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Le Courrier d’Aix – 1958-07-12 – La Vie Internationale.
Le Cercle des Petites Nations
Rien ne s’arrange, rien non plus ne tourne au tragique ; ainsi peut-on résumer l’évolution des grands problèmes au cours de cette quinzaine. Le Liban, Chypre, l’Afrique du Nord, la Conférence nucléaire de Genève Est-Ouest, l’inclusion de la France dans le Club atomique, et les pourparlers franco-anglais sur la zone de libre-échange, tout cela mûrit lentement, si lentement qu’on peut craindre qu’un incident ne fasse, entre temps, tomber le fruit de l’arbre. Il règne cependant une volonté d’optimisme, et cela compte.
La Situation au Liban
De tous les conflits en cours, le plus redoutable pouvait être le Liban. Or dès le début nous avons pensé que tout dépendait de Nasser et qu’il ne faisait pas le jeu des « partenaires » syriens, et expliqué pourquoi. Effectivement Nasser a reçu Hammarskoeld au Caire et depuis ce jour, le Secrétaire de l’O.N.U. est rentré optimiste à New-York. On a même publié un résumé, fort plausible, de la conversation. Nasser se chargeait de remettre au pas les nationalistes syriens prosoviétiques, qui avaient, sinon fomenté du moins allumé la guerre civile au Liban. Moyennant quoi, le président Chamoun serait débarqué et un gouvernement libre, mais sympathisant de Nasser, prendra le pouvoir à Beyrouth.
Nous attendons cette conclusion, qui se fera peut-être attendre, mais ne saurait manquer. Il faut reconnaître que Nasser a été un fois de plus extrêmement habile. Il a remplacé Tito, avec lequel il s’entretient en ce moment à Brioni, comme l’as de la compétition diplomatique.
Les Américains joués
Une fois de plus, ce sont les Américains qui feront les frais de l’opération. En effet, M. Dulles a réussi au Liban à mécontenter les deux camps. Les insurgés évidemment, par l’envoi d’armes aux forces gouvernementales et le président Chamoun, qui s’est vu refuser l’assistance militaire qu’il escomptait et qui lui avait été promise. En outre, la mission des Nations-Unies a tourné court. Aucune police internationale n’a été envoyée, et les observateurs de l’O.N.U. n’ont pu accéder aux frontières syro-libanaises. Le rapport de M. H., qui conteste le bien-fondé des plaintes du Gouvernement de Beyrouth a provoqué une déception qui rejaillit sur l’Occident tout entier, ce qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur l’alliance du Pacte de Bagdad dont l’Angleterre et par contrecoup, les Etats-Unis seraient expulsés, l’alliance devenant purement régionale.
L’Affaire Adams
Cet échec est péniblement ressenti aux Etats-Unis, et l’Administration Eisenhower continue de décliner ; les élections de Novembre prochain vont lui porter le coup de grâce. Nous n’avons pas parlé jusqu’ici de l’affaire Sherman Adams, un petit scandale très américain, qui fait grand bruit là-bas et touche directement le Président en la personne de son éminence grise. L’affaire est très banale en soi : Adams a reçu des cadeaux d’un industriel douteux, Goldfine, en échange, semble-t-il, de bons offices administratifs. La corruption n’est pas prouvée, mais cela suffit à jeter le discrédit sur un personnage de premier plan étroitement associé à la Maison Blanche. Le président Eisenhower, comme à l’ordinaire se refuse à se séparer de son précieux collaborateur et l’opinion l’en blâme. Le Parti démocrate fait de l’affaire un thème de propagande et des Républicains influents sentant le vent contraire, se solidarisent plus ou moins avec eux, et comme la dépression, sans s’accentuer, persiste, le prestige de l’Administration est au plus bas. Une défaite électorale aggraverait encore l’impuissance du Gouvernement Eisenhower, qui vient, au surplus, de subir une nouvelle défaite au Congrès qui lui refuse la totalité des crédits demandés pour l’aide à l’étranger, malgré une campagne de presse bien menée et particulièrement justifiée en ce moment.
Averoff à Brioni
Un grand journal allemand reprenait hier le thème de l’impuissance des Grands à résoudre les conflits des autres pays et voyait, comme nous, le moment où ceux-ci se chargeraient eux-mêmes de les régler ; c’est ce qui va se passer au Liban et peut-être à Chypre. On s’est ému en effet, surtout à Londres, du voyage inattendu du Ministre grec des Affaires étrangères en Yougoslavie pour y rencontrer Tito et Nasser en conférence.
La Grèce n’a pas l’intention de se séparer de l’Occident. Pour des raisons économiques, elle ne le peut pas. Le pays ne saurait poursuivre son redressement sans l’assistance américaine. Mais elle peut, en s’entendant avec les neutralistes de Belgrade et du Caire, faire contre-poids à la pression des Turcs sur l’Angleterre et présenter des contre-propositions au plan britannique sur Chypre.
Nous avons de bonnes raisons de penser que la Grèce souhaite un prochain règlement de l’affaire qui empoisonne ses relations extérieures et compromet son équilibre économique. Il s’agit pour elle d’obtenir le meilleur accord possible ; Tito et Nasser peuvent l’y aider. Les balkaniques ont une vieille expérience du jeu de bascule qui leur a assuré une existence précaire depuis un siècle, ceux du moins qui ont échappé au joug soviétique.
En U.R.S.S.
Isaac Deutscher, le spécialiste bien connu des affaires soviétiques, vient de faire le point de la situation à Moscou. Il s’accorde avec les impressions que nous traduisions ici. Krouchtchev a certainement beaucoup de difficultés à imposer ses réformes et il a contre lui, non seulement les Staliniens qu’il a éliminés du pouvoir sans pour cela détruire leur influence, mais encore la Chine de Mao, ou du moins de ceux qui agissent en son nom. Ce qui explique, d’après Deutscher, et la campagne chinoise contre le révisionnisme de Tito, et l’exécution de Nagy et de ses compagnons pour servir d’avertissement à tous opposants, de quelque côté qu’ils viennent.
Le voyage de Krouchtchev à Berlin-Est rentre dans le même plan. La D.D.R. est aux prises avec des difficultés croissantes. Elle perd un à un ses spécialistes et ses cadres, qui se réfugient en Allemagne occidentale. Nous avons indiqué, ici, que le seul moyen de paralyser la D.D.R. était, pour les Allemands, de la vider de son administration. Devant une telle éventualité Krouchtchev a peur pour lui-même. Son pouvoir ne survivrait pas à un échec dans le glacis occidental.
Bonn et Rome et la Politique Française
Les inquiétudes de Bonn au sujet de la politique française déjà perceptibles lors de l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, ne sont pas complètement apaisées. Elles trouvent un écho à Rome comme on pouvait s’y attendre.
On craint, en effet, que l’insistance de la France à entrer dans le Club atomique ne vienne rompre l’égalité des partenaires de la petite Europe des Six. Si la France parvenait à surmonter ses difficultés économiques (elle en est encore loin, mais on sait par expérience de quels redressements elle est capable), elle reprendrait une politique de prestige qui l’orienterait plutôt vers une égalité – au moins diplomatique – avec les Trois grands, qu’avec les Petits qui ne peuvent plus prétendre au rôle de grande puissance, même l’Allemagne malgré son poids économique. On voit déjà se dessiner un directoire français sur l’Europe et une utilisation de l’Alliance européenne à des fins purement françaises.
Tout cela comporte une part d’imagination et les diplomates en ont beaucoup, ce qui explique que les réalités présentes leur échappent. Il n’en reste pas moins que la politique du nouveau Gouvernement français devra tenir compte de ces suspicions. Comme dans d’autres domaines, il est engagé par sa nature propre, et aussi par celle des problèmes qu’il affronte, dans une conjoncture pleine de risques où il faut apporter autant d’habileté que de réalisme, de sagesse que d’autorité. Rien jusqu’ici ne permet de douter qu’il en ait.
CRITON