Criton – 1958-07-19 – Autour de la Poudrière

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Le Courrier d’Aix – 1958-07-19 – La Vie Internationale.

 

Autour de la Poudrière

 

Les pessimistes avaient raison : le coup d’État en Irak a éclaté au moment où les partenaires du Pacte de Bagdad allaient se réunir à Istanbul pour essayer de le sauver. Les Etats-Unis qui espéraient n’avoir pas à tenir leurs engagements envers le président Chamoun au Liban, ont sauté le pas. Les Marines sont à Beyrouth.

 

Les Prodromes du Coup d’État

La surprise est toute relative. Joseph Alsop, le journaliste américain, écrivait il y a plus d’un mois que les chances de Nouri el Saïd et du Roi Fayçal de tenir le pouvoir à Bagdad étaient bien faibles et qu’une révolte militaire était imminente. Nouri el Saïd était allé, il y a deux semaines, à Londres avertir le Foreign Office que son armée n’était pas sûre et qu’il était incapable d’agir au Liban.

Les événements ont été cependant plus rapides qu’on ne craignait. En moins d’une semaine tout un faisceau de nouvelles arrivait du Moyen-Orient, qui paraissait répondre à un plan général. Le Sultan du Lahey, aux portes du protectorat britannique d’Aden, était déposé par les Anglais, son armée avait fait défection au Yémen, base égypto-soviétique. Dans le Sultanat d’Oman, la révolte qui ne cessait de couver reprenait ; on signalait de nouveau de l’agitation à Bahreïn. Au Liban, la situation demeurait tendue. Un complot avait été éventé de justesse contre le roi Hussein de Jordanie. Enfin, à Chypre, la situation empirait entre terroristes grecs et turcs malgré les pressions d’Athènes et d’Ankara. Cette tension faisait suite au voyage de l’Archevêque Makarios au Caire, et celui-ci parlait hier de faire appel à l’Est pour obtenir l’indépendance de l’Île.

Le coup de Bagdad vient à point nommé au plus fort d’une crise générale. Cependant, l’attitude de Nasser demeure énigmatique. Pendant ce temps, il se promenait avec Tito sur les routes de Yougoslavie. Est-il débordé par les éléments qu’il a enflammés un peu partout, ou au contraire, a-t-il voulu se ménager une sorte de position d’arbitre, au cas où les choses tourneraient mal pour lui, c’est-à-dire en cas d’intervention américaine réussie ? On peut se poser la question. En tous cas, son télégramme de félicitations au gouvernement insurrectionnel de Bagdad est assez tiède.

 

L’Attitude des Soviets

Il est comme toujours impossible de faire des pronostics sur les événements du Moyen-Orient. Il y a partout des facteurs qui s’opposent et la situation peut encore se retourner. Les Etats-Unis et l’Angleterre unis pourraient reprendre en main les affaires dans l’ensemble de la région s’il n’y avait pas l’énigme russe. A l’heure où nous écrivons, on ne sait rien de l’attitude des Soviets, sinon un soutien moral aux insurgés. On sait mal, par ailleurs, quel fut leur rôle dans la préparation des diverses révoltes, ni dans quelle mesure ils participent à cette offensive générale contre les positions de l’Occident. On ne peut cependant espérer que devant une action des Etats-Unis, ils se bornent à des manœuvres diplomatiques à l’O.N.U.

 

L’Enjeu

Les Américains sont conscients du risque. Ils le sont aussi de l’enjeu. Demeurer passifs était pour eux la certitude de perdre toute influence au Moyen-Orient. Pour l’Europe occidentale, l’abandon des puits de pétrole de cette région, signifiait la ruine financière ; la quasi-totalité de son ravitaillement en carburant pour l’Angleterre, les deux tiers au moins pour la France. Les Soviets avaient été avisés par Eden puis par MacMillan que leur éviction du Moyen-Orient ne pourrait que conduire à la guerre. Rien ne permet de penser que les Soviets l’envisagent.

La secousse est rude et tout optimisme serait déplacé. Il ne faudrait cependant pas parler de Sarajevo et de l’été 1914. Une phase chaude de la guerre froide, sans plus.

 

L’Évolution de l’Opinion

A cet égard, il est très intéressant de commenter l’aspect psychologique du problème. L’opinion, particulièrement en Angleterre, a évolué de façon aussi rapide que surprenante. On se souvient qu’il y a trois mois à peine, des foules anglaises défilèrent pour demander qu’on arrivât à une conférence au sommet proposée par les Russes. Plus récemment encore, c’était en Allemagne, la campagne socialiste pour le référendum contre la « mort atomique ». Les gouvernements, même aux Etats-Unis, étaient soumis à une pression populaire embarrassante. Les Travaillistes anglais menaient campagne contre MacMillan qui ne se maintenait au pouvoir qu’en refusant de nouvelles élections.

Tout a brusquement changé. En Allemagne, le Gouvernement Adenauer a remporté aux élections de Rhénanie-Westphalie une victoire retentissante, obtenant pour la première fois la majorité absolue. Le recul des Conservateurs s’est arrêté en Angleterre et l’on note avec surprise que MacMillan est devenu populaire, surtout depuis la grève des transports et des dockers, dont l’échec est dû à la mauvaise humeur du public. On remarquait hier que les Travaillistes qui avaient fait contre l’expédition de Suez en 1956 la campagne que l’on sait, étaient divisés quand Selwynn Lloyd annonçait l’approbation du Gouvernement de Sa Majesté au débarquement américain à Beyrouth.

De la Conférence au Sommet, personne ne parle plus. Il semble que l’exécution de Nagy à Budapest a retourné l’opinion. Après 13 ans d’illusions sans cesse déçues et sans cesse renaissantes, on s’avise de ne plus croire à un accord quelconque avec les Russes.

Cet état d’esprit est remarquable. On peut le comparer, dans l’ordre de la mentalité collective à ce qu’est la « cristallisation » dans le domaine de l’affectivité individuelle. On en a eu un autre exemple en France dans l’apathie presque totale du public devant la chute de la IV° République. Quelque chose a mûri à l’insu des participants et à la grande surprise des observateurs ; l’étude de l’opinion faite avec des méthodes exclusivement scientifiques aujourd’hui à la mode, conduit à des conclusions complètement erronées. Rien de plus trompeur même que les fameux « Gallups » dont on fait usage à propos de toutes les questions. Les personnes interrogées, qui répondent dans un sens s’aperçoivent (ou ne s’aperçoivent pas) qu’ils pensent absolument le contraire quand l’événement est arrivé et qu’ils sont obligés de réagir.

 

Manœuvres en Adriatique

Nous ne voulons pas terminer sans signaler un petit fait qui est passé inaperçu. On annonçait de Rome ces jours-ci que des manœuvres navales conjointes allaient avoir lieu en Adriatique sous commandement anglais, auxquelles doivent participer des unités britanniques, yougoslaves et italiennes ! Le thème serait le ravitaillement de la Yougoslavie par mer, en cas d’invasion russe. Cela en dit long sur les préoccupations de Tito. Nous avions oublié de souligner, pour nos lecteurs, le passage du récent discours du même Tito, où il reconnaissait que la campagne idéologique menée contre lui par les Chinois et les Soviets, n’était qu’un prétexte et qu’il ne s’agissait pas des « voies pour la réalisation du socialisme », mais d’un simple conflit de puissance et d’intérêt politique. Quel aveu dans la bouche d’un doctrinaire du communisme !

 

                                                                                                       CRITON