Criton – 1959-03-14 – Le Fil d’Ariane

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-14 – La Vie Internationale.

 

Le Fil d’Ariane

 

Ceux que passionne le jeu de la diplomatie, professionnels ou amateurs, sont à leur affaire : la lutte pour Berlin bat son plein. Aura-t-elle une grande incidence sur le cours de l’histoire ? On en peut douter. Il est nécessaire toutefois de suivre l’itinéraire de ce labyrinthe.

 

La Tactique Russe

La tactique russe, dite de la douche écossaise, n’a pas varié, Krouchtchev s’en sert à sa manière, avec un certain brio. Menaces aujourd’hui, offres à demi conciliantes le lendemain, parfois le jour même. Au moment où les quatre Occidentaux seraient convaincus de se mettre d’accord sur une ligne ferme, il les divise par des propositions ambigües que les plus pacifistes trouvent intéressantes et où les autres voient un piège : telle l’idée de maintenir à Berlin-Ouest une force de contrôle quadripartite ou neutre, Krouchtchev cherche en même temps à accentuer les divergences entre partis en Allemagne fédérale. Il invite le chef des Socialistes Ollenhauer à Berlin-Est et celui-ci s’y rend. Willy Brand, maire de Berlin-Ouest, également socialiste, invité, refuse tandis que deux autres ténors du parti, Carlo Schmid et Fritz Erler vont s’informer à Moscou.

Krouchtchev espère en entretenant la confusion empêcher la formation d’un front uni contre lui. Réussira-t-il ?

 

Préoccupations Électorales

En fait, les divergences, tant en Allemagne que dans les grandes capitales des pays démocratiques, sont plus inspirées par des objectifs électoraux que des convictions réelles. Les Socialistes veulent atteindre la politique rigide du Chancelier Adenauer en se faisant champion de la souplesse. MacMillan a été en U.R.S.S. pour se recommander aux électeurs inquiets de la tournure d’un problème qui ne les concerne pas directement. Les Américains, au contraire, ont fait l’union sacrée, et c’est à qui des Démocrates et des Républicains se montrera le plus ferme. Foster Dulles n’a plus d’opposants. Cependant, le président Eisenhower n’exclut pas une certaine flexibilité dans les négociations à venir ; tandis que l’axe Bonn-Paris, comme on dit, ne veut rien entendre de désengagement ou de plan Rapacki qui rencontre une certaine faveur au Canada et sans doute en Angleterre : le Canada pour affirmer son indépendance de vue en face des Etats-Unis, l’Angleterre pour désarmer l’opposition intérieure. Ces nuances sont plus apparentes que profondes.

 

La Politique de Flexibilité

En ce qui concerne les U.S.A., une confusion s’est produite ; la flexibilité mise en avant par la Maison Blanche ne signifie pas une intention de compromis. Cela veut dire que si l’on se refuse à négocier sur le maintien des droits occidentaux à Berlin-Ouest, par contre on accepte de discuter de l’ensemble du problème allemand dont le statut de Berlin n’est qu’un élément. Ce qui est une manière d’admettre des concessions sur un point pour en obtenir sur d’autres en contre-partie.

 

Krouchtchev hésite

L’impression qui se dégage de cette partie compliquée, c’est que Krouchtchev, quoi qu’il en dise et justement parce qu’il dit (le mot effrayé et effrayer revient avec toutes ses nuances en russe dans ses propos) est tout de même embarrassé par la résolution américaine. S’il n’a pas fait de pas en arrière, il n’en a pas fait en avant et sent qu’il ne pourra mettre ses plans à exécution sans concéder quelque chose ou qu’à défaut, il lui faudra laisser pourrir l’affaire, quitte à la reprendre à un moment plus favorable, comme font les Chinois de Pékin devant Quemoy. Les choses en sont là.

 

La Révolte en Irak

Autre bataille, celle-là un peu plus chaude, en Irak. Nasser a perdu une manche contre Kassem. Il avait fomenté une révolte à Mossoul, comptant sur la rivalité des deux villes, Bagdad et Mossoul, pour allumer une guerre civile. Elle a échoué ce qui ne veut pas dire qu’elle ne reprendra pas. Pour le moment Bagdad et Le Caire sont au plus mal. Peut-être s’entendront-ils demain s’ils ne peuvent vaincre. Il y a le pétrole et il y a Moscou. La flamme ne s’éteindra pas.

 

Au Nyassaland

Il y a aussi la révolte des Noirs du Nyassaland qui inquiète Londres. En consultant un dossier de 1952, nous relevons qu’à cette époque, lorsqu’il fut pour la première fois question de la fédération des deux Rhodésies préférant rester sous l’autorité du Colonial Office de Londres que d’être dominés par les colons blancs de Rhodésie, et cela malgré les avantages économiques que la Fédération représentait pour eux. Les événements d’aujourd’hui n’ont donc rien de surprenant. La Conférence Panafricaine d’Accra et l’indépendance en chaîne accordée à d’autres territoires coloniaux a poussé les dirigeants noirs du Nyassaland à l’action. Les Anglais sont embarrassés. Il y a en Rhodésie 250,000 colons blancs. Il y a surtout les mines de cuivre indispensables à la balance des comptes britanniques. Il y a au Nord le Kenya toujours sous pression malgré la répression des Mao-Mao. Si empiriste que l’on soit, il est difficile de maintenir des mesures contradictoires et donner l’indépendance à l’Afrique Occidentale et la refuser à l’Orientale, l’une étant aussi mûre que l’autre, pour cela, ou pour mieux dire, pas davantage. Le problème est en réalité plus simple. Ici, il n’y a pas de colons, là il y en a en nombres importants ; l’emploi de la force répugne aux Anglais. Mais comme on l’a vu au Kenya, quand ils s’y décident, ils n’y vont pas par demi-mesures. C’est à nous de dire : attendons et voyons.

 

Le Plan Vert Allemand

Au moment où le Marché Commun est dans l’air sinon dans les faits, il est intéressant d’examiner comment les Allemands de l’Ouest entendent résoudre le problème agricole, difficile entre tous, aussi bien en économie de marché qu’en pays collectiviste. Les Allemands donc, ont élaboré et poursuivi un « plan vert », dont voici les lignes, où dirigisme et liberté n’ont plus de sens ou plutôt se combinent jusqu’à devenir méconnaissables. Le but est de relever le revenu de l’agriculteur au niveau de l’industrie. Pour cela, le protectionnisme est indispensable. Le blé en Allemagne vaut 4.500 frs contre 3.200 chez nous. Les Allemands ont réussi, malgré la densité de population, et l’inégale fertilité des terres, à se suffire à peu près sauf en blé, orge et œufs, fruits et légumes ; encore le déficit, est-il faible et les importations réduites. Pour cela ils ont aidé l’agriculture à concurrence de 150 environ de nos milliards par an, auxquels s’ajoute un budget ordinaire de près du double et diverses subventions. En particulier, ils ont pu remembrer la propriété agricole de façon à n’avoir à la fin que des domaines assez vastes de 10 à 50 hectares, hautement mécanisés, et substituer ainsi au petit exploitant qui consomme le produit de ses terres, un agriculteur professionnel qui vit de la vente de ses produits. Pour cela, il a été dégrevé largement des charges fiscales et a reçu des crédits considérables qui l’ont d’ailleurs assez sérieusement endetté.

Cela suppose d’abord une forte discipline de la part d’un élément de la population qui ailleurs y répugne, et un niveau d’aptitudes techniques que les Allemands ont largement élevé par l’enseignement agricole. Bien qu’il reste encore beaucoup de chemin à faire pour élever le rendement de l’agriculture au niveau de l’industrie, les progrès ont été considérables. L’intérêt de cette œuvre est évident et elle mérite une étude approfondie que nous ne pouvons faire ici. La réussite d’un équilibre entre industrie et agriculture à un niveau élevé serait le seul exemple d’une solution à l’un des plus graves problèmes du monde actuel que ni les Russes, ni les Américains ni hélas les Français, n’ont pu jusqu’ici résoudre. C’est vers cet « ideal zustand » de l’économie nationale et avec l’approbation des deux parties – agricole et industrielle – que tendent nos voisins. Cet état idéal serait la propriété pour tous, mobilière et immobilière, une condition également satisfaisante pour toutes les catégories ; une monnaie stable, un progrès économique modéré et régulier, des prix orientés vers la baisse dans l’industrie grâce à la productivité. Sauf accident, ils doivent y atteindre, ce qui pourrait nous tracer la voie pour les suivre.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-03-07 – De Quelques Contradictions

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Le Courrier d’Aix – 1959-03-07 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Contradictions

 

 MacMillan a achevé son voyage en U.R.S.S. Il a subi avec le flegme britannique les incongruités de M. Krouchtchev. Il a dit aux Russes des choses qui les ont vivement intéressés sans heurter leur orgueil national. Sa popularité en Angleterre s’en accrue. C’était l’essentiel. Le reste ne mérite guère de commentaire. On aura une nouvelle conférence-marathon qui prendra la suite de celle de Genève, qui, parait-il, dure encore. Ce sera la Nième. Nous en avons perdu le compte. Plaignons les Ministres des Affaires étrangères qui vont s’offrir ces séances interminables. On peut dire, au reste, à M. Krouchtchev, que la diplomatie soviétique ne sort pas grandie de cette épreuve dans l’opinion du Monde libre.

 

La Résistance Occidentale aux Menaces sur Berlin

Il a dû néanmoins sentir que la résolution des Occidentaux devant la menace sur Berlin n’était pas de pure forme. Aux Etats-Unis, en particulier, il est assuré qu’on ne cèdera à aucun chantage, pas même à la force, si les Soviets l’emploient. Ceux-ci y réfléchiront ; cela n’irait pas sans risque pour eux. L’empire russe ne survivrait pas à une guerre nucléaire, car il faut maintenant compter avec la Chine. Un ministre de Pékin, Lo Gin Ching ( ?), ne déclarait-il pas que les Chinois sont le seul peuple qu’une guerre nucléaire n’effraye pas « Quand 300 millions de Chinois périraient, il en resterait plus qu’il n’y a d’Américains aux U.S.A. (et de Russes en U.R.S.S.). Les radiations une fois dispersées, il y en aurait assez pour peupler les pays que la guerre aurait dévastés. Si paradoxal que cela semble, cette menace chinoise est une garantie de paix non négligeable.

 

Le Précédent de la Guerre de Corée

C’est aussi dans un autre ordre d’idées une garantie de la résolution américaine de faire face : l’événement déterminant de l’histoire contemporaine a été l’abandon par les Etats-Unis de la guerre de Corée quand les Chinois sont entrés en lice et ont infligé un échec à Mac Arthur près du Yalu.

Tous les voyageurs qui ont visité la Chine depuis ont parlé de l’immense retentissement de ce qui fut considéré comme une victoire chinoise sur les Américains. Tous les événements qui ont suivi ; Dien-Bien-Phu et la défaite d’Indochine, les révoltes d’Afrique du Nord, l’arrogance et l’ambition de Nasser, jusqu’aux bouleversements actuels de l’Afrique Noire sont la conséquence plus ou moins directe de la défaite morale des U.S.A. en Corée. Les Américains n’en parlent jamais, mais ils y pensent toujours. Les récentes interventions de M. Dean Acheson, l’ex-secrétaire d’Etat du Président Truman pour une politique ferme à Berlin, sont l’aveu de ce passé malheureux. Si l’on avait suivi les Lippmann et autres, l’affaire de Formose aurait tourné comme celle de Corée ; le prestige américain aurait définitivement sombré. Quels que soient les risques, pense aujourd’hui presque toute l’opinion américaine, un nouveau recul serait fatal. Ces risques d’ailleurs, à notre avis, sont exagérés. Krouchtchev au moment opportun, n’aura aucune peine à sauver la paix, et, ce qui est mieux, on lui en saura gré. L’avantage qu’a la diplomatie soviétique est de ne pas s’embarrasser de contradictions. Cela la dispense d’être obligée de sauver la face.

 

Les Entretiens Adenauer-De Gaulle

On s’intéresse avec raison aux entretiens Adenauer-De Gaulle. Les vues qui sont échangées en politique internationale n’ont pas grande importance car, ni la France, ni l’Allemagne fédérale ne peuvent grand-chose sur le cours des événements. En politique économique, par contre, l’harmonie entre les deux pays est primordiale. On dit, non sans raison, que la France souhaitait que le Dr Erhard soit éliminé de la direction de l’économie allemande. D’où la petite comédie qui s’est jouée à Bonn à laquelle le vieux Chancelier s’est prêté. Car il voit en Erhard un successeur inévitable qu’il ne prise guère. On a donc offert à Erhard la Présidence de la République vacante au départ prochain du Dr Heuss que la constitution empêche d’être réélu. On avait d’abord désigné le Dr Kron, puis sans doute prié celui-ci de refuser, ce qui fut fait. Erhard sollicité, n’a rien dit d’abord. Il a laissé les milieux d’affaires et une grande partie de l’opinion protester contre cette honorable mise à la retraite, et il a refusé. Entre temps, il avait fait un discours assez vif en faveur de la zone de libre-échange, ce qui ne plait guère à Paris.

On sait – nous l’avons exposé ici – le rôle joué par le promoteur du « miracle allemand » dans les pourparlers qui ont abouti aux événements financiers du 27 décembre. Il ne veut pas s’arrêter en si bonne voie. Il compte étendre le Marché Commun à l’ensemble du Monde libre pour le plus grand profit de l’industrie allemande qui ne craint pas la concurrence, dans son ensemble du moins. Nous allons assister dans les prochains mois à une nouvelle offensive de Londres pour l’extension des avantages du Marché Commun au reste de l’Europe et sans doute au-delà aux 37 pays du G.A.T.T. L’atittude allemande sera décisive. On comprend ainsi l’importance des entretiens de Marly.

 

Le Protectionnisme Américain

Mais il y a aussi les Américains, membres du G.A.T.T. qui s’en préoccupent. Le président Eisenhower a fait ces jours-ci une déclaration très remarquée ; les prix de revient trop élevés de l’industrie américaine la mettent en mauvaise posture devant la concurrence internationale. Un petit fait illustre ce propos ; dans une adjudication pour la fourniture de turbines électriques aux U.S.A., la grande firme américaine, la General Electric, demandait 14 millions de dollars ; la firme suisse (qui n’est pas un pays bon marché) Brown Boveri n’en demandait que 9 et la General Electric de requérir des droits protecteurs contre l’importation de gros matériel électrique aux U.S.A. Cela n’est qu’un épisode après d’autres similaires.

Les gouvernants américains sont pressés par les industriels de les défendre contre le pétrole étranger, ce qui vient d’être décidé. Il en était de même pour le zinc et le plomb récemment. Or, les Etats-Unis savent que s’ils se laissent entraîner plus avant dans le protectionnisme, tous les plans qui ont pour objet l’abaissement des barrières douanières et l’extension du commerce international sont voués à l’échec. Tout le monde prendra prétexte du protectionnisme américain pour conserver ses tarifs douaniers. L’histoire n’est pas nouvelle, mais elle prend un tour aigu. Les salaires aux Etats-Unis sont trop élevés par rapport aux niveaux extérieurs. Ni le volume de la production, ni la perfection technique ne peuvent compenser ce handicap. Le président Eisenhower a sonné l’alarme : la progression constante du niveau de vie américain, de deux à trois fois plus élevé qu’en Europe, la dépréciation régulière du Dollar qui en est la conséquence, sont un obstacle à la coopération internationale. Les Syndicats accepteront-ils un coup de frein ? Les préoccupations électorales empêchent toute décision modératrice. Et comme d’autre part le seul remède naturel ne peut être qu’une récession qu’on veut éviter à tout prix, le problème est insoluble.

 

Les Investissements Américains à l’Étranger

Il y a cependant un détour et c’est ce que proposent certains milieux industriels. N’étant pas compétitifs chez nous, que le Gouvernement facilite notre installation à l’étranger, dans les pays industrialisés d’Europe, en particulier ; nous y apporterons notre capital et nos techniques ; pour cela, il suffit que nos filiales soient dispensées de payer les impôts américains sur leurs bénéfices et reçoivent des avantages fiscaux et garanties de nature diverse. Cela aurait l’avantage de rendre en partie superflue l’aide américaine à l’étranger souvent inopérante que le contribuable paie de mauvais gré, et coûterait beaucoup moins cher. De plus, cela renforcerait la puissance du Monde libre en face de la compétition économique des Soviets. Ces arguments et d’autres ont du poids, et il est probable que le Gouvernement Eisenhower acceptera certaines des facilités demandées. Mais cela ne résoudra pas la question du protectionnisme américain qui est l’obstacle le plus sérieux pour la réalisation de leur politique économique internationale, pour leur politique tout court également. C’est là une des contradictions du système capitaliste, et non la moindre. Il est vrai que le système dit socialiste n’en manque pas qui l’égalent et même la surpassent.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-02-28 – Voyages Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-28 – La Vie Internationale.

 

Voyages Diplomatiques

 

Le voyage de MacMillan à Moscou a fourni aux quotidiens du monde entier aux abondantes copies. Les illusions toujours démenties par les faits sont tenaces. Le discours de Krouchtchev à Kalinine, au milieu même de la visite du Premier Anglais n’a rien de prometteur. Faut-il s’en inquiéter ? La rigidité de la politique russe est le meilleur garant de l’union occidentale et c’est ce qui importe. Ce n’est pas s’avancer que de croire qu’à Bonn on est plutôt satisfait des propos désobligeants de Krouchtchev.

 

Le But du Voyage

En effet, si les Russes avaient eu en réserve des manœuvres pour diviser les Occidentaux, le voyage de MacMillan était une belle occasion de les développer, car les Anglais sont plus intéressés à sauvegarder leurs positions en Moyen-Orient, en Irak et dans la Péninsule arabique où gît le pétrole, que de hâter la réunification de l’Allemagne dont la concurrence dans l’ordre économique leur donne déjà assez de préoccupation. On craignait à Bonn, et ailleurs aussi, qu’en y mettant le prix, les Russes n’obtiennent  que les Anglais jouent dans la question de Berlin un rôle de médiateur accommodant. Mais Krouchtchev n’abandonne pas la plus petite carte. Aucune surprise là-dessus, donc.

 

Le Dispositif des Etats-Unis

Du côté Américain, malgré ou plutôt à cause de la maladie de Foster Dulles, on ne fait rien pour endormir l’opinion sur la proche échéance berlinoise : au contraire, on la prépare à soutenir, si besoin est, une épreuve de force. Mobilisation partielle, envoi à Berlin même de renforts militaires, tout est débattu en public. La Maison Blanche et le Pentagone considérent que le seul moyen de faire reculer Krouchtchev est de le mettre devant l’alternative : guerre ou paix, dans le respect des accords passés. Le souvenir de Munich 1938 reste très vivant dans les esprits. Une caricature anglaise assez drôle montrait Krouchtchev et Mikoyan dépités devant le bonnet blanc de MacMillan et se disant l’un à l’autre « il n’a pas emmené son parapluie » (allusion à Chamberlain).

 

Les Revers de la Diplomatie Russe

Du reste, le voyage de MacMillan venait à un moment où les diplomates soviétiques ne sont pas de bonne humeur. Ces dernières semaines ont été marquées par une série d’échecs.

En Iran d’abord, où ils ont été joués, tout simplement. Le Gouvernement de Téhéran s’apprêtait à signer avec les Etats-Unis un pacte de défense et d’assistance économique dont les clauses militaires irritaient Moscou. Krouchtchev envoya son meilleur diplomate pour essayer d’empêcher la signature de l’accord : Téhéran le laissa venir et faire ses offres et pour mieux montrer l’intérêt qu’on y prenait, l’accord avec Washington fut suspendu. On fit croire à un renversement de positions. Lorsque les négociations eurent permis de connaître l’étendue des offres soviétiques, Téhéran les déclara inacceptables et signa aussitôt avec les Etats-Unis. Fureur de Krouchtchev ; menaces de « La Pravda » auxquelles le Shah d’Iran répondit avec quelque insolence. On montra à Téhéran que les injures et l’intimidation des Soviets ne faisaient pas peur.

 

Le Jeu Arabe

Excellent exemple donné aux voisins arabes. Ceux-ci, que ce soit Kassem ou Nasser, continuent à jouer au plus fin avec Moscou et jusqu’ici s’en tirent à leur avantage. On parle même d’une proche rencontre avec les deux leaders arabes qu’on croyait ennemis jurés. Ce qui n’empêche pas Nasser de publier une lettre de Krouchtchev l’assurant de l’indéfectible appui de l’U.R.S.S. à la République Arabe unie. L’équilibre sur la corde raide ne fait pas peur à ces Orientaux. Ils s’y plaisent. Et cela se passait en présence même de Tito, l’hérétique, venu à Damas avec Nasser fêter leur alliance, à l’occasion de l’anniversaire de la R.A.U.

En matière de diplomatie orientale on ne fait pas mieux. Les Soviets ne sont pas au bout de leurs peines dans cette partie du monde.

 

L’Affaire des Aviateurs Américains

Mais ce qui a touché au vif les Russes, c’est la publication par les Américains de l’enregistrement sonore du dialogue des aviateurs soviétiques qui abattirent il y a quelques mois au-dessus de l’Arménie russe un avion américain non armé attiré probablement du territoire adverse par des faux signaux. Le document était irréfutable. Les Soviets apprirent, s’ils ne le savaient déjà, que les appareils d’écoute des Américains, en territoire turc, prenaient les conversations les plus secrètes de l’autre côté du rideau de fer. Voir ainsi leurs secrets dérobés, met les Russes hors d’eux. Les Américains, en donnant toute publicité à l’affaire où périrent onze de leurs aviateurs, agissaient sur l’opinion, sensible au plus haut point à tout ce qui atteint les siens. Excellent moyen de préparer le public à résister aux pressions d’un adversaire qui emploie des procédés aussi criminels que cyniques. Cela se passait avant les négociations avec l’Iran. On conçoit que les Russes auraient mis le prix pour que des appareils enregistreurs ne soient pas installés sur les bords de la Caspienne. Les Américains ont voulu également montrer par là qu’ils n’avaient pas besoin de l’écoute de Berlin pour découvrir les mystères de l’Armée rouge. Cette petite guerre, tout comme l’affaire Dombrowski dont nous avons parlé, n’arrange rien. MacMillan a dû s’en convaincre.

 

Les Émeutes du Nyassaland

Nous parlions l’autre jour de ce qui se préparait en Afrique noire orientale. Les événements n’ont pas tardé : révolte au Nyassaland. Ce territoire fait, comme on sait, partie de la nouvelle Fédération Rhodésie-Nyassaland. Mais au Nyassaland très peuplé, les Noirs sont en majorité écrasante. Le Président de la Fédération, Sir Welensky, voudrait, comme les Noirs d’ailleurs, détacher ce territoire de la Fédération et laisser le Nyassaland constituer un Etat noir ou plutôt une réserve comme celle que les Sud-Africains ont constitué au Basutoland. Les deux Rhodésies seraient au contraire, un Etat blanc comme l’Union Sud-Africaine. L’immigration blanche serait favorisée – italienne en particulier – pour équilibrer les rapports de population.

Par ailleurs, les incidents de Brazzaville ont montré ce que pourraient être les rivalités entre tribus dans le cadre de l’indépendance. Les voisins belges n’ont pas manqué d’en tirer argument pour une politique prudente et dilatoire. L’effervescence du Continent Noir n’est pas près de s’apaiser. Les solutions apparemment très diverses qui demeurent possibles ne seront ni faciles à appliquer, ni assurées de stabilité.

Les Anglais réfléchissent. On commence à Londres, après les manœuvres plutôt suspectes menées en Afrique occidentale, à penser que la solidarité occidentale serait aussi nécessaire qu’ailleurs dans cette partie du monde. On ose encore espérer qu’on s’accordera sur une politique commune.

 

Les Difficultés de la C.E.C.A.

Après l’affaire des charbonnages belges, la C.E.C.A. aura à s’occuper d’un autre litige : les prix de l’acier français, déjà compétitifs avant la dévaluation, peuvent concurrencer avantageusement ceux de leurs voisins. Les Allemands s’en plaignent. La France devra-t-elle accepter d’imposer à ses aciéries un droit de sortie ? Par ailleurs, cette fois dans le cadre du Marché commun, les producteurs de textiles allemands réclament un droit protecteur contre la concurrence française et italienne. On commence à voir surgir toutes les difficultés que soulève la coopération entre marchés depuis si longtemps cloisonnés par des barrières douanières. La seule solution si l’on veut persévérer dans la voie du Marché Commun, est celle des ententes entre producteurs, c’est-à-dire des cartels que l’on se proposait précisément de combattre ; sinon, on assistera à une lutte entre les industries nationales qui, par leurs pressions sur les Gouvernants, aggraveront la situation intérieure qui avait au moins l’avantage de limiter les conflits. Souhaitons bonne chance à toutes les autorités aux prises pour trouver le chemin du succès.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1959-02-21 – L’Homme Propose …

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-21 – La Vie internationale.

 

L’Homme Propose …

 

La grave maladie de Foster Dulles a provoqué une même émotion chez les partisans et chez les adversaires de la politique du Secrétaire d’État américain. Ce qui a surpris, ce n’est pas l’hommage à son courage et à son caractère, mais le revirement à son égard de ceux qui n’avaient cessé de le critiquer. Cela témoigne de la solidarité bien plus profonde qu’apparente du Monde Atlantique qui a senti soudain qu’il risquait de perdre son meilleur défenseur qui était pour le moment irremplaçable. Aux Etats-Unis même, on n’a jamais été aussi près d’une politique bipartisane. N’a-t-on pas été même jusqu’à parler d’Adlai Stevenson, le rival démocrate d’Eisenhower, pour succéder à Foster Dulles ? Cela est du meilleur augure.

 

Les deux Allemagnes

Autre fait plutôt inattendu : le chancelier Adenauer lui-même ne s’oppose plus à l’audition des représentants de Pankow dans une conférence sur l’ensemble du problème allemand. Cette reconnaissance de fait de la République « démocratique » sera-t-elle de nature à rendre une telle conférence fructueuse ? Nous demeurons sceptiques, mais cela rendra plus difficile à Krouchtchev de rejeter sur l’Occident la responsabilité d’un échec.

 

Le Ministère Segni

Comme prévu, le Ministère Segni est constitué, et malgré l’opposition du président Gronchi, ce ministère démocrate-chrétien sera tout-à-fait pro-Atlantique puisque M. Pella prend les affaires étrangères, et orienté vers la droite puisqu’il n’aura de majorité qu’appuyé par les Libéraux et les deux Partis monarchistes – qui voteront pour un cabinet républicain et peut-être même les néo-fascistes restés attachés aux méthodes de Mussolini. Il s’agit là d’un revirement de la politique italienne qui ne pouvait faire autrement que de s’agréger au mouvement de libéralisme économique qui prévaut en Europe. C’était aussi le seul moyen d’éviter de nouvelles élections qui n’auraient nullement clarifié la situation, mais au contraire accentué les oppositions.

Pour qui connaît le sens politique très aigu des Italiens, la solution intervenue n’était pas douteuse. Quant à la durée du gouvernement Segni, elle dépend de l’évolution de la situation économique dans le Monde libre.

 

La Situation Économique

A cet égard les pronostics sont difficiles. Alors que les augures aidés de quelques statistiques voyaient une reprise rapide, nous avions ici, au contraire, marqué l’impression que la courbe ascendante s’affaiblissait. Ce qui trompe le moins, c’est le nombre de chômeurs. Il a atteint ces jours.ci un maximum dans plusieurs pays.

Aux Etats-Unis, 4.750.000, en Angleterre un chiffre record de 620.000 (depuis 1949), au Canada record aussi 525.000 pour 16 millions d’habitants ; la situation n’est pas meilleure proportionnellement dans les autres pays, et malgré la proche reprise saisonnière, on ne voit pas d’amélioration en perspective en valeur absolue.

Encore une surprise pour les économistes ; le chômage total ou partiel s’étend, alors que dans l’ensemble la production est étale et même en augmentation légère. Cela peut être lié à cet autre paradoxe, souvent signalé ici : malgré la récession, les salaires continuent d’augmenter, de même que les prix de revient, les employeurs ont tendance à réduire le poste le plus coûteux, c’est-à-dire la main-d’œuvre. A cela s’ajoute l’acuité croissante de la concurrence, parce que l’offre dépasse généralement la demande ; grâce aux investissements de la période de prospérité, la capacité de production s’est accrue plus vite que les besoins solvables. En Europe, de plus, le spectre du Marché Commun a poussé les producteurs à serrer leur prix de revient.

 

La Crise Charbonnière et la C.E.C.A.

Enfin, il y a la crise charbonnière particulièrement aigue en Belgique et en Allemagne. Cette industrie occupe beaucoup de main-d’œuvre, ce qui rend la situation plus dramatique. Le pire c’est qu’elle est insoluble, le déclin du charbon par rapport aux autres sources d’énergie étant inévitable. Ce qui est regrettable, c’est qu’on ne l’ait pas prévue, alors que les signes étaient évidents. La malheureuse C.E.C.A. (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), fondée sur des perspectives d’expansion indéfinie de la production charbonnière et sidérurgique, est dans une passe difficile ; pour dire vrai, elle se survit. Inutile en période de prospérité, elle se montre impuissante en période critique. Normalement, elle devrait disparaître, mais on sait que les institutions ont la vie dure, comme toutes les bureaucraties, même lorsque leur raison d’être cesse d’exister. Cependant, lorsqu’une institution comme la C.E.C.A. a parcouru entièrement un cycle économique, on ne voit pas ce qu’on pourrait en attendre.

 

Le Marché Commun

Pour ce qui est du Marché Commun, les perspectives ne sont pas meilleures. Au début d’une phase d’expansion, il aurait pu se manifester favorablement. Né dans une dépression, même légère, il a peu de chances de devenir réalité. Ces premières statistiques sont d’ailleurs muettes à son égard. En France en particulier, les importations n’ont guère baissé en valeur absolue, malgré la dévaluation et les exportations que cette mesure devait faciliter sont en baisse par rapport au niveau antérieur du franc. A l’extérieur, aucun signe positif non plus. Sans doute, il est bien trop tôt pour juger d’une orientation du commerce européen. On n’en reste pas moins perplexe.

 

Le Planisme

D’une façon générale, il y a lieu, à notre avis, de se défier plus que jamais du planisme économique, dans les pays où le consommateur décide en dernier ressort. Il vaut mieux laisser cela aux Soviets où le consommateur, réduit à la portion congrue, ne compte pas. Lorsqu’on lit l’interview récemment accordée à une publication américaine par M. Jean Monnet, on reste confondu devant le dogmatisme imperturbable de ce technicien, plein de talent d’ailleurs. A vrai dire, on croit que l’avenir lui appartient.

En matière économique pourtant, les surprises n’ont pas manqué ! Elles n’instruisent guère. Ce qui est regrettable, c’est qu’en plaçant systématiquement les fondements de l’unité européenne sur des assises aussi capricieuses, on risque d’en ruiner l’idée et même l’avenir.

 

La Politique Française

Heureusement, la coopération européenne sur le plan politique donne de meilleurs espoirs. Pendant des années, il a été impossible de définir la politique extérieure de la France, flottante selon les hommes et les événements. Elle paraît aujourd’hui fermement tracée, et à notre avis, conformément aux véritables intérêts nationaux : collaboration européenne fortement appuyée sur l’entente franco-allemande ; réconciliation aussi, sans réserve semble-t-il, avec les Etats-Unis. Position parfaitement nette et même rude à l’égard du Kremlin comme en témoigne la réponse française à Moscou sur Berlin. Défiance par contre à l’égard de la politique britannique, ce qui est sans doute le meilleur moyen d’inviter nos voisins d’Outre-Manche à en changer. Ce sera difficile, mais à la longue, si les Anglais y trouvent avantage, il se peut qu’ils se ravisent. Il y a bien le « miracle » de Chypre. Alors, tous les espoirs sont permis.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1959-02-14 – De quelques Options Politiques

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-14 – La Vie Internationale.

 

De quelques Options Politiques

 

La maladie de Foster Dulles, si elle doit être suivie d’une retraite définitive, n’arrangera pas les affaires des Occidentaux. Cet infatigable lutteur était le seul lien inébranlable entre les Alliés incertains. Dans l’état présent de la politique américaine, aucune personnalité n’est apte à le remplacer. Ni M. Herter, malade lui aussi, ni M. Dillon qui a toujours fait figure d’amateur. Il ne resterait en cas de crise grave qu’Eisenhower lui-même pour s’imposer, ou Richard Nixon. Mais celui-ci est si controversé dans son propre pays qu’il n’aurait pas l’autorité nécessaire pour des décisions risquées. Attendons que M. MacMillan, retour de Moscou, nous dise s’il y a vraiment des risques.

 

L’Accord Gréco-Turc sur Chypre

Une heureuse nouvelle, attendue en vain depuis des années : l’accord Gréco-Turc sur Chypre. On sentait, il y a plus d’un an, qu’une solution ne pouvait tarder. Grecs et Turcs avaient trop besoin d’une aide des Etats-Unis, pour ne pas se rendre à la pression que ceux-ci exerçaient sur eux pour qu’ils s’entendent. Nous avons dit ici que nous ne comprenions rien à cette lutte obstinée. Et de fait, la solution que les partenaires ont si laborieusement mise au point, est celle même de bon sens que n’importe quel observateur pouvait formuler. L’indépendance de l’Île, avec des garanties pour la minorité turque, le maintien des bases militaires des britanniques qui n’ont par ailleurs aucun intérêt à conserver sur l’Île entière une domination coûteuse et insupportable aux Chypriotes grecs. Que de sang répandu, de haines exaspérées, pour en arriver à une solution si simple.

Espérons que pour les rapports entre Turcs et Grecs de l’Île, les récentes hostilités n’auront pas laissé de plaies trop vives et que leur collaboration politique dans un même gouvernement ne fera pas un jour rebondir la querelle. Tout cela aurait été évité si l’on avait réglé les choses avant les sanglants épisodes de 1957. Encore ne s’agit-il que de deux communautés de race blanche, de civilisation à peu près égale, habituées à une longue cohabitation.

 

Le Conflit des Races

Au Contraire, le problème le plus aigu qui se pose dans le monde actuel est de régler les rapports dans un même pays entre communautés de race et de couleur différentes et surtout d’un niveau de civilisation inégal – ségrégation, intégration, partnership ou apartheid, quatre solutions possibles également difficiles, en dehors de l’abandon pur et simple. Faisons un tour d’horizon : la ségrégation revêt deux formes : le divorce total comme ce fut le cas entre Arabes et Juifs en Palestine qui aboutit à un état de guerre latente entre l’Etat d’Israël et les Pays Arabes qui ont recueilli les Réfugiés ; aux Etats-Unis où jusque récemment la minorité noire était privée de droits politiques et sociaux. Là, l’intégration est en marche et se fera par étapes comme s’est faite celle des différentes races qui ont peuplé les Etats-Unis. Elle est possible car il s’agit d’agréger une minorité relativement faible à une majorité puissante et organisée. L’intégration par contre est inconcevable s’il s’agit d’incorporer une majorité à une minorité. Si le mot a son sens, il signifie une égalité politique et sociale complète dans un régime démocratique. Alors fatalement, c’est la majorité qui imposera sa loi à la minorité. Sinon, ce ne serait qu’une dictature déguisée sur la minorité avec toutes ses conséquences. Mieux vaudrait alors un partage du pays entre les deux races. Les Sud-Africains, eux, ont opté pour l’ « Apartheid » qui jusqu’ici fonctionne sans drame majeur : une forte minorité blanche, un tiers, assume seule le pouvoir politique, la population noire n’ayant aucune part à l’élaboration des lois et les deux communautés vivant à part avec le minimum de contact, les Blancs se chargeant d’assurer aux Noirs un niveau d’existence de plus en plus élevé grâce au développement économique de l’ensemble. Cette solution suppose une autorité rigoureuse et l’avenir n’est pas garanti.

 

Le Cas des Rhodésies

Chose curieuse, c’est vers une solution du même type que paraissent incliner depuis quelque temps les pays limitrophes, en particulier les deux Rhodésies où existe une forte minorité de colons d’origine britannique, le Mozambique portugais, et la partie orientale du Congo belge qui touche aux Rhodésies, qui se trouvent dans un cas analogue. On sait que les Anglais avaient accordé aux deux Rhodésies, auxquelles se joignait le Nyassaland, le statut de Dominion et l’on avait essayé la formule N° 4, celle de « partnership », c’est-à-dire d’un Gouvernement multiracial dirigeant le pays en commun et si possible en harmonie. On commence à douter que ce genre de compromis soit viable. Le pouvoir demeure en fait aux Blancs et ils se décideront sans doute à le garder tout en assurant aux autres communautés – noirs, indiens, jaunes même – des libertés plus larges qu’en Union Sud-Africaine. Il y aurait ainsi en Afrique noire deux zones, celle où, le Kenya excepté, les Blancs sont en faible minorité et où l’on évolue vers la solution Commonwealth ou Communauté française, c’est-à-dire l’indépendance avec un lien plus ou moins lâche avec l’ancienne puissance colonisatrice, lien qui dépend en définitive des possibilités économiques dont chacun de ces pays dispose, autrement dit, du besoin d’assistance extérieure qu’ils ne peuvent éluder, sous peine de désintégration. Une autre zone au Sud où les Blancs assez nombreux tenteront de maintenir leur autorité par eux-mêmes sans le concours de l’ancienne métropole.

Si nous avons cru bon de faire ce tour de géographie politique, c’est qu’il peut être instructif pour ceux qui, en regardant nos propres problèmes, se payent de mots. Le nombre de solutions possibles est limité. Les autres sont fausses ou inviables.

 

La Crise Italienne

La crise italienne semble toucher à sa fin. Le professeur Segni, homme du centre au sein de la Démocratie Chrétienne, formera un gouvernement dit monocolore, composé de Démocrates-Chrétiens appuyé autant que possible un peu à droite et un peu à gauche, par ce qui reste de partisans du socialisme de M. Saragat dont le Parti vient de se scinder, comme en France, à la suite de la démission du Gouvernement Fanfani. En apparence, cette crise ressemble à toutes les autres qu’ont connues les Sœurs latines. En réalité, elle est beaucoup plus profonde. C’est toute la politique italienne qui est en cause et ses rapports avec l’Occident.

Il y a d’abord une crise des institutions mêmes. Les événements de France ont eu en Italie une répercussion profonde et la démocratie parlementaire qui fonctionne mal au-delà des Alpes, serait en question s’il existait une solution de rechange. Mais ce fut aussi une crise, un conflit même, entre le Président de la République M. Gronchi et le Parlement. Gronchi dont les tendances gauchistes et neutralistes sont bien connues avait tenté d’imposer le retour de Fanfani appuyé comme précédemment sur les socialistes et non seulement ceux de Saragat, mais aussi sur ceux de Nenni, dont la semi-rupture avec les communistes avait préparé une politique de soutien à un gouvernement de centre-gauche. Mais Fanfani et sa politique économique nettement favorable au capitalisme d’Etat contre l’initiative privée, avait rencontré de fortes oppositions dans son propre Parti  et dans les milieux d’affaires et d’Eglise ; Gronchi dut se soumettre et appeler Segni qui espère trouver une majorité. L’enjeu est d’importance car l’Italie risquait de se trouver isolée du courant qui devient peu à peu universel vers une politique d’échanges axée sur la concurrence et l’initiative privée, que ses promoteurs, les Etats-Unis et l’Allemagne fédérale, cherchent à étendre.

La lutte est très vive en Italie entre les deux formes d’économie, celle de l’entreprise publique dirigée par l’Etat et l’industrie indépendante menacée d’étouffement qui connaît des conditions de plus en plus difficiles. Un gouvernement Segni aura pour tâche de maintenir l’équilibre et de renforcer du même coup la coopération européenne et occidentale.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1959-02-07 – Le Jeu des Alliances

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-07 – La Vie Internationale.

 

Le Jeu des Alliances

 

Le voyage inopiné de M. Dulles en Europe témoigne des appréhensions de Washington sur le problème de Berlin. Les commentaires s’égarent en général sur l’appréciation de la question. Elle est pourtant simple.

 

La Négociation sur Berlin

Les Russes sont décédés à fermer cette porte toujours ouverte sur le Monde libre et pour les Alliés, c’est une affaire de prestige de la maintenir ; ce qui n’est pas facile, si l’on entend éviter une épreuve de force. Il n’y a pas et ne peut y avoir là-dessus de divergence entre Alliés. Mais il peut y avoir différentes manières d’essayer d’empêcher les Soviets de réussir un coup de force. L’idée de Dulles, comme de MacMillan, est de les enfermer dans des négociations aussi vastes que possible qui comme toutes les autres n’aboutiront à rien, mais permettront de gagner du temps et de franchir l’échéance fatale du 27 Mai. Cela compte pour les Etats-Unis qui ont à rattraper un sérieux retard dans la préparation des engins intercontinentaux. Quant à M. MacMillan qui organise des élections  qui s’annoncent très serrées, il veut aller à Moscou pour se parer du prestige de médiateur pour la paix et tenter en même temps d’enlever aux Soviets l’initiative diplomatique qu’ils n’ont cessé de conserver depuis la guerre.

Personne ne se fait d’illusion sur les chances de succès. On pense cependant que Krouchtchev n’est pas prêt à faire la guerre pour Berlin et qu’avec un peu d’habileté on pourra s’accorder sur des demi-mesures qui permettront aux deux parties de sauver la face.

 

La Réunification de l’Allemagne

La marge de manœuvre est cependant fort limitée et il est absurde de parler à ce propos de réunification de l’Allemagne ou de neutralisation de l’Europe centrale. Les Russes n’abandonneront jamais l’Allemagne orientale sinon contraints par des événements actuellement hors de toute perspective. Tout le monde le sait. La D.D.R. est maintenant à peu près renflouée. Après avoir coûté fort cher aux Soviets et s’être trouvée au bord de la catastrophe à plusieurs reprises, elle est un élément précieux de l’arsenal économique de Moscou chargée, comme la Tchécoslovaquie, de fournir du matériel aux pays sous-développés que les Soviets veulent maintenir dans leur jeu, ce qui leur évite d’en faire les frais.

Quant aux projets de désengagement chers à M. Kennan, du type plan Rapacki, ce ne sont que biais pour refouler les Américains au-delà du Rhin. Ils ne résistent pas à un examen sérieux. Si les Occidentaux réussissent à maintenir le statu-quo en Allemagne, ce sera pour le moment un fameux résultat.

 

La Chine et l’U.R.S.S.

Dans un article qui a fait sensation, le général Ely fait allusion à la rivalité russo-chinoise qu’aucun discours officiel à Moscou ne peut masquer. Il espère que dans un avenir indéterminé, l’expansion chinoise pourra susciter aux Russes des risques tels qu’ils devront se rapprocher de l’Occident. C’est un espoir que nous avons esquissé nous-mêmes ici. Reconnaissons qu’il est fort vague pour l’heure, Russes et Chinois continuant à entretenir des relations de cordiale inimitié dont on a eu tant de preuves depuis leur alliance.

Le dernier épisode a été certainement le plus sérieux. Il a coûté le pouvoir à Mao Tsé Toung. Krouchtchev n’a pas caché son hostilité aux « Communes du Peuple » et n’entend pas laisser aux Chinois la prépondérance idéologique. Il a suscité à Mao toute sortes de difficultés, y compris des révoltes en Mongolie et au Sin-Kiang. Il a réussi. Mao Tsé Toung avait intrigué avec Molotov quand celui-ci était à Oulan-Bator en Mongolie – les deux hommes comptaient prendre leur revanche en abattant Krouchtchev – ce qui explique les manifestations violentes au XXI° Congrès à Moscou contre le groupe « anti-parti ». L’homme fort de la Chine est Chou en Laï qui l’a emporté au concile de Hankou en Novembre sur son rival, Mao.

Chou est un opportuniste. Il avait d’abord manœuvré contre Krouchtchev qu’il croyait perdu après les révoltes de Pologne et de Hongrie. Il s’était ravisé ensuite et l’on se souvient qu’au cours de son second voyage à Varsovie en 1957, Chou en Laï avait déçu les révisionnistes après les avoir encouragés, en se solidarisant avec Krouchtchev. C’est lui qui vient au Congrès du parti de Moscou, apporter les meilleurs vœux de Mao Tsé Tung et célébrer l’amitié éternelle des deux peuples.

 

La Politique de Krouchtchev

La politique de Krouchtchev à l’égard de la Chine a repris la ligne de Staline, en cela comme en bien d’autres affaires d’ailleurs. Conserver l’alliance chinoise indispensable pour lutter contre les Etats-Unis et empêcher Pékin de faire la paix avec ceux-ci, mais en même temps ne pas permettre à la Chine de sortir tout-à-fait du chaos et de devenir une grande puissance capable de se libérer de la tutelle russe qui lui demeure indispensable en matière économique. En voulant faire un trop grand « pas en avant », Mao a fait une chute. La politique chinoise d’ailleurs fourmille d’intrigues dont la complexité nous dépasse.

 

La Succession de Mao à la Présidence

Un bruit sérieux avait couru récemment : la succession de Mao à la Présidence de la République serait dévolue à Madame Sun-Yat-Sen, la veuve du célèbre révolutionnaire, communiste et chevronnée, et convaincue, mais aussi sœur de Madame Tchang Kaï Chek, la femme du Maréchal de Formose. De là à voir une tentative de réconciliation entre les deux Chines, il n’y avait qu’un pas. Nous nous sommes gardés de le franchir. Il est probable que le projet, s’il fut réellement, n’aura pas de suite. Il aura servi néanmoins à mettre en alerte les Soviets et à faciliter la tâche de Chou en Laï pour obtenir l’appui de Moscou dans sa lutte pour le pouvoir, et aussi une aide économique accrue dont Pékin a le plus urgent besoin.

On peut se demander si une politique plus hardie des Américains au moment de l’affaire de Formose n’aurait pas pu renverser la situation et démolir le fragile édifice du bolchévisme en Chine. Mais à ce moment-là, on s’en souvient, tous les apôtres du désengagement, de Kennan à Lippmann, ne parlaient que de rendre Quemoy et Matsu aux Rouges. On ne voit pas Dulles, quelque envie qu’il en eut, poussant Tchang Kaï Chek à intervenir sur le Continent. Les Russes tiennent la Chine parce que ce vaste pays n’est pas près, malgré les statistiques mirifiques, de sortir du désordre et de la misère. Les Chinois, de leur côté, tiennent la Russie, parce que s’ils passaient de l’autre côté ou même devenaient neutralistes à la manière de l’Inde – ce qui serait le cas si Tchang Kaï Chek se réconciliait avec les communistes – l’U.R.S.S. isolée comme autrefois, et sans allié, ne pèserait plus aussi lourd  en face du Monde libre. Mais pour le moment, la situation est inchangée. Seuls changent les Maîtres du jour.

 

L’U.R.S.S. et Nasser

Le conflit latent entre les Soviets et Nasser a fini par éclater à la tribune même du XXI° Congrès de Moscou. Le Bichachi a dû se rendre compte que le double jeu a des limites quand on n’a pas plus d’atouts en main. Les Ruses n’ont plus intérêt à soutenir ses ambitions et ils sont beaucoup plus occupés à circonvenir le Général Kassem de Bagdad qui, lui, tient les clefs des réservoirs de pétrole.

C’est Bagdad qui est maintenant le centre des intrigues rivales entre l’Occident et l’U.R.S.S. Celle-ci a marqué des points en aidant Kassem à se débarrasser des Nassériens. Les Soviets comptent l’aider aussi à faire tomber la Syrie et à liquider la République Arabe unie. Mais Kassem a besoin des Anglais pour vendre son pétrole et jusqu’ici manœuvre assez bien entre les deux blocs. Il n’a pas la partie facile entre les communistes qui le soutiennent à leur manière et les nationalistes arabes qui cherchent à le renverser. Avec toute l’habileté d’un oriental, il a réussi à cacher son jeu. Ce n’est pas un bavard comme Nasser. Il supprime ses ennemis en silence, tient son armée et sa police bien en mains et envers l’étranger ne coupe les ponts avec personne. Les Anglais qui ont une longue expérience de l’Orient et particulièrement leur ambassadeur à Bagdad, Trevelyan, ne se laisseront pas déborder. Le duel du Moyen-Orient, centré maintenant sur Bagdad, nous réserve bien des surprises. On en a l’habitude.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

 

Criton – 1959-01-24 – D’un Point à l’Autre

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-24 – La Vie Internationale.

 

D’un Point à l’Autre

 

Le Voyage de Mikoyan aux Etats-Unis a fait couler beaucoup d’encre. De conclusions aucune. Le rusé arménien ne s’est pas laissé tromper par certains accueils cordiaux ni troubler par les manifestations hostiles. Il pourra rendre compte à Krouchtchev de son impression sur le mode de vie américain et de l’effort à accomplir pour y faire ressembler le mode soviétique. Il paraît avoir été convaincu de la fermeté de la Maison Blanche dans la querelle de Berlin, ce qui peut amener les Russes à une certaine prudence. Voilà tout ce qu’on en peut dire.

 

Le Budget Américain

Le président Eisenhower a présenté son budget au Congrès qui marque un souci d’équilibre et de ne pas laisser le Dollar perdre davantage de son pouvoir d’achat. L’inflation reste sa préoccupation majeure. Il va se trouver aux prises avec le parti dépensier du Congrès qui comprend aussi bien des Démocrates que des Républicains. Les élections de 1960 préoccupent déjà les candidats.

Dans son rapport économique, le Président des Etats-Unis a souligné la faveur avec laquelle il suit les efforts des pays qui cherchent sur le plan régional à réduire les barrières douanières qui les isolent, étape nécessaire, a-t-il dit, vers un élargissement du commerce international. Notons que, simultanément le Dr Erhard, prenant la parole à l’Assemblée parlementaire des Six à Strasbourg, a dit en parlant du Marché Commun : « Les ponts ont été jetés vers l’extérieur et non pas vers les seuls autres pays européens ; l’Europe unie est une étape vers une communauté mondiale ». On voit par là que la politique américaine et allemande coïncident et que la convertibilité des monnaies plus ou moins large réalisée fin Décembre est beaucoup plus orientée vers une communauté universelle des pays libres que vers un marché fermé, si vaste soit-il.

 

Le Marché Commun

Le problème alors est de conserver au Marché Commun ce qui pourrait encore justifier son existence ; une préférence, si modeste soit-elle, entre les Six partenaires, dont les autres ne pourraient bénéficier. Il faudra trouver dans les mois qui suivent une formule qui satisfasse aux exigences du Traité de Rome sans soulever d’objections sérieuses de la part des autres pays de l’O.E.C.E. Soyons rassurés ; on trouvera une formule. Il y a trop d’intérêts particuliers à sauvegarder.

Reste à savoir si, au bout d’un certain temps, on sera en mesure de prouver par des chiffres qu’il y a quelque chose de modifié dans les échanges entre les Six, de modifié dans tous les sens et d’une façon globale s’entend. Car il est sûr que certains courants seront chargés, ne fut-ce que par suite des nouvelles parités monétaires qui sont peut-être encore susceptibles d’être reconsidérées en cours de route ; l’interprétation des statistiques sera particulièrement délicate et comme souvent, on pourra en tirer des conclusions assez divergentes. Car tout dépend, en définitive, de l’activité économique générale, non seulement de l’Europe des Six, mais du monde extérieur. A cet égard, les pronostics ne sont pas très favorables : l’optimisme est évidemment de rigueur. Mais aux Etats-Unis, la récession à d’abord paru se résoudre en Octobre-Novembre plus vite qu’on ne l’espérait, depuis, au contraire, la courbe s’aplatit et les progrès sont discutés. Dans le reste du monde, la tendance à la stagnation est évidente, le rythme d’expansion est de plus en plus ralenti, même en Allemagne ; les récentes mesures auront-elles un effet stimulant ou le contraire ? Les avis sont partagés. Il n’est pas sûr que l’on ait sur l’ensemble de l’économie mondiale beaucoup de moyens d’action. La technique joue dans une aire limitée, pas sur l’ensemble. Il y a encore beaucoup de mystères autour des rythmes de croissance économique.

 

La Lutte en Argentine

Celui que nous appelions l’héroïque président Frondizi d’Argentine, va-t-il gagner la bataille de sa vie ? Il subit le furieux assaut des Syndicats péronistes et communistes contre sa politique d’austérité, de redressement financier et de collaboration internationale. Ses adversaires ont voulu l’empêcher d’aller à Washington. Il y est en ce moment, parti le jour même où de violents combats se livraient à Buenos-Aires même entre grévistes et police. Les pronostics lui sont favorables, mais le courant à remonter est dur. L’Argentine échappant à la fois à la dictature péroniste et à l’influence de Moscou pour s’appuyer sur les Etats-Unis, qui eut cru un tel événement possible ? Frondizi aura beaucoup à faire pour consolider une telle révolution.

 

Les Événements de Cuba

Nous n’avons pas parlé ici des événements de Cuba qui ont tenu une large place dans l’actualité : la politique aux Antilles, est encore plus indéchiffrable que celle du Proche et Moyen-Orient. Car ce sont toujours des luttes de personnes. Les programmes se volatilisent selon l’humeur des factions. Dans l’affaire de Cuba, il y a bien une révolte des paysans contre l’oppression d’une tyrannie. Mais contre Fidel Castro, le révolutionnaire, il y a plusieurs groupes d’intérêt : les intellectuels, ou ce qui en tient lieu, que Moscou a beaucoup travaillés ; par contre les ouvriers, plutôt privilégiés, n’étaient pas hostiles à Batista. Et puis il y a, et surtout, le sucre. La moitié de la récolte est achetée à un prix supérieur au prix mondial par les Etats-Unis qui pourraient s’en passer s’ils le jugeaient nécessaire, en partie du moins. Le moindre geste de leur part ruinerait l’économie de l’Ile. Quel que soit le maître de Cuba, il faudra bien qu’il s’entende avec Washington.

On touche là un problème fondamental. Les Etats-Unis sont un client de telle envergure que les pays qui reposent sur une production unique – c’est le cas de Cuba – ne peuvent entrer en conflit avec eux. La faiblesse des Soviets, c’est qu’ils ne sauraient être un client de remplacement, ne pouvant ni consommer ni payer en monnaie à circulation universelle ce que ces pays doivent vendre pour vivre. Par la politique d’autarcie qui les rend indépendants du reste du monde, ils limitent en même temps leurs moyens d’action. L’idéologie ne suffit pas, ni l’aide « désintéressée », il faut offrir un échange commercial. M. Mikoyan le sait mieux que personne.

 

En Égypte

Nasser aussi, qui vient de faire la paix avec les Anglais. Sans les Livres bloquées à Londres, le Maître du Caire ne pouvait plus réaliser ses ambitions, même réduites : assurer tant bien que mal un progrès en Egypte et soutenir l’économie syrienne qu’il a prise en charge et qui n’est pas en brillante posture. Réussira-t-il à continuer le double jeu et à toucher des deux mains les cadeaux de l’Ouest et de l’Est ? Dans une certaine mesure sans doute, car il est un excellent jongleur. Mais la récolte sera-t-elle à la mesure de ses besoins ? On en doute de plus en plus. L’Occident en effet, et plus particulièrement les Etats-Unis, ne peuvent se soumettre à ce genre de chantage sans perdre leur crédit auprès de leurs fidèles alliés, sans les inciter ainsi à jouer le même jeu. Sans doute sont-ils obligés de ne pas laisser aux Soviets les mains libres dans les pays neutralistes, mais ils cherchent à tenir l’équilibre qui leur est imposé par les nécessités politiques avec le minimum de frais. L’expérience pour eux a été rude avec Tito et aussi avec Nehru. Mais dans ces deux cas, ils ont réussi, après maints déboires, à imposer un choix que les intéressés n’avoueront jamais, mais auquel en réalité ils se tiennent. Il leur suffit de sauver les apparences et là-dessus on peut leur faire confiance.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-01-17 – Après l’Orage

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-17 – La Vie Internationale.

 

Après l’Orage

 

Nous nous trouvons, une fois de plus dans ces chroniques, dans une situation embarrassante : les faits d’actualité qui s’étalent dans la grande presse, non seulement ne présentent qu’un intérêt secondaire et purement épisodique, mais ils masquent d’autres faits d’une grande importance qui échappent à l’opinion.

 

L’Offensive Diplomatique de l’U.R.S.S.

Tel est le cas aujourd’hui de la grande offensive diplomatique des Soviets autour de Berlin et du problème allemand qui n’est en réalité qu’une réédition de toutes les entreprises antérieures du Kremlin organisées par l’usine de Moscou dont le seul objet est de conserver l’initiative et qui sans doute aussi est dirigée vers l’intérieur pour faire diversion à des rivalités autour de l’actuel pouvoir.

Note sur Berlin donc, proposition d’une Conférence de 27 nations pour rédiger un traité de paix avec les deux Allemagnes, voyage de Mikoïan aux Etats-Unis pour sonder les dirigeants et l’opinion, sans compter les deux Conférences de Genève qui sont périodiquement interrompues et reprises sans autre intention, semble-t-il, que d’occuper les experts et d’en tirer quelques secrets militaires. Tout cela relève du fait divers et du jeu d’échecs.

 

Les Raisons du Kremlin

Par ailleurs, il est assez curieux qu’aucun commentateur depuis le 27 novembre – à notre connaissance du moins – n’ait donné, parmi les multiples hypothèses qu’ils se sont ingéniés à trouver pour expliquer le choix de Berlin par les Russes pour leur offensive, la raison évidente que nous répétons pour mémoire : les Soviets craignent l’Allemagne et elle seule. Les Etats-Unis sont pour eux des « Tigres de papier » à ménager certes, mais au fond inoffensifs, si l’on a soin de ne pas frapper leurs intérêts vitaux. L’Allemagne de Bonn, elle, a réussi, malgré sa défaite, à redevenir la principale puissance européenne. Son économie, magistralement dirigée en a fait après les Etats-Unis le plus grand pays capitaliste, le second banquier du Monde libre. En la menaçant à Berlin, les Russes pensaient pouvoir ébranler son crédit et semer la défiance autour de son avenir : comme nous le pensions, ils n’ont pas obtenu de succès appréciable. Au milieu même de la crise de Berlin, l’Allemagne fédérale a réussi à briser le dernier obstacle à son expansion économique dans le monde. Depuis le 12 janvier, le Mark est devenu, à quelques détails près, une monnaie complètement convertible ; avec le Dollar et le franc Suisse, le Mark a pris rang parmi les monnaies dirigeantes, précédant la Livre Sterling ; créancière de tous côtés, exportatrice de capitaux, l’Allemagne fédérale n’a plus devant elle de rival, pas même les Etats-Unis, dont le Dollar est aujourd’hui une monnaie discutée, à cause de l’inflation  toujours rampante. Inflation que Bonn seule a su éviter complètement.

 

Conséquences de la Révolution Monétaire

Le bond en avant réalisé par le Dr Erhard grâce à la réforme monétaire de fin décembre n’est cependant pas sans revers possibles. Comment vont se comporter les patients après l’opération subie ? Une première surprise déjà, l’accès de faiblesse du Franc Belge.

 

La Belgique et les Événements de Léopoldville

La Belgique en effet, traverse une passe difficile. Il y a d’abord les événements de Léopoldville. Comme il fallait s’y attendre, après l’impulsion donnée aux mouvements africains par l’institution de la Communauté française, le Congo belge n’a pu échapper à la contagion. Or à la différence des territoires français qui sont une charge pour la Métropole, le Congo Belge est une source importante de revenus pour la Belgique : le cuivre, l’uranium, le cobalt, l’or même contribuent à l’équilibre économique de ce petit pays. Une large part de ses capitaux y est investie ; ceux-ci commencent à s’inquiéter et à fuir. Rien de plus craintif que le capital ; la convertibilité du Franc Belge est arrivée à un moment particulièrement inopportun. De plus, la Belgique est un pays essentiellement exportateur et par surcroit – ce qui est dangereux dans ce cas – un pays cher. L’exposition de 1958 n’a pas arrangé les choses ; la surdévaluation du franc français risque de couper du … temporairement, la Belgique …. Ouvrant au …. La porte au courant inverse. … Hollande, loin d’être un …. Est un concurrent de plus … malgré la façade aujourd’hui bien décrépite, du Benelux. Le Franc belge va-t-il être la première victime de l’opération convertibilité ? On le craint sérieusement.

 

La Livre et le Franc

Quant à la Livre Sterling et au Franc français, le scepticisme demeure dans les milieux financiers internationaux. On n’exclut pas la possibilité d’un retour, plus ou moins lointain, à la situation antérieure. Pessimisme exagéré à notre avis, mais qui s’explique aisément par les précédents qui ont laissé sur le compte de ces monnaies de pénibles souvenirs. En politique monétaire, comme dans toute autre, la fermeté et la persévérance dans une ligne bien établie doivent mener au succès. Ce qui serait fatal, ce seraient les compromis et les hésitations. L’opération exécutée, il faut au convalescent un régime rigoureux. C’est à ce prix qu’on évite les rechutes. On a critiqué les modalités de l’intervention, mais maintenant, il faut aller jusqu’au bout, guidé par une main de fer. L’enjeu est trop sérieux.

 

Le Sauvetage Financier de l’Argentine

Les événements financiers européens ne nous ont pas laissé la place de parler d’une autre opération similaire, mais autrement grave, effectuée par l’héroïque président Frondizi en Argentine. La situation du pays était désespérée. Le bistouri a fait son œuvre. Qu’on en juge : le Peso dévalué de 18 à 64 pour un Dollar, les tarifs de transports et d’éclairage augmentés de 200 à 300 pour cent ; les salaires réduits ; les traitements des fonctionnaires aussi ; leur nombre ramené à moins de la moitié ; les importations bloquées au strict minimum. Enfin, la porte ouverte à deux battants au capital étranger, malgré l’opposition farouche du nationalisme argentin.

Les Etats-Unis, fait sans précédent dans l’histoire des relations interaméricaines, ont avancé 329 millions de dollars d’un seul coup pour le sauvetage de l’Argentine. Toute l’histoire du pays repart dans des conditions diamétralement opposées aux tendances antérieures du péronisme et des juntes militaires qui lui ont succédé. L’opération menée d’ailleurs avec un large concours international, celui de l’Allemagne et de la France en particulier, doit réussir avec le temps. Les moyens employés sont d’envergure pour un pays relativement petit par le nombre d’habitants et la surface économique, sinon territoriale. Cela de plus constitue un précédent qui aura des répercussions étendues dans toute l’Amérique latine.

Pour mesurer l’importance de l’événement, il suffit de se rappeler ce qu’était l’état d’esprit des dictateurs sud-américains, il y a quelques six ans quand régnaient Perón, Vargas et Ibanez. Le président Kubitschek du Brésil est attendu ces jours-ci à Washington !  Avec la chute de Batista à Cuba, l’ère des dictatures militaires en Amérique latine paraît devoir se clore rapidement. Evolution vers une forme de démocratie autoritaire et nationaliste sans doute, mais qui sera amenée par la force des choses à une coopération plus étroite avec l’Occident ; en particulier une coopération financière qui ne sera plus l’exploitation antérieure de ces pays par quelques groupes étrangers appuyés sur la corruption, mais une coopération entre Etats jeunes et leurs aînés industrialisés et riches de capitaux.

Si l’on veut comprendre en profondeur l’évolution du monde actuel, il faut tenir compte des deux traits dominants qui sont masqués le plus souvent par les épisodes quotidiens. Le très rapide retour en puissance du capitalisme international d’une part, et le développement non moins rapide, et en apparence opposé au mouvement précédent, des particularismes nationaux. Cela peut plaire ou déplaire, mais les faits sont là. Il faut les reconnaître et s’adapter.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1959-01-10 – Le Sens de l’Évolution

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-10 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de l’Évolution

 

Les Conséquences de la Réforme Monétaire Européenne

Dans une interview au « Münchner Merkur », le Docteur Erhard expose les conséquences de la réforme monétaire en termes qui éclairent nos précédents commentaires :

« Dorénavant, dit-il, il n’y aura plus de faux prix. Aucun pays ne pourra vivre au-dessus de ce que sa productivité lui permettra de gagner. S’il essaie de le faire, des troubles se déclareront au niveau de ses prix et ce pays sera le premier à en pâtir », et de conclure en s’adressant à la France : « Si la France ne voulait ou ne pouvait pas faire certaines choses, il n’y aurait rien à faire ; il fallait que le convoi tout entier réglât sa vitesse sur le navire le plus lent. Maintenant, ce sera le contraire ».

Entendez par là que tous devront se régler sur les plus rapides, c’est-à-dire l’Allemagne fédérale ; on ne saurait plus franchement expliquer les raisons et le but de l’opération du 27 décembre.

 

Un Tournant de la Politique Économique des Etats-Unis

Ce que l’on n’a remarqué nulle part au sujet de la réforme monétaire européenne, c’est le changement qu’elle implique dans l’orientation de la politique économique des Etats-Unis comme de l’Allemagne, qui l’ont inspirée. Les Etats-Unis avaient jusqu’ici cherché à favoriser la constitution d’ensembles économiques régionaux susceptibles de créer une solidarité particulière entre groupes d’Etats : Europe continentale, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est. Solidarité économique, politique et militaire aussi qui devait favoriser les desseins américains dans la lutte contre le communisme.

On se rappelle les éclats de M. Dulles et sa menace de « révision déchirante » lors de l’échec de la C.E.D. en 1955, l’aide et faveur témoignées à la constitution de la C.E.C.A. et plus récemment du Marché Commun ; la « Doctrine Eisenhower » pour les Proche et Moyen-Orient allait dans le même sens, l’échec de cette dernière suivi du débarquement au Liban ont marqué le tournant de la politique des Américains. Ils ont compris que tout groupement d’Etats, outre les difficultés auxquelles il se heurtait risquait de créer plus d’antagonismes et élever plus de barrières au commerce international qu’il n’en supprimait. Dès lors, aux ententes régionales, il convenait de substituer une solidarité à l’échelle mondiale du Monde libre s’entend, sans discrimination ni préférence. Ils se sont ralliés, en fait, au point de vue britannique qui était aussi celui des Allemands. La solidarité internationale devait se substituer à la solidarité régionale. La même attitude est d’ailleurs évidente à l’égard des pays latino-américains qui avaient, à un certain moment, esquissé un projet de Marché commun : Argentine, Chili, Brésil. Il n’en est plus question.

 

Les Conséquences de cette Évolution

Il nous est impossible d’expliquer ici les multiples raisons qui ont déterminé cette évolution. Ce qui importe, c’est d’en mesurer les conséquences. En réalité, les Américains ont conclu d’après les tendances du monde actuel qu’il était imprudent de lutter contre la poussée des nationalismes qui, loin de s’atténuer, se développent partout et sur tous les continents. Devant cette évidence, il était plus sage de mettre les nationalismes en concurrence et de les obliger ainsi à composer entre eux dans leur propre intérêt comme dans l’intérêt général. On pourrait aboutir ainsi à transformer ces nationalismes explosifs en « personnalités » pour employer un terme à la mode. Chaque pays se développant selon ses aptitudes propres serait toutefois contraint de limiter ses ambitions sous la pression générale des autres collectivités ; la mesure, en somme, serait imposée par l’impossibilité de se soustraire sous peine de dépérissement aux règles sévères de la concurrence et des échanges libres. Ce qui serait, au fond, revenir à un ordre de choses qui, « mutatis mutandis » ressemblerait à l’ordre international, économique et politique d’avant 1914.

 

Révisions des Objectifs

Quand les observateurs, probablement dans quelques mois, auront compris le sens des événements de la fin de 1958, beaucoup d’idées, et même d’idéaux devront être révisés. Tous les efforts entrepris depuis dix ans, et encore maintenant, pour constituer des ensembles politico-économiques en Europe comme en Afrique, vont se heurter à cette conception nouvelle ou plutôt ancienne, de nations contraintes de coopérer par leurs propres moyens et sans discrimination. Ce qui ne veut pas dire que ces efforts ont été vains et qu’ils ne doivent pas être poursuivis, mais dans un autre esprit et vers un autre but. Coopérer avec tous, et, comme le dit Erhard, s’aligner sur le plus dynamique, sous peine de sanctions matérielles immédiates.

 

Le Déclin du Collectivisme

Les événements de ces derniers jours nous ont empêchés de présenter une revue des faits importants de l’année écoulée. Ils sont nombreux. Le plus significatif est, malgré l’apparence, le recul plus marqué que précédemment de l’idéologie communiste dans le monde. Les exploits scientifiques des engins interplanétaires parlent beaucoup à l’imagination mais n’ont au fond qu’un intérêt limité. La conquête de l’espace n’est en réalité que la conquête du vide.

Les deux rivaux, U.R.S.S. et U.S.A. mettent en œuvre des canons de plus en plus précis et puissants. C’est, si l’on veut, le développement normal qui se poursuit, depuis la « grosse Bertha » de 1918, qui bombardait Paris et les V2 qui tiraient sur Londres. Le reste n’est que prétexte à propagande. Ne nous laissons pas abuser.

 

Les Événements de Chine

Revenons à ce qui se passe en Chine présentement pour renverser une fois de plus notre jugement. La grande expérience des « Communes du Peuple » est en train d’échouer. On nous apprend aujourd’hui que le rationnement alimentaire instauré à Pékin en 1954 vient d’être renforcé. Jamais depuis lors, la quantité de farine allouée aux habitants n’avait été aussi faible. Elle est réduite à 20% au lieu de 34% du contingent de la nourriture de base. Ce qui en dit long sur la prétention du Gouvernement de Pékin d’avoir doublé en 1958 la production des céréales en Chine ! Nos lecteurs se souviennent peut-être de notre scepticisme fondé sur la seule expérience et le bon sens. Depuis, sur la foi de documents sérieux et le témoignage de voyageurs, nous avions cru équitable de réviser notre appréciation. Il n’y a malheureusement rien de plus dangereux que de se fier aux témoignages, même oculaires. On en arrive à se demander si l’on n’est pas mieux informé de la situation d’un pays en l’observant de l’extérieur qu’en y allant soi-même, si paradoxal que cela semble. En tous cas, l’affaire chinoise est un exemple à méditer.

 

Nature Humaine et Collectivisme

Mais ce n’est qu’une parenthèse. Nous voulions dire que le communisme, malgré les fusées de l’U.R.S.S. et la conviction de M. Krouchtchev, est en déclin, déclin que nous avons suivi ici depuis longtemps. Cela tient au fond à des raisons supérieures et même philosophiques, puisqu’il s’agit d’un conflit entre l’idéologie et les faits. La Nature, disons l’Evolution de la vie qui a trouvé dans l’homme sa réalisation la plus poussée, a produit à travers les âges des organismes de plus en plus complexes et différenciés. Les caractères de l’individualité se sont trouvés de plus en plus marqués. Plus on progresse, plus chaque être se distingue de ses semblables, plus il prend conscience de sa personnalité. Il en est ainsi des hommes comme des peuples. Le communisme au contraire poussé par sa volonté de puissance a cherché à confondre les individus, à les identifier dans une masse. « Les Communes du Peuple » en Chine sous l’expression achevée, la caricature sinistre de ce dessein. C’est là faire violence à l’ordre naturel. Mais on ne peut rien contre l’Ordre naturel et la poussée qui l’anime. Cette forme de collectivisme ne peut triompher, même si elle devait s’imposer temporairement par la force. Il se pourrait que la disgrâce de Mao Tsé Tung marque le tournant de cette résistance. Cette révolte de la nature et de la dignité humaine est la plus grande espérance de l’heure présente.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1959-01-03 – Sur la Table d’Opération

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-03 – La Vie Internationale.

 

Sur la Table d’Opération

 

Révolution Monétaire

Comment parler d’autre chose que de la grande révolution monétaire qui vient de secouer l’Europe ? Tâche difficile parce qu’elle est essentiellement technique, et aussi parce qu’il y a loin entre la réalité et les commentaires plus ou moins officiels qui l’accompagnent. Il y a d’abord l’aspect français du problème, l’opération chirurgicale du Franc et ses conséquences, mais qui n’est qu’un aspect d’une transformation plus vaste. En effet, ces mesures ne sont pas, comme on voudrait le faire croire, l’aboutissement d’un choix délibéré, c’est exactement le contraire. Elles ont été inspirées par la situation dramatique des finances françaises et par les conditions posées par le seul pays en mesure de nous tirer d’affaire ou plutôt le seul disposé à le faire : l’Allemagne fédérale. On peut même préciser : c’est le Docteur Ludwig Erhard qui, avec l’approbation des Etats-Unis et de la Banque mondiale, a obligé non seulement la France, mais l’Angleterre et tous les autres pays européens à rendre leurs monnaies partiellement convertibles et du même coup à ouvrir les écluses aux courants d’échanges du commerce international. En effet, c’est l’Allemagne et les Etats-Unis qui ont un intérêt majeur à briser toutes les restrictions et les barrières mises jusqu’ici à ces échanges. C’est grâce à la crise française que l’on a pu d’un seul coup faire sauter tous les verrous, en principe tout au moins.

 

Le Régime Français

Le régime français nouveau a ceci d’original qu’il est caractérisé par une surdévaluation du franc. Jusqu’ici en effet, les dévaluations monétaires ne faisaient que sanctionner le cours libre des échanges. Nous en sommes en France à la douzième opération du genre, et il en a été de même ailleurs, ce qui jusqu’à ces derniers jours donnait au Franc une parité économique d’environ 460 pour un dollar. On l’a mis à 493,70, c’est-à-dire au-dessous de son pouvoir d’achat, ce qui permet de le défendre sans peine pour la durée plus ou moins longue où les prix n’auront pas rattrapé la parité nouvelle. Cela équivaut, en somme, à une prolongation du protectionnisme douanier, ce qui facilitera notre adaptation future au régime de libéralisation des échanges.

 

Le Franc Lourd. Le Précédent Grec

En plus de cette opération, on a choisi le « franc lourd », c’est-à-dire la suppression de deux zéros à la devise. Cette nouvelle réforme est analogue à celle qui a été adoptée en Grèce il y a trois ans. La Drachme, comme le Franc, était en pleine débâcle. On l’a amputée et stabilisée et malgré les difficultés économiques du pays et grâce à l’aide étrangère – Etats-Unis, Allemagne, – le change grec s’est maintenu. Comme en France, la mesure s’est accompagnée d’une libéralisation des échanges presque totale. Résultat satisfaisant à certains égards : expansion économique, apport croissant de capitaux étrangers, mais moins agréables pour les autochtones car la Grèce est devenue le pays le plus cher d’Europe et le niveau de vie en conséquence y demeure très bas. Malgré le développement de l’activité, le chômage est important parce que les prix intérieurs très élevés permettent aux marchandises étrangères de pénétrer largement : la santé monétaire se paye.

Il y a lieu de penser que ce qui s’est passé en Grèce se reproduira en France, si tout va bien, ce qui est affaire d’autorité. Discipline, travail, austérité sont la condition du succès. Si l’opération imposée aux Allemands en 1948 et aux Grecs en 1955, ont réussi, c’est grâce à cela. Car toute réforme, quelle qu’elle soit, ne peut aboutir que par le seul capital réel : le travail, et cela que le régime soit capitaliste ou collectiviste. Le plus dur reste à faire en France, car il va s’agir maintenant d’imposer un régime de travail qui va à l’encontre de toutes les facilités et les relâchements de ces dernières années. L’économie libérale est rude, la concurrence sévère et nos voisins ne ménagent pas leur peine. Si le rythme actuel du travail ne se modifie pas avec les charges énormes que nous avons assumées, l’échec est certain. Pas d’illusion possible là-dessus.

Il est hors de doute qu’il y a seulement quelques semaines, ni la France, ni l’Angleterre n’avaient l’intention d’en arriver là. Mais dès le début de novembre, la tendance favorable au retour des capitaux en France s’était renversée. On savait qu’une opération monétaire était inévitable, parce que nous ne pouvions pas supporter la réduction de 10% des droits de douane prévue pour le premier janvier. D’où une fuite accélérée des capitaux qu’aucun contrôle des changes n’est en mesure d’arrêter. Les réserves allaient s’épuiser et le spectre de la banqueroute, sous la forme moderne d’arrêt des importations et du chômage était de nouveau dressé, ce qui pour les débuts du nouveau régime français était angoissant. D’autant plus que nous avions déjà contracté, sous l’ancien régime, de lourdes dettes en dollars. Les Américains ne voulaient plus rien entendre.

 

Le Voyage du Dr. Erhard

C’est alors que le Dr Erhard est allé à Londres pour soumettre son plan aux Anglais qui luttaient à ce moment pour torpiller le Marché Commun et imposer la zone de libre-échange. Pour sortir de l’impasse, un seul moyen, la convertibilité externe générale des monnaies européennes. Les Anglais firent la grimace, la convertibilité pour eux était prématurée. Mais Erhard leur fit comprendre qu’ils n’avaient pas le choix. Toutes les monnaies du Continent seraient convertibles à fin décembre, même si l’Angleterre ne suivait pas. Les Anglais durent s’incliner. Ils ne pouvaient pas rester à l’écart. Erhard avait atteint l’objectif qu’il caressait depuis longtemps : obliger les Anglais à la convertibilité pour pouvoir en même temps rendre convertible le Mark qui l’était déjà pratiquement, et ouvrir ainsi toutes grandes les portes de l’extérieur à l’expansion commerciale de l’Allemagne fédérale. Du même coup, le Marché Commun, auquel Erhard avait toujours été hostile, n’était plus qu’un organisme de façade ; les objections anglaises tombaient puisqu’au lieu de Marché Commun, on aboutissait à une libéralisation uniforme des échanges, sans préférence ni discrimination pratique. Erhard était fort de l’appui très puissant de la Suisse, de l’approbation des Etats-Unis et aussi grâce au un milliard 94 millions de dollars accumulés par l’Allemagne à l’Union Européenne des paiements.

Du même coup, cet organisme disparaît. Tout le monde devra régler ses dettes ; la France 600 millions de dollars. L’Angleterre 350. Un banquier : l’Allemagne qui facilitera les choses, en contre-partie, appui sans réserve des Anglais et des Français à la résistance aux Soviets sur la question de Berlin. Coup de maître du grand organisateur du « miracle  allemand » et futur chancelier probable. Ajoutons pour être complet que l’opération avait reçu l’approbation des plus puissants milieux d’affaires Français et Allemands dont la coopération a été très poussée au cours des derniers mois.

 

Conclusion

Que conclure ? Un gros risque pour la France, une belle chance aussi ; un risque pour l’Allemagne qui engage le plus clair de ses crédits disponibles à notre service. Un certain risque pour les Anglais dont la Livre n’est pas encore très affermie. Mais aussi, dissipation de tout danger de guerre économique en Europe à laquelle Suisses, Anglais et Scandinaves s’étaient déjà préparés. Une large fenêtre ouverte pour l’expansion du commerce international, et en définitive, un résultat de première importance pour le développement du capitalisme international aujourd’hui en pleine expansion et dont le Dr Erhard a été le pionnier européen. Malgré les prédictions des marxistes, le système capitaliste rajeuni, modernisé, connaît ses plus beaux jours du XX° siècle. Il trouve dans les réformes d’hier un élan nouveau, bourses en hausse, investissements accrus, solidarité obligatoire des différentes économies du Monde libre. Les socialistes de tous pays ne s’y sont pas trompés, Gaitskell en Angleterre, Ollenhauer en Allemagne, les dissidents en France et aussi les autres, Nenni en Italie. Tous en accord cette fois, les communistes font éclater leur hostilité et leurs menaces.

Personnellement, nous ne cacherons pas certaines réserves. Il est fort possible que les opérations de fin décembre 1958 soient un coup de maître et en tous cas tout valait mieux que le désordre antérieur, aussi bien sur le plan français qu’européen. Mais par tempérament, nous préférons la médecine à la chirurgie ; l’opération réussit presque toujours, mais le patient meurt parfois des suites. Et dans le cas présent, il y avait de bons remèdes à appliquer progressivement. Enfin, le Rubicon est franchi, l’espoir est large et appuyé de raisons solides. Ne lui refusons pas notre crédit. Bonne année.

 

                                                                                            CRITON