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Le Courrier d’Aix – 1958-07-26 – La Vie Internationale.
Optimisme Provisoire
Ce qu’il y a de frappant dans cette crise du Moyen-Orient, c’est le calme qui a suivi la première réaction de surprise, particulièrement aux Etats-Unis. La Bourse de New-York, après une journée de baisse, a atteint ses plus hauts niveaux depuis le début de la récession. Les marchés européens ont suivi, baromètre qui en général traduit bien les dispositions d’esprit du public. Puisque nous nous efforçons de rechercher ici le sens des événements, remarquons une fois de plus que nous sommes dans un domaine qui défie les calculs normaux du raisonnement scientifique : les mêmes causes au lieu de produire les mêmes effets, en déterminent de différents et parfois d’absolument contraires. C’est le cas aujourd’hui.
Les Dangers de la Situation
Il y a cependant des motifs d’inquiétude, voire de panique. La perte en un tournemain du bastion occidental en Irak, le voyage éclair de Nasser à Moscou, les menaces de Krouchtchev, les débarquements au Liban et en Lybie, le retour des Anglais en Jordanie, le colloque à Damas entre Nasser et le maréchal de l’aviation soviétique, tout ensemble pouvait faire craindre le pire. Mais l’opinion a senti que l’heure n’était pas venue. Il est difficile d’expliquer pourquoi, et pourtant tout le monde partage cet avis maintenant. Optimisme provisoire, disons-nous. Trop d’illusion ne serait pas de mise : Soviétiques et Occidentaux sont sur une ligne de démarcation instable et Moscou ne manquera aucune occasion de justifier les alarmes qu’elle diffuse.
La Résolution Américaine
Ce qui a soutenu le moral du Monde libre, c’est le caractère résolu de l’intervention américaine. Finis les défis qu’on ne relève pas. Et puis l’on sent, plus ou moins clairement, que dans la situation actuelle, il y a plus de danger à se laisser endormir par de faux apaisements qu’à maintenir un état d’alerte permanent. Les Américains craignent l’attaque surprise genre Pearl Harbour. Actuellement elle est impossible. S’il faut demeurer sur le qui-vive, les moyens ne manquent pas. L’adversaire hésitera à affronter un risque devant lequel on est prêt.
Le Dilemme des Anglo-Saxons
Cela dit, il s’en faut que la position des Anglo-Américains soit favorable. Ils ont une armée en Moyen-Orient, mais ils sont en face d’un dilemme : ou s’installer à demeure et faire figure d’occupant, ou s’en aller à un moment donné. Sitôt les soldats partis, les révolutions éclatent et la situation se trouve pire qu’avant. Quant à composer avec le nationalisme arabe, comme certains le souhaitent, c’est se payer d’assurances verbales. Il n’y a pas d’exemple que l’on puisse soutenir des impérialismes autrement que par la force. Les traités avec eux sont des chiffons de papier. Comme le disait un commentateur italien, les Américains sont arrivés à la treizième heure ; la onzième heure était à Suez en novembre 1955.
A l’O.N.U.
Pour le moment, l’O.N.U. est très utile, non pour régler le conflit, mais pour amuser le tapis. Les batailles de procédure sont inoffensives et permettent à celui qui perd la partie de sauver la face. Les ressources des juristes de l’Assemblée sont inépuisables. Krouchtchev se laissera-t-il entraîner dans ce milieu hostile ? Nous ne le savons pas encore. Il ne peut guère s’y refuser.
La Position de Nasser
Une fois encore tout dépend de Nasser. Il a réussi à Bagdad un joli coup à la barbe de l’Intelligence Service. Il lui faut l’exploiter avec prudence. Il n’a rien à gagner à une bagarre, c’est sans doute ce qu’il a expliqué à Krouchtchev l’autre jour. Ordre a été donné aux militaires de Bagdad de rassurer les Anglais pour le pétrole. Ceux-ci n’y croient guère, mais ces déclarations leur donnent un argument valable pour intervenir si les promesses de la Junte ne sont pas tenues. Et Nasser sait que l’obstination des Britanniques, quand un intérêt capital est en jeu, est difficile à ébranler, l’exemple de Chypre est là.
Les Plans Américains
Les Américains de leur côté, sont lents à se décider. Mais on sait que, les jeux faits, ils mettent le prix à les tenir. La guerre de Corée leur a servi d’avertissement. Ils ne lâcheront pas la proie pour l’ombre, et l’opinion toute puissante aux Etats-Unis n’accepterait pas une capitulation même déguisée. Nous sommes devant une position de force où tout est possible, sauf un compromis. Ceux qui s’attendent à un équilibre établi sur un partage des zones d’influence, prennent leurs désirs pour des réalités. Ce sont ces illusions que Moscou et Le Caire vont essayer de flatter. Ils se trompent s’ils croient qu’ils y parviendront, à moins d’y mettre le prix, c’est-à-dire d’accepter une limite infranchissable à leurs ambitions. Ce qui nous paraît improbable.
L’Attitude de la France
Où est dans tout cela la France ? A Rome et à Bonn où l’on n’est pas précisément gaulliste, on s’efforce de faire valoir les divergences entre notre pays et les Anglo-Saxons. Il y a eu un incident à Beyrouth, à l’arrivée de notre flotte. La radio française n’en a pas fait état. En réalité, notre position est aisée, et elle s’imposerait à n’importe quel gouvernement français : être présent sans participer. Le pétrole du Moyen-Orient nous est trop indispensable pour que nous puissions contrarier l’opération de nos Alliés. Que notre diplomatie entende, au moment opportun, jouer un rôle propre, cela va de soi. Mais de là à parler comme on le fait d’une sorte de neutralisme, il y a plus qu’une erreur de jugement, un peu de mauvaise foi de la part de ceux qui voudraient bien – à Rome et à Bonn – jouer le rôle profitable d’honnêtes courtiers. Pour une fois que la solidarité occidentale s’affirme, il serait impardonnable de la compromettre.
Les Idées du Camarade Krouchtchev
D’intéressantes nouvelles nous sont parvenues de Moscou, grâce à l’imagination de l’intarissable camarade Krouchtchev. Il a parlé récemment de la création du rouble-or qui serait une monnaie convertible, au même titre que le Dollar et aurait, croit-il, l’avantage de ne pas se déprécier comme la devise américaine qui, comme on sait, ne vaut plus que 47% de son pouvoir d’achat de 1938. Ce qui montre que les Russes reconnaissent qu’ils ne peuvent prétendre à la domination mondiale, sans disposer d’une monnaie à circulation universelle. Mais il y a loin, nous en avons déjà parlé, de l’intention à la réalisation. Car une monnaie doit, non seulement être acceptée, mais aussi correspondre à des achats possibles. Les Russes ne manquent pas d’or, mais de marchandises à vendre.
Second point, Krouchtchev qui sollicitait, on s’en souvient, des crédits américains pour développer son industrie chimique, offre aujourd’hui aux techniciens du Monde libre et particulièrement aux Allemands, de leur faire un pont d’or en U.R.S.S. s’ils veulent venir y travailler. Peu importe qu’ils soient communistes ou hostiles. Ce qui implique un double aveu, que l’on ne peut plus enrôler de force les spécialistes étrangers et que l’U.R.S.S. en manque. Mais cela correspond aussi au désir de montrer au monde que le régime collectiviste ou prétendu tel, permet de faire aux hommes de science des situations supérieures à celles que le capitalisme leur offre. Y aura-t-il beaucoup d’amateurs ? Ce n’est pas sûr. Gagner de l’argent est tentant, même en U.R.S.S. mais encore faut-il que ce soit au sein d’une société où l’on puisse en jouir et n’en pas jouir seul. Sinon on ne pense qu’à s’en évader après fortune faite. On ne bâtit pas une société moderne en créant des privilèges. A notre avis, probablement parce que nous ne comprenons rien au communisme, ce serait plutôt faire machine arrière.
CRITON