Criton – 1958-06-14 – Pommes de Discorde

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Le Courrier d’Aix – 1958-06-14 – La Vie Internationale.

 

Pommes de Discorde

 

Ce qui caractérise notre époque, c’est que rien ne s’arrange. Au siècle dernier, une crise éclatait, et lorsqu’elle avait épuisé ses forces, des négociations finissaient par l’apaiser. Depuis la dernière guerre, sauf la libération de l’Autriche après des années de pourparlers stériles, aucun problème n’a trouvé de solution définitive : des trêves plus ou moins durables, en Corée, au Vietminh, à Formose, au Cachemire, mais rien qui assure l’avenir. Les nationalismes grands ou petits s’obstinent, contre toute raison, à se refuser à tout arrangement qui permettrait aux peuples de reprendre confiance. La série en ce moment continue à Chypre, au Liban, en Afrique du Nord, et aussi en Yougoslavie où la tension demeure et le sang continue plus ou moins de couler.

Dans le domaine plus pacifique des relations économiques, les résultats ne sont pas meilleurs. Qu’il s’agisse de la construction européenne, de l’Alliance Atlantique ou simplement de la coopération nucléaire, ou encore de la stabilité des monnaies, tout accord international, même entre Alliés, s’avère laborieux et toujours remis en cause. Alors que le progrès économique est partout évident et même que les relations entre individus de pays et de races différents témoignent d’un incontestable progrès moral, les intérêts collectifs demeurent défendus avec une rigidité et un égoïsme inébranlables et farouches.

 

L’Égoïsme Collectif et la Démocratie

Dans le cadre même de la démocratie, il serait faux de taxer de fascisme toute tendance d’opinion qui voudrait libérer les nations de la tutelle des partis et des féodalités qu’ils représentent. L’individu éprouve un besoin moral et même physique d’union et de concorde, de voir enfin une autorité qui ne soit pas la résultante d’antagonismes, mais l’expression de l’intérêt général, même au prix de quelques libertés qui ne sont souvent que des tyrannies pour les autres.

Ce sentiment n’est pas seulement perceptible en France. En Angleterre, la persistance de grèves absurdes qui privent la plus grande ville d’Europe de transports et de vivres commence à exaspérer une opinion pourtant lente à s’émouvoir. Et même aux Etats-Unis, si les espoirs mis en Eisenhower ont été déçus, c’est qu’il a employé son autorité à obtenir des arbitrages perpétuels ce qui a conduit sa politique, tant intérieure qu’extérieure, à une sorte d’immobilisme marqué par une série d’échecs. Le prestige des Etats-Unis, au dehors comme au-dedans en a beaucoup pâti.

 

Une Offre Soviétique

Les Américains viennent pourtant d’être saisis d’une offre sensationnelle : le camarade Krouchtchev – avec cet homme il faut s’attendre à tout – leur propose, pour sortir de leur crise, un programme d’échanges avec l’U.R.S.S. qui porterait sur des milliards de dollars. A une condition toutefois. Que les Etats-Unis consentent à accorder à la Russie des crédits !… Voilà que ceux qui ont refusé l’aide Marshall et interdit à leurs satellites d’en profiter, les Soviets qui octroient de généreux crédits aux pays sous-développés qui les intéressent (en les retirant aux autres), offrent aux Etats-Unis de collaborer à leur expansion industrielle et militaire par des prêts, sans doute à long terme. Cette proposition extravagante, que contredit toute la politique suivie jusqu’ici par l’U.R.S.S. n’est cependant pas une plaisanterie. Elle a ses raisons.

 

Le C.O.C.O.M. et la Crise

La crise américaine a eu ses répercussions en Europe ; l’exportation vers les Etats-Unis est devenue plus difficile. Aussi, le besoin de trouver des débouchés de remplacement et des sources d’approvisionnement en matières premières non payables en dollars, s’est-il fait plus pressant. Les échanges avec l’Est sont évidemment une alternative. Mais il y a le C.O.C.O.M. qui, comme on sait, interdit de livrer aux pays communistes des marchandises d’intérêt stratégique. Les requêtes en faveur de l’abolition de la liste noire se font de plus en plus énergiques et ce sont les Etats-Unis qu’on accuse d’intransigeances à cet égard. Les Russes, en parlant d’échanges portant sur des milliards de dollars et d’octroi de crédits savent bien que les Américains refuseront. Mais ils tireront argument de ce refus pour indisposer les industriels européens contre le Gouvernement des U.S.A. et obtenir, sinon une abolition, du moins une nouvelle atténuation aux prohibitions du C.O.C.O.M. qui les gêne quelque peu. En fait, les Soviets n’ont pas jusqu’ici de grandes difficultés à s’approvisionner au-dehors, ils ont pour payer un stock d’or dont ils ont vendu l’an passé l’équivalent de deux cents millions de dollars. Quant aux articles stratégiques, le marché noir est fort bien organisé. Il suffit d’y mettre le prix. L’important pour les Russes, est de ne rien négliger pour entretenir le sentiment anti-américain. Ils ont admirablement réussi jusqu’ici.

 

Chypre

Mais revenons aux conflits chroniques dont nous parlions au début. Chypre d’abord où le sang coule à nouveau. L’originalité de cette guerre, si l’on ose dire, c’est que les protagonistes changent. Ce furent d’abord les terroristes grecs E.O.K. contre les Grecs communistes, eux-mêmes terroristes, comme il se doit. Aujourd’hui, ce sont les Turcs contre les Grecs, ce qui est plus logique, mais risque de mettre aux prises deux alliés de l’O.T.A.N., la Turquie et la Grèce. On soupçonne d’ailleurs la Turquie d’être à l’origine de cette nouvelle flambée. Celle-ci voudrait un partage de l’île (ce qui semble difficilement praticable), pour ne pas voir la Grèce s’installer si près de ses côtes, dans une position stratégique redoutable. La Turquie préfèrerait que les Anglais y restent. Ce conflit qui dure depuis des années fait l’affaire des Soviets. Ils multiplient, par l’intermédiaire de la Roumanie, les offres de service à la Grèce, celle-ci se méfiant des bonnes intentions soviétiques.

 

Au Liban

Passons au Liban dont le mal aussi devient chronique. La situation est d’ailleurs encore plus compliquée, si possible, que les chroniqueurs ne pensent. Venue devant l’O.N.U., après avoir été vainement débattue par la Ligue Arabe réunie à Tripoli, l’affaire n’y a pas été enterrée comme à l’ordinaire. Sur proposition de la Suède, le Conseil de Sécurité enverra des observateurs à la frontière syro-libanaise pour surveiller le trafic d’armes et de partisans ; le vote a été acquis à l’unanimité, sauf l’U.R.S.S. qui s’est abstenue, le délégué de l’Egypte, ayant voté pour. Vote significatif. Nous pensons que Nasser, non seulement n’est pas l’instigateur des troubles du Liban, mais ne souhaite pas du tout que la Syrie l’annexe. Il tient à l’indépendance libanaise alors que l’anschluss donnerait à la Syrie une importance qu’elle n’a pas dans la soi-disant République Arabe unie. L’équilibre en Moyen-Orient ne se maintient que par les discordes intérieures.

 

                                                                                  CRITON