Criton – 1958-06-21 – Histoire et Légende

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Le Courrier d’Aix – 1958-06-21 – La Vie Internationale.

 

Histoire et Légende

 

Tandis que l’attention générale demeure concentrée sur trois points en suspens : les décisions du Général de Gaulle sur la politique extérieure française et nord-Africaine, les troubles au Liban et à Chypre, l’émotion provoquée par l’annonce de l’exécution d’Imre Nagy, de Pal Maleter et de ses deux compagnons a réveillé les affreux souvenirs du drame hongrois de 1956.

 

L’Exécution d’Imre Nagy

On ne s’attendait guère à ce que l’Agence Tass elle-même divulgue la nouvelle et que les Russes prennent publiquement la responsabilité de ce crime. On pensait qu’ils laisseraient tomber l’oubli sur le sort de leurs prisonniers. Ils avaient même donné à Tito l’assurance que leur procès n’aurait pas lieu.

En Occident, on croyait de bonne foi que l’ère du terrorisme stalinien était close. N’était le malheureux sort des victimes, on pourrait trouver préférable que ces illusions tombent. Suivant un mot célèbre, c’est plus qu’un crime, c’est une faute, l’hostilité au régime et à l’idéologie communiste s’en trouvera renforcée partout. Les Soviets n’en ont cure. Non seulement les protestations sont unanimes en dehors des fidèles de Moscou, mais l’évènement a porté sur les Neutres : Nehru et le Congrès indien, l’ont flétri avec vigueur. Tito également comme on pense, le troisième personnage du neutralisme actif Nasser, s’il ne se soucie guère du droit des gens, en tirera cependant la leçon. Il doit se rendre à Belgrade bientôt et devra tenir compte des positions de ses partenaires. Le Bloc communiste auquel la Chine officielle de Pékin paraît de plus en plus liée, se trouvera une fois de plus isolé. Il ne l’a peut-être jamais été plus qu’aujourd’hui moralement et politiquement.

Les mobiles de Krouchtchev sont obscurs. Il nous a habitués à une incohérence  qui défie toute explication. C’est évidemment Tito qui est visé puisque c’est dans son ambassade à Budapest que Nagy s’était réfugié et qu’il avait reçu la promesse des Russes de ne pas être inquiété. Mais Tito n’est est plus à un mauvais procédé près. Ce sont plutôt les satellites qui reçoivent un avertissement. Gomulka en particulier, et tous ceux qui voudraient desserrer l’étreinte du bolchévisme. Il se peut aussi que l’avertissement soit destiné aux factions intérieures ; le Kremlin reste un foyer d’intrigues. Suslov, comme on le prévoyait, serait en disgrâce et les grandes réformes de Krouchtchev ne se réalisent pas sans opposition.

Le régime soviétique, nous l’avons dit souvent ici, ne pourra jamais sortir du terrorisme. Il fait partie de sa nature. Krouchtchev au début avait essayé de le répudier. Il est contraint d’y revenir. On reverrait, en U.R.S.S. de grandes purges qu’il ne faudrait pas s’en étonner. La décision d’exécuter Nagy est grosse de conséquences. Un nouveau tournant en arrière.

La Conférence au Sommet paraît bien compromise, si elle eut jamais une chance de se tenir.

 

La Guerre Civile au Liban

La révolte libanaise qui était déjà un problème international, le devient en fait. Le Secrétaire des Nations-Unies, M. H. se rend à Beyrouth. Derrière lui, les Etats-Unis se tiennent prêts : on approuve aux Etats-Unis, même chez les Démocrates, M. Dulles d’avoir compris enfin la leçon de Suez. L’U.R.S.S. n’a pas encore bougé. Les commentateurs finissent par se rallier à notre estimation que Nasser n’est pas avec les insurgés du Liban, qu’il ne tient pas à l’intervention soviétique. On dit même qu’il a convoqué le colonel Sarraj, le chef de la Junte Syrienne, pour le rappeler à l’ordre. Ce qui est sûr, c’est qu’il a approuvé par son vote l’intervention de l’O.N.U. sans doute pour éviter des complications du côté anglo-américain et qu’il préfère le maintien de l’indépendance libanaise à l’occupation syrienne. En tout cas, les Occidentaux ont engagé leur prestige dans l’affaire. Si les observateurs de  l’O.N.U. échouent, ils ne pourront reculer. Ils prendront un risque, mais la suite prouverait qu’ils ont eu raison.

 

Chypre

L’affaire de Chypre n’est pas moins compliquée. Les Anglais ont dû ajourner la publication de leurs plans pour le sort de l’île. M. Spaak et l’O.T.A.N. s’en mêlent. Notre impression, prudente, c’est que malgré la violence des incidents, et les gestes menaçants des Gouvernements Grec et Turc, cette pénible question de Chypre est mûre pour une solution ou au moins pour un répit prolongé. Chaque partie intéressée a voulu prendre une position de force pour négocier plus âprement, mais il ne faudrait pas dramatiser plus que de raison, l’O.T.A.N. n’est pas en danger.

 

Le Nouveau Cours de la Politique Française

On s’interroge beaucoup à l’étranger sur le cours nouveau de la politique française, l’heure des éclaircissements est proche. MacMillan vient à Paris et Dulles y sera le 5 juillet. Comme on pouvait le prévoir, les craintes d’une modification de notre politique extérieure se sont déjà apaisées. Le seul changement possible, c’est de voir la France s’affirmer plus nettement sur la scène internationale et, dans l’ensemble, on s’en réjouit plutôt. Mieux vaut un partenaire difficile qu’une chaise vide.

 

Un Article Italien sur la Crise Française

Puisque nous avons dû, contraint réellement par l’importance internationale de la crise française, nous immiscer, d’un point de vue en quelque sorte extérieur, à ses vicissitudes, nous proposons de traduire pour nos lecteurs, quelques passages d’un des articles du célèbre publiciste italien Indro Montanelli, chargé par « Le Corriere » de Milan, d’une enquête à Paris. C’est le meilleur jugement à notre sens, un peu désinvolte et plaisant à sa manière, mais très pénétrant :

« La marche sur Paris des troupes en révolte pour abattre la Démocratie et celle des masses prolétariennes pour la défendre, n’ont jamais existé et nous nous excusons auprès du lecteur de l’avoir cru et de la leur avoir fait croire. Existait seulement la marche sur Colombey, pour s’approprier le Général de Gaulle, dont chacun des deux camps voulait faire son instrument. Les factieux voyaient en lui une espèce de Naguib qui aurait fourni la caution de son grand prestige à un gouvernement formé par la triade Chaban-Delmas, Soustelle, Bidault dont le Général aurait été le porte-drapeau. Les hommes du régime voyaient en lui un « dictateur » non au sens moderne, mais au sens que lui donnaient les Romains, l’homme à qui dans les cas graves la République délègue ses pouvoirs à condition qu’il les exerce en son nom et avec l’obligation de les lui rendre au bout de six mois. Les deux camps étaient d’accord sur deux points : le premier était de créer, par d’apocalyptiques menaces la panique dans la population de façon à ce quelle digère la solution anti-démocratique de la crise ; le second, que de Gaulle ne soit en tout état de cause qu’un paravent (« controfigura » en italien). Le calcul était fondé sur une opinion absolument négative des capacités du Général.

C’est un fait que les plus fidèles partisans de de Gaulle sont ceux qui croient le moins à sa perspicacité, le respect dont il est entouré est très grand, mais inversement proportionnel à la confiance politique qu’il inspire. Ce n’est pas le Pays avec ses classes sociales, mais la conscience de chaque Français qui est divisée entre gaullisme et antigaullisme selon les problèmes, les humeurs et les suggestions de l’heure. Tout Français, le 14 juillet, ou quand il passe devant les Invalides, se sent Gaulliste. Mais quand il déguste son Pernod au bar il devient antigaulliste. Sur un état d’âme aussi instable, on ne peut constituer un parti (il n’y a pas de parti gaulliste) et encore moins un régime C’est là-dessus que se fondaient aussi ben les Comités de Salut Public que les porte-paroles du « système ». Ils se disaient : C’est une figure historique : la politique, c’est nous qui la ferons. Il est douteux cependant que cette opinion se confirme. De Gaulle jusqu’ici n’a pas commis d’erreurs. Il a montré qu’il savait se soustraire à l’histoire pour s’intégrer dans la politique avec une remarquable désinvolture. Il n’a pas d’inspirateurs. Il a pris seul ses décisions et s’est rendu exactement compte du jeu complexe qui se fait autour de lui et en son nom et n’a confié à personne comment il entendait le résoudre. »

Si nos lecteurs se souviennent de nos précédents articles, ils comprendront l’intérêt que nous portons à cette analyse…

« ….Cependant nous sommes convaincus qu’au rôle de Naguib que les colonels lui offrent, le Général préfèrera celui de dictateur romain, comme le prouve les six mois qu’il s’est fixé, bien qu’on ait l’impression qu’il vise plutôt qu’à s’insérer dans le système, à se l’annexer pour lui-même. Nous sommes également persuadés qu’il se refusera à coaguler les forces de la sédition dans un parti ce qui le conduirait fatalement à la dictature. Cependant, ces bonnes intentions, il devra les adapter à une situation qui ne peut être plus ambiguë et qui peut aussi bien conduire à une nouvelle crise, qu’enliser tout effort de rénovation, dans une immobilité pire que celle qu’on reprochait à l’ancien régime ; quant aux espérances, nous partageons pleinement celles de nos amis Français leur souhaitant et à nous aussi qu’elles se réalisent toutes ».

 

                                                                                                       CRITON