisme, détruire l’Alliance Atlantique et l’O.T.A.N., faire le jeu de Moscou ? Aux Etats-Unis, on voyait déjà de Gaulle en pourparlers avec Krouchtchev. Or, ni l’une ni l’autre de ces appréhensions n’est fondée. Les groupements d’intérêts sont trop puissants, trop bien organisés pour s’affronter à fond et n’importe quel gouvernement, fort ou faible, sera obligé de se plier à leurs exigences. Quant à un changement de politique extérieure, celui qui le tenterait, serait vite abattu par des pressions économiques et financières. Nous sommes tous dans le même bateau et nous y demeurerons jusqu’au port ou jusqu’au naufrage. La force seule en décidera.
Le Drame du Français
Le vrai Français, celui qu’on ignore parce qu’il est muet, qui n’est particulièrement d’aucun parti bien qu’il vote en général pour l’un d’eux sans conviction, qui n’est pas fier d’un régime qu’il méprise, mais se méfie avec raison de ce qui pourrait s’y substituer, ce Français innombrable vit un autre drame qui n’est ni de politique intérieure qui l’intéresse peu, ni de politique extérieure sur le cours de laquelle il sait que ni lui-même ni la France ne peuvent avoir grande influence aujourd’hui. Ce français-là est divisé non d’avec son concitoyen, mais avec lui-même. Nos pères se dit-il ont fondé un vaste empire qui nous a apporté de la gloire, coûté beaucoup de sang et d’argent ; l’abandonner serait renier un héritage sacré, perdre la face devant le monde, réduire à peu le prestige et la place d’une grande nation. L’idée de cette lâcheté l’humilie, mais le défendre et le conserver à tout prix lui semble une tâche au-dessus de ses forces et peut-être condamnée à l’échec. Il faudrait remonter les courants formidables des nationalismes et renoncer pour longtemps à des tâches intérieures qui sont, elles, d’une nécessité pressante et d’un rendement sûr.
Faut-il se résigner à laisser en friche le « désert français » pour donner des usines, des écoles et des routes à des territoires lointains dont les habitants se serviront pour nous évincer plus sûrement. Ce drame intime, ni la démocratie ni la dictature ne le résoudront parce qu’il est insoluble. Aucune décision tranchante dans un sens comme dans l’autre n’est possible. Comme l’avenir n’appartient qu’à Dieu, on continuera dans l’espoir que le temps changera les choses, à pratiquer, au jour le jour, une politique de compromis qui ne sera ni l’abandon, ni la reconquête et peut-être arrivera-t-on peu à peu à un équilibre acceptable qui pourrait se stabiliser.
Des épisodes comme celui que nous vivons, il s’en trouvera d’autres. On y fera face tant bien que mal, empiriquement. Nous voudrions rencontrer, et cela est légitime, chez nos voisins et alliés plus de compréhension et surtout plus d’appui, car au fond notre intérêt et le leur se confondent. Ils le savent bien un peu ; les événements de ces derniers mois leur en ont apporté assez de preuves et le proche avenir leur en apportera d’autres. Nos alliés anglo-saxons sont bien intentionnés mais en politique, ils accumulent les erreurs : la force seule compte en ce XX° siècle à la fois si civilisé et plus barbare qu’aucun autre. Il conviendrait que tous les peuples libres se considèrent membres d’une même famille et, comme dans les familles unies, devraient avoir pour principe : comme il est mon parent je lui donne toujours raison et je l’aide, même si en conscience j’estime qu’il a tort. On voit comme ces pensées du Français anonyme et innombrable sont loin des joutes oratoires de la politique et comme il est loin aussi de vouloir descendre dans la rue pour se battre contre ses frères…
Ajoutons pour nos amis étrangers que ce qui constitue la véritable démocratie en France, c’est que c’est ce Français-là qui impose ses vues et ses incertitudes aussi, sans y paraître, à tout gouvernement qu’il subit, mais qu’en réalité il influence.
Mais n’oublions pas les derniers événements internationaux.
La Situation au Liban
Les nouvelles du Liban sont moins mauvaises qu’on ne pouvait craindre. Malgré les pressions égypto-syriennes et les menaces de Moscou, le Gouvernement de Beyrouth paraît jusqu’ici maître de l’insurrection. L’union Irako-Jordanienne sous l’égide du vieux Nouri el Saïd, a parachevé sa constitution sur le modèle de l’autre union du Caire et de Damas. Le Roi Fayçal d’Irak a envoyé un message d’appui au président Chamoun du Liban et en Arabie Saoudite, le prince Fayçal qui a succédé au Roi Saoud, maintient ses distances avec le Caire. L’équilibre du Moyen-Orient n’est pas pour le moment rompu ; au contraire, les positions antagonistes paraissent s’affermir.
Retour d’U.R.S.S.
Quant à Nasser, il est revenu épuisé de sa tournée en U.R.S.S. Submergé de réceptions, d’amabilités outrancières, de promesses et d’éloges compromettants, il s’en est tiré avec des mots vagues de la banalité la plus officielle. Les Russes, eux, ont forcé un peu la mesure de l’amitié désintéressée et de l’appui sans réserve.
Qu’a-t-il obtenu de concret ? Un petit rabais sur la facture des armes reçues 15%, un hôpital au Caire. Les Soviets offrent volontiers des hôpitaux, ce qui leur permet de camoufler leurs espions. Nasser, en somme, a évité de compromettre ses chances au profit du Kremlin.
Le Spoutnik N° 3
Enfin, il y a eu le Spoutnik III tant attendu. Il n’a surpris que par sa taille : 1.350 kilos. On craint aux Etats-Unis que les instruments qu’il renferme ne fournissent des renseignements précieux sur les défenses du Continent américain ; mais le problème du retour à la terre n’est pas résolu. Toutefois, l’avance russe en matière de propulsion est manifeste, ce qui justifie les inquiétudes.
Cependant, malgré les menaces soviétiques, Dulles n’a pas hésité à envoyer des armes au Gouvernement libanais, à mouvoir la VI° flotte et à affirmer que les Etats-Unis garantiraient l’indépendance du pays. La leçon de Suez a porté ; un peu tard, hélas.
CRITON