Criton – 1958-06-28 – Paralysie des Grands

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Le Courrier d’Aix – 1958-06-28 – La Vie Internationale.

 

Paralysie des Grands

 

Dans un article très remarqué, Walter Lippmann note :

« L’impuissance des grandes puissances à régler les grands problèmes montre qu’elles perdent la capacité de contrôler les événements. Il y a de bonnes raisons de penser que l’Union Soviétique n’est plus le dirigeant incontesté du monde communiste. Les difficultés avec Tito, les exécutions de Hongrie ne sont pas des événements isolés. Notre propre influence (celle des Etats-Unis) dans le monde non communiste a manifestement considérablement décliné. Nous devons nous attendre à voir les grandes puissances perdre le contrôle des problèmes qu’ils n’ont pas été capables de régler » – et de donner des exemples qui ne manquent point, Chypre, le Moyen-Orient, l’Allemagne, l’Afrique du Nord – et il conclut : « ce qui ne peut être réglé par les grandes puissances le sera, d’une façon ou d’une autre, par d’autres » … C’est à voir.

Il est évident que tout se passe comme si les grandes puissances des deux Blocs, incapables de négocier entre elles, et Russes et Américains se faisant échec chaque fois qu’une situation paraît devoir évoluer hors du statu quo qui dure depuis la guerre, en viendront au moment où, à moins de s’affronter directement, elles devront laisser aux petits le soin de régler leur sort. Le point mort (stalemate, en anglais) ne pourra se prolonger indéfiniment. Il se pourrait aussi que le jour où une question aura changé d’aspect, alors que les Grands se seront mutuellement neutralisés, la réaction en chaîne commence. Les Grands en ont peur de part et d’autre.

 

Au Liban

L’affaire libanaise est un exemple crucial. Pays divisé et lui-même instable, fait de deux communautés, chrétienne et musulmane, qui s’équilibrent difficilement et de plus déchiré par des factions internes ; d’autre part au point de jonction entre l’Occident et l’Orient, occidental par ses intérêts et ses tendances, oriental par sa position et enfin convoité par la Syrie, il se trouve au surplus sur la ligne de rupture entre les deux blocs arabes, celui du Caire et celui de Bagdad. C’est en quelque sorte l’articulation centrale de cette division rigide entre les deux mondes. On conçoit ainsi que son avenir soit âprement disputé. Selon qu’il restera, tant bien que mal, dans son état présent ou qu’il basculera dans un des groupes qui se le disputent, le statu quo maintenu par les Grands commencera de se mouvoir et alors jusqu’où ?

Pour le moment, la situation a été jugée assez grave pour que le Secrétaire des Nations-Unies prenne lui-même l’affaire en mains. Comme nous le disions l’autre jour, s’il réussit, le statu quo l’emporte. S’il échoue, ou bien la révolte interne décidera – insurgés ou gouvernementaux – ou bien les Etats-Unis et l’Angleterre, comme elles l’ont promis, sur invitation du Président Chamoun et du Gouvernement Sami el Sol interviendraient militairement. L’U.R.S.S. a dit qu’elle ne laisserait pas faire et les Anglo-saxons recourront à l’impossible pour éviter de tenir leurs engagements. L’opinion y est au surplus défavorable, tant aux Etats-Unis qu’en Angleterre … Alors ?

 

Les Négociations de M.H.

H. a bien envoyé des observateurs. Ceux-ci ne peuvent rien que voir, et encore. Il faut pour empêcher l’intervention intérieure, c’est-à-dire Syrienne, une force de police de 5.500 hommes armés pour verrouiller la frontière de 320 kilomètres sans compter la mer. Pour les mettre sur pied, il faut un vote du Conseil de Sécurité mais l’U.R.S.S. a déjà annoncé qu’elle opposerait son veto.

Tout, une fois de plus, dépend de Nasser. M.  H.  a eu avec lui un long entretien dont personne ne connaît le résultat. Si Nasser préfère un Liban indépendant avec, au lieu de l’actuel un gouvernement qui lui soit personnellement favorable (il semble exclu que le présent puisse se maintenir), alors le statu quo sera, avec quelques variantes, maintenu. Nous penchons pour cette hypothèse. Sinon ce serait un grave conflit difficile à localiser ; peu probable, tout bien réfléchi.

 

L’Éxécution de Nagy

La réaction mondiale au meurtre de Nagy et de Maleter a été beaucoup plus forte que nous ne le prévoyions. On ne peut que s’en réjouir. Les Soviets ont marqué le coup. Ils ont fait lapider à Moscou les Abassades de Bonn et de Copenhague où l’on avait manifesté contre l’exécution des Hongrois. Même le leader communiste anglais, Horner, a qualifié le meurtre de stupide et d’insensé. Les forces spirituelles ne comptent guère aujourd’hui dans les querelles des nations, mais elles gagnent en force. Le discrédit qu’elles jettent sur le Krouchtchévisme ne changera rien à la politique du Kremlin. Elle la rendra seulement plus négative. Mais la suspicion qu’elles sèment peut influencer les hésitants, surtout parmi les nations sous-développées, les rendre plus méfiantes à l’égard de l’infiltration économique des Soviets et freiner leur expansion.

Ce serait déjà beaucoup.

 

La Situation en Chine

D’intéressantes informations sur la situation en Chine viennent de Belgrade ; venues d’ailleurs, elles seraient suspectes. Mais les Yougoslaves sont gens bien renseignés sur ce qui se passe de l’autre côté. On sait que la Chine de Mao a été particulièrement violente à condamner le révisionnisme de Tito, ce qui a surpris après les ébauches de détente connue sous le nom de doctrine des « cent fleurs ». Le régime de Mao s’orienterait vers le stalinisme contraint par la situation intérieure. L’attaque contre Belgrade ne serait qu’un masque pour frapper plus durement les courants de critique interne. La Chine a accompli un effort économique supérieur à ses moyens. D’autre part, Krouchtchev a délibérément retardé l’envoi du matériel industriel promis. Les Chinois se sont trouvés devant des installations inachevées alors qu’ils comptaient les avoir en service. Pour mieux tenir la Chine (on croit que Mao soutenait le groupe Molotov-Malenkov) les Soviets ont coupé les fournitures. Staline en avait fait autant pour maintenir la primauté russe sur le Bloc communiste.

Le désordre économique, la rareté des biens essentiels de consommation entretiennent en Chine un courant de revendications hostiles au régime qui est contraint de se défendre par la force. Ce qui confirme une fois de plus la résistance que le caractère des peuples, leurs traditions et leurs habitudes opposent à la collectivisation. Si elle a réussi en U.R.S.S., c’est que la mentalité du peuple russe s’y prêtait dans une certaine mesure. En Chine, c’est tout différent. Le Chinois se dérobe.

 

La Dépression aux Etats-Unis

Il semble, bien que l’opinion aux U.S.A. ne soit pas unanime, que le fond de la dépression a été touché. Certains signes de reprise ne sont guère contestables. Mais ce qui paralyse l’action gouvernementale, c’est que les tendances inflationnistes n’ont cessé d’agir ; même au plus fort de la récession, les prix ont continué de monter. Nous avons signalé à ses débuts cette curieuse coïncidence qui déroute les économistes, et les autorités monétaires qui ont pratiqué une politique d’argent facile depuis des mois, se demandent s’il ne faut pas à nouveau mettre le frein. La cause profonde, comme le souligne le rapport de la « Guaranty Trust », c’est que l’inflation de salaires qui accompagne l’expansion ne cède pas devant la récession, aussi rapidement ; que si les prix baissent où la main-d’œuvre entre pour peu de choses, ils ne le peuvent là où elle compte pour l’essentiel. Au contraire, le ralentissement de la production, freinant la productivité, augmente le prix de revient et empêche un ajustement des prix de vente. L’inflation est-elle le prix de l’expansion et le mal est-il sans remède ? En théorie non pas, mais en pratique, c’est une tout autre affaire.

 

                                                                                  CRITON