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Le Courrier d’Aix – 1959-03-07 – La Vie Internationale.
De Quelques Contradictions
MacMillan a achevé son voyage en U.R.S.S. Il a subi avec le flegme britannique les incongruités de M. Krouchtchev. Il a dit aux Russes des choses qui les ont vivement intéressés sans heurter leur orgueil national. Sa popularité en Angleterre s’en accrue. C’était l’essentiel. Le reste ne mérite guère de commentaire. On aura une nouvelle conférence-marathon qui prendra la suite de celle de Genève, qui, parait-il, dure encore. Ce sera la Nième. Nous en avons perdu le compte. Plaignons les Ministres des Affaires étrangères qui vont s’offrir ces séances interminables. On peut dire, au reste, à M. Krouchtchev, que la diplomatie soviétique ne sort pas grandie de cette épreuve dans l’opinion du Monde libre.
La Résistance Occidentale aux Menaces sur Berlin
Il a dû néanmoins sentir que la résolution des Occidentaux devant la menace sur Berlin n’était pas de pure forme. Aux Etats-Unis, en particulier, il est assuré qu’on ne cèdera à aucun chantage, pas même à la force, si les Soviets l’emploient. Ceux-ci y réfléchiront ; cela n’irait pas sans risque pour eux. L’empire russe ne survivrait pas à une guerre nucléaire, car il faut maintenant compter avec la Chine. Un ministre de Pékin, Lo Gin Ching ( ?), ne déclarait-il pas que les Chinois sont le seul peuple qu’une guerre nucléaire n’effraye pas « Quand 300 millions de Chinois périraient, il en resterait plus qu’il n’y a d’Américains aux U.S.A. (et de Russes en U.R.S.S.). Les radiations une fois dispersées, il y en aurait assez pour peupler les pays que la guerre aurait dévastés. Si paradoxal que cela semble, cette menace chinoise est une garantie de paix non négligeable.
Le Précédent de la Guerre de Corée
C’est aussi dans un autre ordre d’idées une garantie de la résolution américaine de faire face : l’événement déterminant de l’histoire contemporaine a été l’abandon par les Etats-Unis de la guerre de Corée quand les Chinois sont entrés en lice et ont infligé un échec à Mac Arthur près du Yalu.
Tous les voyageurs qui ont visité la Chine depuis ont parlé de l’immense retentissement de ce qui fut considéré comme une victoire chinoise sur les Américains. Tous les événements qui ont suivi ; Dien-Bien-Phu et la défaite d’Indochine, les révoltes d’Afrique du Nord, l’arrogance et l’ambition de Nasser, jusqu’aux bouleversements actuels de l’Afrique Noire sont la conséquence plus ou moins directe de la défaite morale des U.S.A. en Corée. Les Américains n’en parlent jamais, mais ils y pensent toujours. Les récentes interventions de M. Dean Acheson, l’ex-secrétaire d’Etat du Président Truman pour une politique ferme à Berlin, sont l’aveu de ce passé malheureux. Si l’on avait suivi les Lippmann et autres, l’affaire de Formose aurait tourné comme celle de Corée ; le prestige américain aurait définitivement sombré. Quels que soient les risques, pense aujourd’hui presque toute l’opinion américaine, un nouveau recul serait fatal. Ces risques d’ailleurs, à notre avis, sont exagérés. Krouchtchev au moment opportun, n’aura aucune peine à sauver la paix, et, ce qui est mieux, on lui en saura gré. L’avantage qu’a la diplomatie soviétique est de ne pas s’embarrasser de contradictions. Cela la dispense d’être obligée de sauver la face.
Les Entretiens Adenauer-De Gaulle
On s’intéresse avec raison aux entretiens Adenauer-De Gaulle. Les vues qui sont échangées en politique internationale n’ont pas grande importance car, ni la France, ni l’Allemagne fédérale ne peuvent grand-chose sur le cours des événements. En politique économique, par contre, l’harmonie entre les deux pays est primordiale. On dit, non sans raison, que la France souhaitait que le Dr Erhard soit éliminé de la direction de l’économie allemande. D’où la petite comédie qui s’est jouée à Bonn à laquelle le vieux Chancelier s’est prêté. Car il voit en Erhard un successeur inévitable qu’il ne prise guère. On a donc offert à Erhard la Présidence de la République vacante au départ prochain du Dr Heuss que la constitution empêche d’être réélu. On avait d’abord désigné le Dr Kron, puis sans doute prié celui-ci de refuser, ce qui fut fait. Erhard sollicité, n’a rien dit d’abord. Il a laissé les milieux d’affaires et une grande partie de l’opinion protester contre cette honorable mise à la retraite, et il a refusé. Entre temps, il avait fait un discours assez vif en faveur de la zone de libre-échange, ce qui ne plait guère à Paris.
On sait – nous l’avons exposé ici – le rôle joué par le promoteur du « miracle allemand » dans les pourparlers qui ont abouti aux événements financiers du 27 décembre. Il ne veut pas s’arrêter en si bonne voie. Il compte étendre le Marché Commun à l’ensemble du Monde libre pour le plus grand profit de l’industrie allemande qui ne craint pas la concurrence, dans son ensemble du moins. Nous allons assister dans les prochains mois à une nouvelle offensive de Londres pour l’extension des avantages du Marché Commun au reste de l’Europe et sans doute au-delà aux 37 pays du G.A.T.T. L’atittude allemande sera décisive. On comprend ainsi l’importance des entretiens de Marly.
Le Protectionnisme Américain
Mais il y a aussi les Américains, membres du G.A.T.T. qui s’en préoccupent. Le président Eisenhower a fait ces jours-ci une déclaration très remarquée ; les prix de revient trop élevés de l’industrie américaine la mettent en mauvaise posture devant la concurrence internationale. Un petit fait illustre ce propos ; dans une adjudication pour la fourniture de turbines électriques aux U.S.A., la grande firme américaine, la General Electric, demandait 14 millions de dollars ; la firme suisse (qui n’est pas un pays bon marché) Brown Boveri n’en demandait que 9 et la General Electric de requérir des droits protecteurs contre l’importation de gros matériel électrique aux U.S.A. Cela n’est qu’un épisode après d’autres similaires.
Les gouvernants américains sont pressés par les industriels de les défendre contre le pétrole étranger, ce qui vient d’être décidé. Il en était de même pour le zinc et le plomb récemment. Or, les Etats-Unis savent que s’ils se laissent entraîner plus avant dans le protectionnisme, tous les plans qui ont pour objet l’abaissement des barrières douanières et l’extension du commerce international sont voués à l’échec. Tout le monde prendra prétexte du protectionnisme américain pour conserver ses tarifs douaniers. L’histoire n’est pas nouvelle, mais elle prend un tour aigu. Les salaires aux Etats-Unis sont trop élevés par rapport aux niveaux extérieurs. Ni le volume de la production, ni la perfection technique ne peuvent compenser ce handicap. Le président Eisenhower a sonné l’alarme : la progression constante du niveau de vie américain, de deux à trois fois plus élevé qu’en Europe, la dépréciation régulière du Dollar qui en est la conséquence, sont un obstacle à la coopération internationale. Les Syndicats accepteront-ils un coup de frein ? Les préoccupations électorales empêchent toute décision modératrice. Et comme d’autre part le seul remède naturel ne peut être qu’une récession qu’on veut éviter à tout prix, le problème est insoluble.
Les Investissements Américains à l’Étranger
Il y a cependant un détour et c’est ce que proposent certains milieux industriels. N’étant pas compétitifs chez nous, que le Gouvernement facilite notre installation à l’étranger, dans les pays industrialisés d’Europe, en particulier ; nous y apporterons notre capital et nos techniques ; pour cela, il suffit que nos filiales soient dispensées de payer les impôts américains sur leurs bénéfices et reçoivent des avantages fiscaux et garanties de nature diverse. Cela aurait l’avantage de rendre en partie superflue l’aide américaine à l’étranger souvent inopérante que le contribuable paie de mauvais gré, et coûterait beaucoup moins cher. De plus, cela renforcerait la puissance du Monde libre en face de la compétition économique des Soviets. Ces arguments et d’autres ont du poids, et il est probable que le Gouvernement Eisenhower acceptera certaines des facilités demandées. Mais cela ne résoudra pas la question du protectionnisme américain qui est l’obstacle le plus sérieux pour la réalisation de leur politique économique internationale, pour leur politique tout court également. C’est là une des contradictions du système capitaliste, et non la moindre. Il est vrai que le système dit socialiste n’en manque pas qui l’égalent et même la surpassent.
CRITON